Malgré les sanctions, Abu Dhabi « deale » avec Damas depuis plusieurs années

OPINION. Les Emirats arabes unis ont maintenu les liens avec la Syrie malgré les sanctions occidentales. Ils s'intéressent notamment au pactole que représente la reconstruction du pays dévasté par la guerre, et comptent bien s'octroyer une part conséquente. Par Sébastien Boussois, chercheur spécialiste du Moyen-Orient au CECID (Université Libre de Bruxelles) et l'OMAN (UQAM Montréal).
Le président syrien Bachar el-Assad rencontre Mohamed Ben Zayed, prince héritier et ministre de la Défense d'Abu Dhabi (Emirats Arabes Unis), à Abu Dhabi, le 18 mars 2022.
Le président syrien Bachar el-Assad rencontre Mohamed Ben Zayed, prince héritier et ministre de la Défense d'Abu Dhabi (Emirats Arabes Unis), à Abu Dhabi, le 18 mars 2022. (Crédits : Reuters)

Tout comme il faut savoir finir une guerre, il faut savoir renouer avec ses ennemis. C'est une des leçons géopolitiques, comme souvent les Emirats arabes unis (EAU) nous en donnent, du rapprochement entre Mohamed Ben Zayed (MBZ), prince héritier, et de l'indéboulonnable président syrien Bachar Al Assad. Peut-être aussi la preuve que toutes ces histoires de sanctions ne servent à rien. Les Emirats ont l'habitude des infréquentables et des personnages troubles, de la présence de Mohamed Dahlan à Pervez Musharraf sur le sol, comme de l'ancienne élite afghane corrompue partie avec l'argent de la reconstruction de l'Afghanistan.

Une main tendue et généreuse

Et dans un contexte de guerre ouverte de la Russie en Ukraine, d'isolement croissant des partenaires politiques de Moscou, ils viennent d'ajouter un autre trophée à leur agenda : Bachar al Assad, qui n'avait déjà pas beaucoup d'amis, sait qu'il peut plus que jamais compter sur la main tendue et généreuse des Emirats.

Le rapprochement entre Abu Dhabi et Damas, une histoire longue d'au moins plusieurs années, pourrait paraître de prime abord contradictoire avec les accords d'Abraham et l'amitié affectueuse qu'elle a développé depuis avec Tel Aviv (et beaucoup de milliards de dollars), mais il n'en est rien. Doit-on rappeler qu'Israël a toujours préféré avoir comme ennemis à ses frontières de bons dictateurs stables, plutôt que des pays en voie de démocratisation comme ce fut le cas en Egypte et comme ça aurait pu l'être en Syrie, avec tous les risque que cela comporte ? La parenthèse des « printemps arabes » est pour le moment bien refermée et Israël ne peut que s'en réjouir. Alors, on peut bien laisser passer çà à son nouvel allié émirati, surtout si des tensions venaient à survenir : la médiation d'Abu Dhabi sera toujours la bienvenue.

Il est bien loin le temps où les Emirats armaient les opposants à Bachar al Assad en 2011. Sa visite récente aux EAU, pour le sortir de son isolement, et pendant que Vladimir Poutine est fort occupé sur le front ukrainien, est le dernier épisode de la longue entreprise d'amadouement émiratie à l'égard de Damas. MBZ a vu dans un pays détruit comme la Syrie l'opportunité en or de la reconstruction. A la mode américaine quelque part.

 Les délégations économiques se succèdent à Damas

En effet, d'une position relativement ambiguë, où les EAU soutenaient clairement l'opposition au dictateur syrien pendant les « printemps », Abu Dhabi maintenait tout de même des relations avec Damas. La guerre au Yémen a fait progressivement se retirer les EAU du terrain syrien avant de s'y réengager agressivement, économiquement, et sans grande humanité, depuis la fin de la guerre et excité par le champ des possibles économiques. Business is business.

Déjà en 2012, les hommes d'affaires émiratis étaient à l'affût. Dix ans plus tard, les délégations économiques émiraties se succèdent en Syrie malgré les sanctions toujours existantes, car il faut reconstruire et vite. Décidément, tout roule pour Mohamed Ben Zayed au royaume de Bachar ! C'est ainsi, que les EAU continuent à étendre leur soft power, en dehors de toute considération éthique et humaine, pour faire partie avec la Russie des « généreux » contributeurs à la résurrection de ce pays détruit pendant sept ans, celui d'un dictateur qui a tué des centaines de milliers de personnes dans son pays. Mais face à l'opprobre général, les businessmen devaient jusque-là au moins se faire discrets. Si le drapeau émirati se fait de plus en plus présent à Damas, les 38 hommes d'affaires présents à la Foire Internationale de Damas en 2019 avaient soigneusement évité les médias. A l'époque, l'ambassade américaine avait été claire : « Il est inacceptable et inapproprié pour les hommes d'affaires, les particuliers et les chambres de commerce hors de Syrie d'y participer». Selon Washington, Abu Dhabi aurait donc dû être passible de sanctions internationales. Pourtant, rien n'est arrivé. Bien au contraire, jamais les perspectives économiques n'ont été là-bas aussi florissantes pour Mohamed Ben Zayed. Quid donc de ces fameuse sanctions qui se révèlent souvent inefficaces ?

