Pas de stratégie industrielle sans champions européens

OPINION. Si la crise de la pandémie a poussé l'Europe à redéfinir sa politique industrielle, le Vieux continent n'a pas suffisamment pris en compte la nécessité de faire émerger des entreprises de dimension internationale, notamment numériques, indispensables pour dynamiser une économie compétitive au niveau mondial. (*) Par François Lévêque, professeur à Mines Paristech PSL Université, auteur de "Les entreprises hyperpuissantes - Géants et Titans : la fin du modèle global ?" paru chez Odile Jacob en avril 2021 (1).
François Lévêque.
François Lévêque. (Crédits : DR)

Pas à pas, l'Europe se dote d'une politique industrielle. Le terme n'est plus tabou même si dans les textes et discours officiels celui de stratégie, plus moderne, lui est souvent préféré. Son objectif est de rendre l'industrie européenne plus compétitive au plan mondial, notamment dans les domaines du numérique et de la transition climatique. Un rattrapage nécessaire au regard des performances des entreprises américaines et chinoises ainsi que du souhait de l'Union d'une plus grande autonomie économique et technologique.

La Commission européenne détaille le contenu de cette stratégie industrielle dans un document paru la veille de la pandémie et réactualisé ce mois-ci tenant compte de vulnérabilités à l'importation de certains biens (masques, semi-conducteurs, etc.) qu'elle a fait apparaître. Diversification des chaînes d'approvisionnement globales, renforcement du marché intérieur, contrôle des acquisitions étrangères par des entreprises subventionnées par leurs Etats, aide aux alliances industrielles - par exemple dans le stockage de données en nuage et l'hydrogène vert -, soutien aux partenariats public-privé pour l'innovation sont quelques-unes des mesures préconisées. Une stratégie dédiée aux PME fait à juste titre également partie de la panoplie.

Où sont les Big?

Rien en revanche sur les grandes entreprises, celles que les Américains regroupent dans les Big quelque chose (Big Tech, Big Pharma, etc.) et qui sont plutôt appelées champions de ce côté-ci de l'Atlantique. En d'autres termes, celles qui appartiennent à famille particulière des multinationales performantes, ou, selon la formule des revues académiques d'économie, la catégorie des entreprises globales superstars.

Non pas qu'il n'y ait pas de champions européens ou qu'il ne faille pas s'en soucier. Ikea, Lego, LVMH, Volkswagen, Airbus, Air Liquide en sont quelques-uns parmi beaucoup d'autres noms moins connus comme ASML, le leader hollandais mondial des machines à imprimer les semi-conducteurs. L'Europe avec la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales et ses consœurs anglaise et française est d'ailleurs le lieu de naissance historique des multinationales. Selon McKinsey, elle compte aujourd'hui le quart des entreprises géantes les plus profitables mais aussi les plus performantes de la planète, nos entreprises globales superstars.

Double souci

Si l'Europe ne manque donc pas de champions où est le souci ? Il est double. Le premier, souvent pointé, est l'absence de plateformes numériques géantes autochtones. Le second est le déclin relatif de ses champions. En 1995, les entreprises globales superstars européennes représentaient le tiers de l'effectif mondial total, et non le quart. Cette baisse s'explique bien sûr par l'apparition de géants asiatiques mais cette recomposition géographique cache aussi une nouvelle répartition sectorielle. Les entreprises de haute technologie, en particulier de l'Internet et de l'électronique, occupent une part croissante dans le haut de tableau des classements tandis que les entreprises du secteur des biens d'équipement et de la chimie voient leur importance décroître. Cette tendance fait perdre des places aux champions européens car ils sont plus spécialisés dans ces secteurs. Inversement, les Etats-Unis, pionniers des nouvelles technologies, ont été moins affectés par l'émergence asiatique. L'Europe n'a pas son Google, mais n'a pas non plus son Microsoft ou son Samsung.

Les champions apportent la richesse

Mais finalement pourquoi se préoccuper de ce déclin ? Certains pourraient même s'en féliciter car les multinationales ne passent pas pour des modèles de vertu et la haute-technologie une œuvre de bienfaisante. La réponse tient à la richesse que les champions apportent. Rappelons que les entreprises multinationales réalisent la plus grande partie de leur activité économique là où elles sont nées. Leur pays d'origine est celui qui reçoit le plus d'investissements et qui emploie le plus grand nombre de salariés. Il perçoit aussi des effets d'entraînement de toutes sortes liés à la présence du siège de l'entreprise et de ses activités à forte valeur ajoutée : localisation d'entreprises partenaires, croissance des entreprises de services (conseil et audit, par exemple), diffusion des savoir-faire et des connaissances. Rappelons que les champions sont des concentrés d'efficacité, de productivité et d'innovation. Pour ces raisons, ils contribuent pour une part essentielle à la richesse et la croissance de leur territoire. Leur déclin entraîne une perte d'avantages économiques bénéfiques à la collectivité.

A cette perte préoccupante s'ajoute une autre inquiétude : la perte de souveraineté qui résulte de l'insuffisance numérique et de l'affaiblissement de champions technologiques européens. Les effets négatifs sont légion : perte de contrôle des données, risque en matière de cybersécurité, menaces sur les valeurs démocratiques européennes, appauvrissement technologique dans les secteurs stratégiques comme la défense et les infrastructures de communication. Il est difficile pour un économiste d'estimer les bénéfices de reconquête de souveraineté qu'apporterait un nouvel essor des champions européens. Toutefois, la montée du nationalisme technologique et des tensions géopolitiques comporte le risque pour l'Europe d'être à la merci de l'extraterritorialité de telle décision d'un nouveau Président américain ou de telle résolution du Parti communiste chinois dans son nouveau plan quinquennal.  Difficile de mettre en équation et de produire des chiffres mais cette affaire semble sérieuse.

Une politique industrielle qui n'a pas aussi conscience de l'importance du maintien et de l'essor de ses entreprises globales superstars c'est un peu comme une politique régionale qui s'intéresserait exclusivement à ses villages et villes moyennes tandis que ses métropoles, certes pas idylliques mais combien nécessaires, sont en train de perdre leur attractivité internationale.

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(1) Lire le grand entretien avec François Lévêque : « L'inégalité croissante des entreprises entraîne les inégalités salariales »

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Commentaires 3
à écrit le 02/06/2021 à 16:58
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Bon ben pas de stratégie industrielle du tout alors hein ! ^^

à écrit le 02/06/2021 à 16:26
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La Commission Européenne interviendra toujours pour casser l'émergence de groupes puissants, sous prétexte de concurrence intraeuropéenne. Après avoir créé une fausse concurrence dans le ferroviaire,et l'électricité, ils vont faire vendre les barrage...

à écrit le 02/06/2021 à 12:32
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Je partage complètement cet avis. J'ajouterai un point complémentaire qu'on pourrait appeler le Big Marketing. L'europe ne s'est pas convertie au stratégie de marketing d'influence qui permet l'émergence de ses nouveaux champions et les ancres dans l...

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