Serres, philosophe de la paix

CHRONIQUE DU CONTRARIAN OPTIMISTE. L'académicien, écrivain et historien des sciences, Michel Serres, est décédé le 1er juin. Son approche technophile enthousiaste détonnait dans le milieu de la philosophie et des sciences humaines. Par Robert Jules, directeur adjoint de la Rédaction.
Robert Jules
(Crédits : DR)

La disparition de Michel Serres (1930-2019) a fait la une des journaux, signe de reconnaissance rare pour un philosophe dont l'audience débordait largement le cercle des spécialistes. Outre la faconde du personnage, son livre "Petite Poucette" l'avait fait découvrir à un large public. Il y célébrait à sa manière le bouleversement majeur qu'apportaient les nouvelles technologies de communication et la révolution numérique, symbolisé par le smartphone, objet intégré à nos habitudes quotidiennes, et socialement indispensable.

Cette approche technophile enthousiaste détonnait dans le milieu de la philosophie et des sciences humaines plutôt caractérisé par une réflexion critique sur l'organisation sociale et économique qui domine les hommes et les femmes. Au contraire, Serres se voulait optimiste, en se focalisant sur les côtés positifs du progrès. Maniant l'ironie, l'un de ses derniers livres, "C'était mieux avant !", montrait combien cette injonction devenue un mantra relevait d'une nostalgie d'un passé idéalisé. En ce sens, il rejoignait le linguiste canado-américain Steven Pinker qui qualifie de « progressophe » cette attitude consistant à critiquer le progrès tout en bénéficiant des bienfaits matériels qu'il procure.

Mais cet optimisme de Serres se nourrissait aussi de convictions acquises dès les débuts de sa réflexion. Le philosophe agenais a raconté combien il avait été profondément ébranlé par les bombardements de Hiroshima et Nagasaki, où pour la première fois les hommes détenaient avec la bombe atomique la possibilité de détruire la planète et l'espèce humaine. Cette violence l'a poussé à réfléchir aux moyens de vivre en paix. Surtout, la bombe atomique était aussi le résultat des progrès de la physique, soulignant combien le progrès scientifique est comme le dieu Janus, à double face, pouvant procurer le meilleur comme le pire. Serres, à la fois philosophe et scientifique, y voyait là matière à réflexion.

Vivre mieux avec la technologie

Comme le philosophe Leibniz, à qui il consacra sa thèse de doctorat qui fit date, et dont l'esprit de curiosité encyclopédique l'inspira, Serres chercha toute sa vie "Le Passage du Nord-Ouest", titre de l'un de ses ouvrages, pour réconcilier les sciences dures et les sciences humaines dans un savoir unifié. Cette séparation était pour lui incompréhensible et la mutilation d'une véritable connaissance. Il le rappelait encore récemment :

« On construit, au nord de Paris, un Campus Condorcet exclusivement consacré aux sciences humaines. L'université de Saclay, au sud, est principalement consacrée aux sciences dures. On met quelques dizaines de kilomètres entre les deux. Cultivés ignorants ou savants incultes. La tradition philosophique était exactement l'inverse. »

C'est d'ailleurs cette voie, empruntée par des disciples comme le sociologue Bruno Latour ou l'épistémologue Isabelle Stengers, qui fut critiquée par de nombreux philosophes ou scientifiques car elle prenait un peu trop d'aise au nom de la littérature à l'égard de la rationalité scientifique et de son rapport à la vérité. Le mathématicien René Thom, le philosophe Jacques Bouveresse ou encore les physiciens Alan Sokal et Jean Bricmont dans leur célèbre livre "Impostures intellectuelles" pointaient combien certaines métaphores utilisant les sciences trahissaient une ignorance de ces mêmes sciences.

Était-ce le cas de Michel Serres ? Rien n'est moins sûr. Mais ce dernier a toujours exploré des chemins de traverse, lui qui s'était placé dans ses premiers livres sous les auspices d'Hermès, dieu de la communication, léger et rapide grâce à ses pieds ailés. C'est ce qui l'a conduit dès la fin des années 1960 et début des années 1970 à théoriser l'importance de la communication dans nos sociétés, ce qui pouvait passer pour une hérésie à l'époque, par l'analyse brillante d'une planche de Tintin, ou par une relecture stimulante de l'œuvre de Jules Verne. Mais toujours avec le même but : comment faire en sorte que les hommes et les femmes vivent en paix !

Robert Jules

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Commentaires 4
à écrit le 10/06/2019 à 17:01
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Moi aussi j'aurai pu faire philosophe, mais j'ai préféré faire lapin, on rigole autant mais on a de plus belles oreilles

à écrit le 10/06/2019 à 11:36
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Réducteur pour un personnage de cette immensité mais merci d'en parler.

à écrit le 09/06/2019 à 12:01
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Facile d'aimer la techno quand est pas les mains dans le cambouis à devoir la faire fonctionner concretement chaque jour qui passe, avec des technos toujours plus complexe mais aussi des outils il est vrai facilitateurs, néanmoins les concepts à mait...

à écrit le 09/06/2019 à 8:23
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Michel SERRE était l'un des rares à sentir devoir montrer qu'une PAIX INTÉRIEURE est strictement nécessaire pour avoir les bonnes intuitions. Alors que la peur nous fait avoir des idées fausses et nous pousse à ne jamais faire les bons choix, che...

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