Transports : où chercher la vérité des prix ?

En matière de mobilité, chaque mesure a ses gagnants et ses perdants. La prise en compte de ces externalités complique la recherche de politiques perçues comme justes. Par Emile Quinet, École des Ponts ParisTech (ENPC) et André de Palma, Ecole Normale Supérieure Paris-Saclay – Université Paris-Saclay
(Crédits : Charles Platiau)

Comment améliorer nos politiques de mobilité, qui sont plus de jamais au cœur des préoccupations nationales ? On avait beaucoup parlé des infrastructures, comme le Grand Paris Express ou Notre-Dame-des-Landes. On discute à présent les prix facturés aux usagers. Pour cela, on a dézoné le pass Navigo (l'ex-carte orange) en Ile-de-France en 2015. Certains avaient observé que cela profiterait d'abord aux cadres abonnés, qui ont bien colonisé les couronnes lointaines ; les non-abonnés paient le prix fort, et parmi eux un grand nombre de ménages pauvres. Questions d'équité et de financement.

En mars 2018, la maire de Paris demande une étude sur la gratuité des transports en commun. En juillet, on parle de reprendre certaines fonctions de l'infortuné projet écotaxe. En octobre, on prépare un projet de loi d'orientation des mobilités (LOM), et on envisage l'introduction de péages urbains (peu critiqués là où ils fonctionnent). En novembre, on reparle du prix des carburants. Et surtout, on découvre, un peu tard, que sans techniques fines de redistribution, un souci général d'équité risque d'avoir peu de résultats.

Trois contraintes politiques sont incontournables : d'abord, un environnement malmené devient menaçant. Ensuite, l'équité, souvent oubliée durant l'histoire des transports en commun, soit depuis Blaise Pascal en 1662. Enfin, les pouvoirs publics ont besoin de financer les dépenses. Sous ces contraintes, de nombreux prix varient et se négocient. Et pour prendre l'exemple du diesel, nous pouvons parfois apprendre à nos dépens que les bons choix d'hier peuvent demain s'avérer mauvais, et grever le budget des ménages.

Externalités négatives

Les gouvernés attendent de la puissance publique une cohérence difficile, qu'ils récusent à l'occasion sans trop argumenter. Les prix dépendent largement d'elle. Les variations des prix à la pompe amortissent souvent sur le court terme celles du marché. Qui plus est, en euros constants, elles cachent une tendance à la baisse sur le long terme. De fait, les moteurs consomment moins et les véhicules, plus nombreux, circulent plus.

D'autres considérations suggèrent que les hausses gouvernementales sont de fait assez modestes dans leurs effets pour limiter l'impact environnemental. Les transports pèsent lourd dans les émissions. Les véhicules urbains, les camions au long cours et les vols aériens sont aujourd'hui trop bon marché pour détourner les clients vers des mobilités plus vertes. Il faudra donc moduler leur impact sur la santé, les écosystèmes et le climat. L'évaluation de chacune de ces « externalités négatives » est délicate, d'autant que chacune est modulée par une autre, que les usagers subissent directement tous les jours : la congestion.

Mais pourquoi demander aux particuliers de financer directement la transition énergétique ? On peut leur montrer comment d'autres ressources sont exploitées dans ce grand programme d'intérêt collectif. Par exemple, on sait que l'État pilote plus ou moins directement l'évolution de grandes flottes de véhicules à haute intensité de circulation (transport de personnes et de fret, courrier, tourisme, ambulances, police et gendarmerie, voirie, poubelles, espaces verts, etc.), avec des objectifs bien définis.

Constructeurs et grands usagers investissent déjà selon leurs intérêts et leurs projets, sous le contrôle éclairé de l'État. Telles sont les perspectives dégagées par les administrations nationales, les grands forums de réflexion et les industriels. Une concertation doit s'engager pour associer à ces investissements nouveaux les usagers de la route, qui dans ces conditions pourraient cesser de se prendre pour des vaches à lait.

Traduire la vérité économique

Pour calculer les prix facturés aux usagers, l'économiste a appris à prendre en compte la solvabilité de la demande, l'ensemble des bénéfices et des coûts, sans négliger les coûts des transactions qu'ils occasionnent. Chaque groupe d'usagers est un cas particulier ; ce qui est bon pour certains sera mauvais pour d'autres. Les prix ne traduiront pas le seul coût des infrastructures ou des carburants, mais le produit des évaluations, des décisions et des investissements des acteurs : on parlera donc de transactions, parce qu'elles seront souvent flexibles, nombreuses et locales.

