« Il n'y aura pas de souveraineté numérique européenne sans maîtrise du logiciel » Bruno Sportisse, Inria

ENTRETIEN EXCLUSIF. Bras armé de la souveraineté numérique de la France, l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) monte en puissance depuis 2018 et l'arrivée à sa tête de son actuel PDG, Bruno Sportisse. Très soutenu par l'argent public -notamment via France 2030- et au cœur des outils numériques de gestion de la crise Covid -notamment le très controversé TousAntiCovid-, l'Inria multiplie aussi les partenariats avec le secteur privé (Atos, La Poste, OVHCloud, TotalEnergies, Orange, Dassault Systèmes...) et ambitionne de générer 100 startups par an issues de sa recherche, contre une quarantaine actuellement. Une vraie « rupture de positionnement », qui crée des tensions en interne, mais que Bruno Sportisse justifie par la nécessité de renforcer la « jambe industrielle » de l'Inria, renouant ainsi avec son ADN historique. L'enjeu : maîtriser les infrastructures technologiques, créer les standards numériques de demain, notamment dans le logiciel, pour sortir de la dépendance aux Gafam américains.
Sylvain Rolland
Bruno Sportisse, le directeur de l'Inria.
Bruno Sportisse, le directeur de l'Inria. (Crédits : Reuters)

LA TRIBUNE - Concrètement, que fait l'Inria et quelle place occupe-t-il dans l'écosystème de la recherche et de l'innovation en France ?

BRUNO SPORTISSE - L'Inria est le bras armé de la souveraineté numérique de la France via la recherche et l'innovation. L'Inria, c'est 3.500 chercheurs et ingénieurs, dont 3.000 payées par l'Inria et 500 par nos différents partenaires publics et privés. 1.000 scientifiques entrent et sortent chaque année, donc c'est un institut dynamique. Pour comprendre qui on est, il faut un peu remonter l'histoire. L'Inria a été créé en 1967, lors du lancement du Plan Calcul qui voulait doter la France d'une souveraineté dans l'informatique. L'institut était alors sous la tutelle du ministère de la Recherche et de l'Industrie. Tout est dit : les deux jambes de l'Inria sont la recherche de très haut niveau et l'impact industriel.

Dans le détail, l'Inria gère 250 projets d'une durée moyenne de quatre ans. Quinze à vingt scientifiques sont alloués à chaque projet. Je considère que l'Inria est un institut-plateforme, dans le sens où nous fonctionnons en écosystème via des partenariats noués avec une multitude d'acteurs : des universités, d'autres centres de recherche et des entreprises privées. Leur objectif est de faire progresser la recherche dans chacune des verticales du numérique comme la cybersécurité, le cloud, l'intelligence artificielle, le calcul quantique... À chaque fois que nous lançons un projet dans une thématique, par exemple dans la santé connectée, c'est en partenariat avec d'autres experts, à l'image de l'Institut national pour la santé et la recherche médicale (Inserm) et des CHU.

Comment les projets sont-ils choisis ?

Depuis trois ans, l'Inria s'est restructuré autour de huit thèmes qui sont tous aux interfaces du numérique, et qui ont tous donné lieu à des pans du plan de relance. Il s'agit de l'intelligence artificielle, la cybersécurité, le cloud, les technologies quantiques, l'agriculture numérique, la transformation de l'éducation, la santé numérique et la mobilité numérique. Cela ne signifie pas qu'on ne travaille pas sur d'autres sujets, mais c'est dans ces huit domaines que nous concentrons l'essentiel de nos moyens. Il y a aussi, et heureusement, de la place pour des projets spontanés, issus des découvertes scientifiques de nos chercheurs. Par exemple, en 1990 le mot « web » n'apparaissait pas dans les missions de l'Inria, mais cinq ans plus tard, 20% des projets portaient sur le web parce que nos chercheurs avaient décidé de s'emparer de ce sujet.

Le but de l'Inria, c'est d'avoir de l'impact. Nous visons trois types d'impact : scientifique, technologique et industriel. L'impact scientifique, c'est produire les connaissances et « craquer » les verrous technologiques actuels, et ils sont nombreux dans le cloud, le quantique ou l'IA par exemple. L'Inria a d'ailleurs généré en dix ans 80 lauréats de bourses de l'European Research Council, ce qui est un record qui montre l'excellence de notre système académique.

L'impact technologique, c'est trouver et créer les infrastructures technologiques du web, définir les standards de demain. C'est crucial pour la souveraineté numérique de la France. Notre dépendance actuelle aux standards américains du web le prouve. Le nerf de cette guerre, le cœur des infrastructures technologiques, c'est le logiciel. Il y a une course de vitesse mondiale pour trouver les futurs standards de l'IA, du quantique ou de la blockchain. Si l'Europe veut être souveraine, alors il faut qu'elle maîtrise les logiciels qui deviendront les standards de demain. L'Inria produit une centaine de logiciels chaque année et certains ont un impact planétaire, à l'image de Scikit, qui est listée comme l'une des quelques boîtes à outils au niveau mondial pour les data scientists.

