Innovation collaborative : à qui profite vraiment la création "low cost" ?

La Nasa, Microsoft, Google, Coca-Cola et la région île-de-France ont toutes un point commun : celui d'avoir fait appel au talent d'une communauté pour imaginer un produit, un concept ou une publicité. Un recours à l'imagination 2.0 qui suscite des vocations mais qui a aussi ses détracteurs. Quand la matière grise provient d'un vivier low-cost, qui en profite le plus?
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"Jouir de la foule est un art", écrivait Charles Baudelaire. Depuis quelques années, certains s'en sont même fait une profession. Leur fonds de commerce? La "co-creation" ou "crowd innovation", en anglais, participation collective à la conception voire la réalisation d'un projet. Le principe : demander à une communauté, le plus souvent d'internautes, de partager, plus ou moins gratuitement ses bonnes idées afin de développer ensuite un produit, un programme informatique, un logo, une publicité...  De Microsoft à la Nasa en passant par Coca-Cola, Unilever, Procter & Gamble, voire la région île-de-France, qui prévoit un concours de talents du 22 au 23 mars, les plus grandes organisations se font une fierté de lancer leurs propres concours de talents. Et de nombreuses start-up s'installent sur ce filon en proposant des services et plateformes pour organiser et optimiser ces challenges.

Plusieurs types de concours existent : certains sont lancés à l'intérieur de l'entreprise, auprès des employés, ce qui permettrait de resserrer les liens entre eux, tout en faisant émerger de nouvelles idées. D'autres, et c'est sans doute là la grande nouveauté, ouvrent l'entreprise vers l'extérieur et ciblent par exemple des consommateurs, des designers, des ingénieurs, des étudiants ou des développeurs. Dans le derniers cas, la forme du challenge prend bien souvent celle du "hackathon", sorte de marathon de programmation ayant pour but de créer en un temps réduit des applications. Facebook a contribué à populariser ce type de challenge.

"Expérimenter de nouvelles idées en dépensant peu"

L'avantage majeur de ce type d'opérations : faire des économies de recherche et développement. "C'est une manière d'expérimenter de nouvelles idées en dépensant peu", reconnaissait ainsi Pedram Keyani, ingénieur en chef chez Facebook qui organise des hackathons internes toutes les six semaines, dans une interview au site américain FastCompany. François Pétavy, le directeur d'eYeka, entreprise française pionnière du secteur, estime que dans certains cas, de tels programmes menés avec une communauté d'internautes "permettent de réaliser jusqu'à 92% d'économies" sans perdre en efficacité par rapport au même travail réalisé en interne. Par exemple, après que Coca Cola a demandé à ses "fans" d'imaginer une campagne de publicité, "certaines des idées qui ont émergé sont entrées dans le top 10 des meilleures publicités de la marque", selon un classement établi par le groupe agroalimentaire américain.

Gagner du temps

Ce que les champions de l'innovation participative mettent en avant pour leurs clients, ce sont surtout les économies de temps qu'elles permettent. Les nouveaux outils de collaboration en ligne présentent en effet cet intérêt majeur de pouvoir obtenir en très peu de temps un très grand nombre de réponses. Si "l'innovation est participative par essence" puisque toutes les inventions sont les faits de plusieurs acteurs qui s'inspirent les uns des autres, "la technologie accélère le rythme" et "cela a des conséquences financières énormes", pointe à cet égard l'historien Thierry Maillard, auteur en 2007 de "Generation Participation".

Deux façons de s'offrir de la matière grise low-cost

Ces outils simplifient en effet l'accès à la matière grise de deux manières. Première possibilité : les entreprises analysent les données dans leur globalité, dans une perspective de "crowd sourcing" dit intégratif, comme le fait eYeka en faisant appel à des sémiologues pour tenter de comprendre l'image d'une marque auprès d'un groupe donné de personnes. De ce point de vue, "c'est mieux qu'une réunion de consommateurs classique" pointe François Pétavy, puisque des milliers de données originales peuvent être collectées.

Seconde possibilité : découvrir dans le lot des "pépites", des idées vraiment originales dont les clients peuvent ensuite se servir. C'est le principe du site 99designs, qui propose à des designers d'imaginer des logos. Parmi la multitude des propositions, l'entreprise cliente n'aura plus qu'à choisir celle qui lui convient le mieux. Le gagnant reçoit un prix... et cède ses droits sur sa création. Evidemment, les deux méthodes peuvent se combiner. Et les agences de marketing plus classiques continuent de remplir leur rôle. Nombre de publicités imaginées pour des concours sur eYeka sont ainsi "retournées par des équipes professionnelles", indique François Pétavy.