La politique prendra en compte non pas les seules causes lointaines, mais les effets de ces décisions sur les usagers et les citoyens. Par exemple, un prix faible à l'usager des transports en commun peut aboutir à des résultats inattendus. En effet, l'accessibilité accrue des zones périphériques va y stimuler les choix de résidence. Or, les bénéfices qu'on voulait procurer aux usagers de la région, surtout ceux des zones périphériques, risquent d'être ristournés aux propriétaires fonciers. Certains usagers se retrouveront alors punis d'avoir accepté des parcours allongés. Ces problèmes méritent des études approfondies qui ne se résument pas en de simples slogans.

Les pouvoirs publics doivent traduire la vérité économique. Mais celle-ci est un résultat, et non pas une donnée : elle prendra en compte les effets des divers modes de transport sur l'environnement, la santé, le tissu social, et les coûts des transactions multiples qui suivront.

Tournant politique

Durant deux siècles, certains auront froidement extrapolé du passé sur le futur, alors que d'autres auront chaudement mobilisé le présent au service des futurs voulus. Les durées d'adaptation étaient souvent taillées sur mesure. Aujourd'hui, le monde change vraiment, et vite : il est temps d'apprendre à adapter le changement au présent, trop souvent négligé, ce qui demandera une sensibilité plus grande aux signes critiques, une constance dans les objectifs, et des négociations entre les grands corps qui font la politique. Les économistes savent que leur rôle n'est pas de prescrire le respect des contraintes, mais de calculer les conséquences des décisions prises ou discutées.

Qu'on ait naguère parlé d'investissements, puis récemment de tarification aux usagers n'est donc pas une coïncidence fortuite, mais annonce un tournant de la politique. Sans doute l'extension du réseau des infrastructures routières est moins urgente aujourd'hui - même si de nouvelles infrastructures sont recommandées par la Banque mondiale et l'OCDE pour répondre au défi climatique. Voici autour de nous les capteurs et les calculatrices adaptées aux données massives. D'autres changements s'annoncent : nouveaux services, nouveaux débouchés, nouvelles techniques...

Une bonne gestion de l'information peut stimuler l'emploi, et pas seulement le détruire. La France affiche des inégalités fortes, mais moindres que dans beaucoup d'autres pays, selon qu'on habite les grands centres ou la « diagonale du vide », qui court de la Meuse aux Landes. Ici aussi, la redistribution doit être mieux calculée. Sans doute, la mondialisation, les nouvelles technologies et l'éducation induisent de nouvelles inégalités ; mais avec d'autres collègues courageux, Daron Acemoglu (MIT) montre que la machine remplace des hommes, mais crée aussi des emplois.

Mais sommes-nous préparés à innover dans les périphéries ? Donnons donc un second exemple : on peut étendre la formule des cars interurbains (définis comme des services librement organisés), et structurer progressivement un véritable marché de la voiture partagée (qui pourra libéraliser les transports entre domicile et nœuds locaux). Disons-le : il est temps de renoncer à exhorter les citoyens au partage vertueux. Avant que la machine remplace l'homme, un autre homme peut anticiper sur la machine.

La condition décisive sera politique, car il faudra oser construire des contextes de coûts et de fiscalité convenables. Pour cela, sachons joindre à nos calculs des considérations de stratégie d'économie politique. Celles-ci seront singulièrement complexes, comme le suggèrent les exemples cités plus haut.

The Conversation ________

Par Emile QuinetProfesseur émérite Ecole des Ponts-ParisTech et membre associé de Paris School of Economics, École des Ponts ParisTech (ENPC) et André de PalmaTransport, risque, finance comportementale, organisation industrielle, modèle de décision., Ecole Normale Supérieure Paris-Saclay - Université Paris-Saclay

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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Commentaire 1
à écrit le 25/01/2019 à 22:48
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ben en province on peut considérer que les transports en commun aux limes des départements ont quasiment disparu. Il éxiste encore un très beau réseau ferré relativement actif (ter intercités) et des lignes en déshérence mais avec des ouvrages d'art...

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