Île-de-France : la guerre des stades est déclarée

L'Île-de-France pourrait voir germer, dans les trois ans, près de 200 000 places de stades supplémentaires, sans aucun souci d'aménagement concerté du territoire. Le Stade de France est ainsi menacé par le futur stade de la Fédération française de rugby, qui a lui même un avenir problématique. L'un des deux ne survivra peut-être pas. L'affrontement sera violent, car d'autres stades, dans les Hauts-de-Seine, en Seine-Saint-Denis, dans le Val-d'Oise ou à Paris, se préparent à y participer.
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Construire un stade de 80?000 places sans club résident?? On a déjà fait cette connerie avec le Stade de France. Et on veut recommencer aujour­d'hui avec le stade de rugby ? C'est n'importe quoi. » L'avis est peu nuancé, mais il est autorisé : il émane de Philippe Auroy, le directeur général délégué du Stade de France (SDF). Il est absolument persuadé que le stade de 82?000 places que veut construire la Fédération française de rugby (FFR) dans le Sud francilien est une aberration économique et qu'il n'est « viable en aucun cas ». Entre ce stade et le sien, « l'un des deux mourra, c'est évident. Mais je ferai tout pour gagner. S'il faut offrir la gratuité du Stade de France aux grands tourneurs de concerts pour les empêcher d'aller ailleurs, je le ferai ».

Philippe Auroy est d'autant plus énervé que, comme Vinci et Bouygues qui gèrent le SDF, il a fait une grosse boulette : lorsqu'en avril 2011, la FFR a annoncé son intention de mettre 600 millions d'euros dans la construction d'un stade de 82?000 places avec toits et pelouses rétractables, il a souri. Il a pensé que la Fédération bluffait, afin d'obtenir de meil­leures conditions financières lors de la renégociation de son contrat avec le Stade de France. La ministre des Sports, Chantal Jouanno, n'a pas pris elle non plus la chose trop au sérieux, et, persuadée que le dossier n'irait pas très loin, a décidé de laisser faire. David Douillet a suivi. Même les communes franciliennes candidates pour accueillir le stade étaient quelque peu dubitatives?!

Thierry Mandon, le maire PS de Ris-Orangis, aujourd'hui en finale contre Orly pour accueillir le stade, l'avoue : « J'étais sceptique au départ. J'en ai tellement vu des projets d'implantation à Ris-Orangis, les circuits de F1 d'Alain Prost ou de Jean-Pierre Beltoise, la décentralisation de Roland-Garros... Mais là, en quelques semaines, j'ai été scotché. La FFR a choisi des cabinets de conseil de premier plan qui sont déjà venus nous voir sept fois. Chaque fois, ils ont précisé un peu plus leur projet et ils ont toujours été à notre écoute. »

Jérome Guedj, le président du conseil général de l'Essonne qui soutient Ris-Orangis, renchérit : « Lorsque la machine de la FFR s'est mise en branle, on a compris qu'ils étaient sérieux. Leur travail de benchmarking était remarquable, leur financement est apparu de plus en plus solide au fil des mois et, en juillet 2011, on avait compris qu'ils iraient jusqu'au bout. Ni David Douillet ni le Stade de France ne voulaient l'entendre. Tout le monde a pris la FFR de haut, et tout le monde a eu tort. »

Camou et Blanco, deux têtus

Jérome Guedj est tellement convaincu qu'il a promis que son conseil général cautionnerait l'emprunt de la FFR pour la construction. Et, avec Thierry Mandon, ils s'apprêtent à financer des infrastructures nouvelles pour accueillir le stade d'un montant de 150 millions d'euros. C'est énorme, mais ont-ils calculé, il y a entre 6?000 et 9 000 emplois à la clé. Le Grand Stade va être une bouffée d'oxygène pour l'Essonne, qui a déjà prévu un cluster «?sport-nature-loisir-environ­nement?» autour de l'enceinte.

La force de la FFR?? D'abord, les hommes. Le projet est porté par deux têtus, deux opiniâtres : Pierre Camou, le président de la Fédération, et Serge Blanco, le patron de la Ligue professionnelle de rugby. «?Camou, il a du caractère, confirme Thierry Mandon, et il lui en faut pour résister aux pressions.?» Ensuite, la FFR ne demande rien. Ni à l'État, ni au conseil régional. Sur les 600 millions d'euros nécessaires à la construction du stade, elle en apporte 200, en emprunte 200 autres, et trouve des partenaires pour les 200 restants. Six cents millions d'euros, c'est trois fois plus que le Millenium Stadium de Cardiff, le modèle de la FFR, mais, selon elle, ce n'est pas le plus dur. Le stade de la FFR devra en effet être rentable avec dix-sept grands événements par an : cinq matches de l'équipe de France (trois matches du tournoi des Six Nations et deux rencontres de tournées), les deux demi-finales et la finale du Top 14 (quelques grandes villes vont faire la gueule car, traditionnellement, les demi-finales se jouaient en province). Reste une dizaine d'événements à 80?000 personnes à trouver chaque année. C'est énorme ! McKinsey, qui a réalisé la pré-étude du Grand Stade, estime que trois à quatre événements d'ampleur échappent chaque année au Stade de France, essentiellement parce qu'il n'est pas couvrable. Resterait donc à trouver six événements. Et il n'y a qu'une solution : l'attaque frontale contre le Stade de France. Or ce dernier n'a organisé que cinq concerts géants en 2011, dont deux (Prince et la Nuit africaine) n'ont attiré que 45?000 et 30?000 personnes. Le gâteau n'est donc pas très gros et la bagarre va être sanglante, car le SDF, menacé de mort, va s'accrocher : il perdra en 2017 le rugby (le tiers de ses 92 millions de chiffre d'affaires), David Douillet ne veut plus verser les 12 millions par an de prime pour compenser l'absence de club résident et, cerise sur le gâteau, le SDF a compris que le PSG ne serait jamais son club résident et retournerait dans son Parc des Princes agrandi après un séjour de deux ans chez eux. « Lorsque les Qataris ont acheté le club, confie un dirigeant du PSG, ils ont acheté le mot "Paris". Ils n'iront jamais en Seine-Saint-Denis. » À moins, bien sûr, que les Qataris décident de racheter le Stade de France au consortium Vinci Bouygues.