Depuis plusieurs années déjà, en dehors du droit international donc, le soft power à l'émiratie fait son œuvre. Les EAU renforcent progressivement leur engagement avec la Syrie contrôlée par le gouvernement, déployant son soft power sous forme d'aide humanitaire et d'investissement dans le secteur du divertissement local. A chaque ramadan depuis 2019, des colis de nourriture sont distribués sur la place Marjeh, dans le centre de Damas, portant l'emblème des Émirats arabes unis. En 2019, le camion transportant l'aide portait une pancarte indiquant bien visiblement«Don de Son Altesse Sheikha Latifa Bin Mohammad Ben Rachid al-Maktoum, épouse du prince héritier d'Al Fujairah», l'un des sept émirats des Émirats arabes unis.

Immobilier, transport et commerce

La priorité de MBZ en Syrie est triple : l'immobilier, le transport et le commerce. Et les hommes d'affaires émiratis ne semblent pas bouder leur plaisir. En décembre 2018, une autre société basée aux EAU, Damac Properties, l'un des plus grands promoteurs immobiliers des EAU et du monde arabe, avait également envoyé une délégation à Damas pour rencontrer des représentants de deux sociétés syriennes, Telsa Group et al-Diyar al-Dimashqiah. Plus généralement, les sociétés de développement immobilier émiraties telles que Reportage PropertiesRotanaArabtec et Horizon Energy LLC étaient bien représentées à la Foire internationale de Damas en 2019. Côté tourisme, ça a démarré aussi très tôt : « En juillet 2018, le ministère syrien du Tourisme a octroyé une licence pour la gestion d'un hôtel de charme dans le centre de Damas à une société émirienne, Coral Hotels, et à son partenaire local Julia Dumna. Les investisseurs devaient investir 750 millions de SYP, soit environ 1,7 million USD, dans la rénovation de cet hôtel quatre étoiles. »

Côté transports, les EAU ne comptent pas être en reste. En 2017, ils constituaient le septième ou le huitième marché des exportateurs syriens, représentant 44,5 millions de dollars. Les principaux produits importés étaient les suivants : graisses et huiles animales et végétales (6,5 millions de dollars); articles en pierre, plâtre, amiante, mica et matériaux similaires (6,3 millions de dollars); perles naturelles et de culture, pierres précieuses et semi-précieuses et métaux précieux (5,6 millions de dollars); et café, thé, maté et épices (5,5 millions de dollars). Toutefois, la balance commerciale était clairement en faveur des Émirats arabes unis, les exportations émiraties à destination de la Syrie ayant atteint 968 millions de dollars la même année, y compris les machines, le matériel et les pièces électriques (479 millions de dollars); tabac (280 millions de dollars); machines (64 millions de dollars); et plastique (20,7 millions de dollars).

Des sanctions potentielles par les États-Unis infligées aux Émirats arabes unis ? Non : « Les exportations émiraties à destination de la Syrie ont continué d'augmenter en 2018 pour atteindre 1,5 milliard USD, bien que cette croissance soit principalement imputable aux produits chinois transitant par Dubaï et renommés de la sorte aux Émirats Arabes Unis afin de bénéficier des avantages de l'accord de la zone de libre-échange arabe (GAFTA). » Derrière tout cela, il y a un dernier intérêt majeur pour les EAU qui leur font braver tout risque de sanction : l'ouverture vers la Méditerranée pour DP World, la fameuse société mondiale de gestion portuaire des EAU, est la cerise sur le gâteau. Cela explique pourquoi les entreprises émiraties ont rapidement entamé une reprise des contacts avec la Syrie en matière de transport, de commerce et de services, d'autant plus que la Syrie est une passerelle unique vers la mer Méditerranée.

Nouveau corridor

Début janvier 2019, DP World avait annoncé la création d'un corridor de transport de 2.500 km reliant Jebel Ali à Dubaï au poste-frontière Nassib-Jaber entre la Jordanie et la Syrie. Ce nouveau corridor permettra une étroite collaboration entre les autorités douanières et les prestataires de services logistiques des EAU, d'Arabie Saoudite, de Jordanie, de Syrie et du Liban afin de créer un flux de marchandises plus efficace à destination et en provenance de Syrie. Le pays est bien à un carrefour stratégique pour les Emirats par bien des aspects et les perspectives sont gigantesques. Aujourd'hui, 240.000 Syriens vivent aux EAU et y opèrent essentiellement dans la construction, les médias, la santé et le tourisme. La boucle était bouclée au moment où tous les médias sont focalisés sur l'Ukraine et l'embourbement russe. MBZ voudrait-il la place de Poutine en Syrie en prenant le relais économique sur place, maintenant que le président russe est empêtré dans les sanctions et pour longtemps hors-jeu?

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