Depuis que vous en êtes le directeur, l'Inria multiplie les partenariats avec le secteur privé : La Poste, Dassault Systèmes, TotalEnergies, Atos... Pourquoi ?

Nous recherchons aussi l'impact industriel et économique, qu'il soit sous forme d'open source ou de partenariat direct avec des entreprises. L'objectif est que 10% des 250 projets de l'Inria soient réalisés dans le cadre d'un partenariat industriel. Nous étions à zéro en 2018 et nous avons actuellement une douzaine de partenariats industriels. C'est à la fois une rupture de positionnement pour l'Inria, mais c'est aussi cohérent avec notre ADN, l'Inria ayant évolué pendant longtemps sous la tutelle du ministère de l'Industrie. C'est aussi une pierre importante de la souveraineté numérique car les grands groupes ont besoin de progresser sur ces sujets. Mieux vaut qu'ils travaillent avec nous plutôt qu'ils se tournent vers les géants américains de la tech.

Dans le détail, nous travaillons avec Naval Group sur l'intelligence artificielle, avec Orange sur l'edge computing, avec Dassault Systèmes sur les jumeaux numériques dans la santé et la cybersécurité, ou encore avec Atos sur le calcul quantique de haute performance... Les applications sont parfois très concrètes, comme avec Berger-Levrault, un éditeur de logiciels pour les collectivités territoriales, qui est utilisé à Lille pour mieux automatiser la maintenance prédictive. Nous travaillons aussi avec Total autour de la simulation numérique du sous-sol. De son côté, La Poste s'est associée avec la Fondation Inria pour créer des solutions de société numérique de confiance. Le but de la Fondation Inria est justement d'expliciter les enjeux de la révolution numérique auprès de tous, de donner du sens au numérique.

Depuis votre prise de fonction, l'Inria a aussi beaucoup développé la création de startups...

Ce n'est pas une nouveauté car l'Inria génère des startups depuis une vingtaine d'années. Certaines sont même allées jusqu'au bout du parcours : Ilog, créée en 1987 après quatre ans de recherche à l'Inria, a été la seconde entreprise française cotée au Nasdaq dans les années 1990 [elle a ensuite été rachetée par IBM en 2008, Ndlr]. La Poste a également racheté en 2021 une startup d'intelligence artificielle issue de l'Inria, Probayes. Dassault Systèmes a acheté en 2019 la plateforme de simulation 3D Argosim, et avait acquis auparavant la startup Distène. Les startups contribuent à l'impact économique et industriel que nous voulons créer. Au total, l'Inria a généré 200 startups, toutes portées par des scientifiques et des ingénieurs issus de son écosystème.

En 2018, nous étions entre 5 et 8 startups générées et accompagnées par l'Inria par an, nous sommes actuellement à une quarantaine par an, et notre but est d'arriver à une centaine. Pour cela, nous nous appuyons beaucoup sur l'Inria Startup Studio, créé en 2019. Le principe est d'aider un chercheur à valoriser son innovation en l'entourant des compétences qui lui manquent pour créer une entreprise afin de la valoriser.

Cette « rupture de positionnement », comme vous l'appelez, génère des tensions en interne. Les syndicats critiquent la place de plus en plus importante donnée aux startups et au renforcement des liens avec le secteur privé. Ils estiment que cette stratégie pénalise la recherche fondamentale. Que leur répondez-vous ?

Comme dans toute organisation qui évolue, il est normal que des oppositions s'expriment. Mais, comme je l'ai expliqué, la collaboration avec le privé est moins une rupture qu'un retour à l'ADN de l'Inria. Ensuite, je pense qu'il ne faut pas opposer la recherche et ses applications industrielles. La recherche est au cœur de l'Inria, elle doit être au meilleur niveau possible. Elle peut être uniquement théorique, mais comme on est dans un écosystème ouvert, il y a des aller-retours permanents entre le public et le privé. Il arrive qu'on crée une startup, puis que celle-ci revienne plus tard vers nous pour résoudre un problème. Je rappelle aussi que l'Inria n'a jamais autant recruté de scientifiques. Le gouvernement donne à la recherche des moyens massifs pour soutenir un agenda de souveraineté numérique, main dans la main avec les universités. Bien entendu, une partie de ces budgets va au développement de collaborations avec le secteur privé et à la création de startups, mais pas au détriment de la recherche fondamentale. Il s'agit plutôt de renforcer la jambe industrielle de l'Inria, qui était trop faible.

C'est l'idée que si les technologies de rupture ne trouvent pas d'application industrielle rapidement, les Américains et les Chinois réussiront à imposer les leurs ?