Aucun des stades ne peut vivre avec le sport seul

Les concerts sont donc le nerf de la guerre pour la rentabilité de ces deux grands stades. Mais d'autres initiatives risquent de perturber encore plus le marché car, derrière le duel des poids lourds, se profile, en Île-de-France, celui des poids moyens : l'Arena 92, que le patron du club de rugby Racing Metro, Jacky Lorenzetti, construit à Nanterre face au Palais Omnisports de Paris-Bercy. L'Arena 92 a trois atouts : un club résident avec vingt matches par an, un bail de 99 ans qui lui donne du temps pour amortir ses investissements et la ferme intention de ne rien demander à personne en réalisant le premier stade totalement privé d'Île-de-France. À l'inverse, Bercy a une avance considérable sur l'organisation des concerts et des événements sportifs, il se rénove pour passer de 17?000 à 21?000 places et, surtout, se doter de loges VIP qui lui font cruellement défaut. Les cabinets de conseil estiment que, pour survivre, une Arena doit organiser au moins cent vingt événements par an. Bercy y arrive tout juste, mais la référence européenne, l'Arena 02 de Londres, avec ses 20?000 places, en réalise plus de deux cents, dont seulement dix concernent le sport?! «Jacky Lorenzetti va devoir expliquer à Jay Z, Kanye West ou Springsteen qu'un stade de rugby à Nanterre, derrière La Défense, est plus glamour pour eux qu'une salle de concerts en plein milieu de Paris connue dans le monde entier, commente un tourneur. Je lui souhaite bonne chance?! »

Mais l'Arena 92, qui devrait être finie en 2013, devra se méfier d'autres concurrents, car tous les élus franciliens sont petit à petit touchés par le virus. Dans le Val-d'Oise, le député-maire de Sarcelles, François Pupponi, a déposé un projet de Dôme multisport de 20?000 places. Dans les Hauts-de-Seine, sur l'île Seguin. à Boulogne-Billancourt, va se construire une salle de concerts de 5?000 places. En Seine-Saint-Denis, à Tremblay, le député-maire François Asensi va lancer cet été un appel d'offres pour une Arena de 20?000 places. Et ce ne sont que les premiers, d'autres suivront. Dans l'est de l'Île-de-France, par exemple. La Seine-et-Marne et le Val-de-Marne sont totalement démunis en stades et salles : Melun a été refusé pour la construction du Stade de France, à nouveau recalé par Serge Blanco pour le rugby, et il se trouvera bien une ville pour construire une Arena à l'est de Paris, si jamais Orly perd la finale du Grand Stade de rugby contre Ris-Orangis.

La situation de ces enceintes est, en fait, totalement paradoxale. Elles sont construites pour le sport, mais le sport est incapable d'en faire vivre une seule. Elles ne sont éventuellement viables qu'adossées à un programme immobilier (35?000 mètres carrés de bureaux à louer autour de l'Arena 92) ou avec la participation d'un tourneur ou d'un organisateur de spectacles. Ce sont eux que les promoteurs d'Arenas cherchent à attirer dans leur capital ou en tant que partenaires. Le pari est que l'économie de la musique repose de plus en plus sur les concerts, puisque la vente des CD est en chute libre. Mais il n'est pas évident que la musique parvienne à remplir les stades.

Les grands tourneurs de concerts sont en tout cas très circonspects. Mais. discrètement, ils s'associent aux constructeurs et gestionnaires de stades et d'Arenas. C'est, par exemple, la stratégie de Marc Ladreit de Lacharière : Fimalac, associé avec des tourneurs, pourrait reprendre le projet d'Arena à Bordeaux, abandonné par la communauté urbaine. Les responsables du Palais Omnisports de Bercy laissent aussi entendre que des tourneurs contactés par Jacky Lorenzetti ou par la FFR sont revenus leur demander s'il n'y avait pas plutôt une petite place pour eux au sein de la société d'économie mixte qui gère Bercy.

Personne, parmi les tourneurs, ne croit vraiment que Jacky Lorenzetti ait trouvé un concept qui lui donne un avantage réel sur Bercy. Personne, parmi les tourneurs, ne croit pour l'instant qu'un stade de 82?000 places comme celui de la FFR puisse s'équilibrer avec dix-sept ou dix-huit événements par an. « Contrairement à ce qu'elle affirme, confie un élu francilien, la FFR aura besoin d'un très sérieux coup de pouce de l'État : le RER, l'autoroute, la durée des amortissements... tout cela passe par l'État. Sans ce coup de pouce, ce n'est pas jouable. Tout le monde pense que l'un des deux Grands Stades ne survivra pas. Mais personne n'ose envisager que les deux soient une catastrophe financière. Pourtant... »

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