Faire payer le poids de l'échec

Reste que, sur la totalité des idées qui émergent de ces concours, "un grand nombre ne deviennent jamais des produits". Autrement dit, le poids de l'erreur, déchet nécessaire à tout processus de création, n'est plus supporté par l'entreprise qui prend donc moins de risques, mais bien par les "créatifs" eux-mêmes. Certains d'entre eux considèrent même franchement qu'il s'agit d'une façon d'exploiter leur talent gratuitement. Sur ce blog de graphistes français, par exemple, un post rageur posté en octobre 2012 pestait contre des pratiques considérées comme une manière de "tuer le métier", de le "décrédibiliser" en faisant passer leur travail pour un jeu que même des amateurs peuvent gagner, et de tirer les exigences des jeunes professionnels vers le bas.

Relever le défi

Réponse commune de tous les acteurs interrogés: participer à un projet de "co-création" serait une expérience formidable. Même les premiers concernés, les participants, se montrent plutôt enthousiastes. Antoine Augusti et Merlin Nimier-David ont tous deux participé à un "hackathon" en décembre 2012. "Nous cherchions à nous amuser entre amis développeurs", racontent-ils, louant "la bonne ambiance qui règne" dans ce type de réunions où repas et animations sont offerts. Les jeunes développeurs pointent en outre le "défi que représente l'événement", ses longueurs, ses difficultés et la fatigue qui en découle. "L'immense majorité des développeurs que je connais ont tout d'abord cherché à bidouiller de leur côté avant de se lancer dans un apprentissage plus classique, scolaire", voilà pourquoi "la génération actuelle des développeurs est prête à prendre des risques : à monter des projets de son côté, sans entreprise, seul ou entre amis", estime Antoine Augusti.

Une histoire d'amour...

D'un point de vue plus sociologique, l'analyse de l'historien Thierry Maillard va dans le même sens. Pour lui l'intérêt principal de participer à un tel projet commun, pour les membres de la "foule", c'est justement ... "de participer". Voire: le lien entre l'organisme qui pose la question et l'individu qui y répond relèverait d'un sentiment a priori plutôt étranger à ce type de situation. "Pour donner son idée, il faut aimer l'organisation", explique ainsi Xavier Pavie, directeur de l'Institut Isis (Institute for strategic innovation and services) et professeur en innovation à l'Essec. "Innover, c'est donner une part de soi-même. On ne le fait que dans un endroit où l'on se sent bien", ajoute-t-il. Idée partagée par Thierry Maillard qui estime que pour tirer le meilleur parti de l'intelligence d'une foule... "il faut l'aimer".

Objectif : recrutement

Toutefois, loin d'une relation idyllique entre une marque et ses "fans", les individus sollicités peuvent trouver un intérêt bien plus pratique. Celui de se "faire remarquer par l'entreprise", comme le souligne Thierry Maillard. Plus encore, c'est un moyen de se faire recruter. "Dans un contexte où il est difficile de trouver du travail", justifie Patrick Llewellin chez 99designs, cela permet de montrer "ce que l'on a fait avant". François Pétavy, le patron d'eYeka, met en avant de son côté, la possibilité de tester ses aptitudes pour un autre métier que le sien. "Le candidat typique est un jeune homme de 21 ans qui aura peut-être fait des études de comptables sous la pression de ses parents mais qui rêve de travailler chez DreamWorks. Gagner deux ou trois concours permet d'avoir enfin le courage", de changer de carrière, explique le PDG.

Aboutir à des recrutements, c'est l'objet même d'un de ces acteurs de la co-création, Studyka. Charles Thou, président et co-fondateur, est formel : "nous pouvons refuser le dossier" si l'entreprise cliente ne propose pas de recrutement à la clé du concours. Depuis la création de son entreprise en 2011, une cinquantaine de jeunes auraient ainsi été embauchés.

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Commentaires 3
à écrit le 05/03/2013 à 18:13
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L'idée est mieux résumée ici http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=gemQQ0-RSyQ

à écrit le 05/03/2013 à 18:09
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C'est fantastique cette méthode on devrait l'appliquer partout : demander à 100 journalistes d'écrire un article sur un sujet et on donne une sucette au gagnant du grand concours qui aura l'immense honneur d'avoir son article publié dans un canard (m...

à écrit le 05/03/2013 à 17:42
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Ou comment vous faire travailler sans contrat de travail, sans salaire assuré, sans compter ses heures, sans pouvoir avoir un quelconque recours, sans être propriétaire de ses propres créations, sans aucune visibilité sur l'avenir et sans aucune gara...

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