Oui car l'Inria vise l'impact. Si notre impact est seulement académique, c'est incomplet. On a vu, lors de la gestion de la crise Covid, que notre dépendance aux Gafam s'est renforcée. La force de Microsoft ou d'Amazon Web Services, c'est leur maîtrise du logiciel. L'enjeu de l'Europe du numérique, c'est de maîtriser les infrastructures technologiques de demain, et cela passe bien évidemment par la recherche et les collaborations scientifiques publiques, mais aussi par des projets industriels, pour créer les futurs standards technologiques.

Il y a des opportunités à saisir dans l'Internet des objets, où il n'y a pas encore de protocole dominant. Dans le cloud, l'un des enjeux majeurs est la réduction de son impact énergétique par le logiciel. C'est précisément l'objet d'une collaboration que nous venons de débuter avec OVHCloud. Dans l'IA, aujourd'hui, les maîtres des boîtes à outils de cette technologie sont Google et Facebook. Doit-on capituler ? Non, car on peut créer des alternatives plutôt que de voir nos développeurs rester captifs de leurs environnements numériques. Il nous faut des infrastructures technologiques logicielles souveraines.

Vous estimez que l'infrastructure logicielle est la principale valeur de l'économie numérique et vous appelez à la maîtrise des technologies logicielles critiques, notamment dans le cloud. Dans ce contexte, que pensez-vous de la très controversée stratégie « cloud de confiance » lancée par la France l'an dernier ? Celle-ci permet aux administrations et aux opérateurs d'importance vitale (OIV) et de services essentiels (OSE) de s'appuyer sur les logiciels des Gafam, du moment qu'ils sont hébergés par une co-entreprise de droit français. Mais était-il judicieux de ne pas exclure les Américains, ce qui leur ouvre in fine des parts de marché auprès d'acteurs qui détiennent des données stratégiques ?

Ce qui est important c'est de préparer les prochaines batailles, les prochaines générations du cloud. Comme je le disais, le partenariat avec OVHCloud vise à développer le futur système d'exploitation du cloud. Le plan européen sur le cloud est extrêmement volontariste, avec notamment des investissements sur le edge computing, qui est le futur du cloud pour les entreprises. Nous avons d'ailleurs un partenariat avec Orange sur ce sujet.

L'Inria a été beaucoup sollicité depuis la pandémie pour développer des outils numériques de gestion du Covid. Quel bilan tirez-vous de ces expériences ?

Au début de la pandémie en France, nous avons immédiatement identifié un énorme besoin de solutions numériques de gestion de crise pour les hôpitaux. En mars 2020, nous avons lancé une structure en interne, baptisée InriaCovid, pour identifier tous les projets qui pouvaient être développés très rapidement pour les aider. Au final, nous avons accompagné 35 à 40 projets. Une bonne partie d'entre eux ont été déployés, dont un dashboard de traitement des données sur la gestion des flux liés au Covid pour l'APHP, un outil de gestion des données des appels d'urgence au 15 dans la région Île-de-France, une application en temps réel pour les services d'urgence, ou encore l'application TousAntiCovid. Ce qui était intéressant, c'est d'être à la fois sur une mobilisation scientifique et technique de très haut niveau, et aussi sur une application opérationnelle très rapide. Une fois les projets construits pour répondre à un besoin, on les a immédiatement déployés puis évalués. Si les résultats étaient convaincants, les outils étaient conservés, sinon ils étaient arrêtés. 300 personnes de l'Inria ont été impliquées dans ces projets avec nos partenaires.

Cette méthode d'évaluation a posteriori n'a pas été appliquée pour TousAntiCovid, puisque la Cnil attend toujours l'étude d'impact qu'elle réclame depuis l'été 2020 et que le gouvernement devait fournir au plus tard il y a un an, en janvier 2021. Que s'est-il passé ? Et quel bilan tirez-vous du contact tracing, très contesté par la communauté scientifique, et y compris au sein de l'Inria ?

TousAntiCovid était un projet très particulier, que l'Inria a mené pour le compte de la Direction générale de la santé, avec un consortium de sept acteurs comprenant Dassault Systèmes, Orange, Capgemini, Lunabee Studio, l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) et l'Inserm. Au départ, l'accent était mis sur le contact tracing, qui est un sujet très compliqué techniquement. À l'inverse d'autres pays, le gouvernement a fait le choix d'une infrastructure centralisée pour des raisons de souveraineté de la donnée de santé [l'Allemagne et les États-Unis avaient fait un choix similaire avant d'opter pour la solution décentralisée d'Apple et de Google, pour des raisons d'efficacité technique, Ndlr]. Je ne me prononcerai pas sur la pertinence de ces choix, ce n'est pas mon rôle. Ce que je retiens de cette expérience, c'est la nécessité d'un vrai débat public sur les outils numériques, leurs nécessaires limites et les garde-fous qu'il faut mettre en place. Le projet a été développé en dix semaines, c'est une prouesse incroyable surtout étant donné son extrême difficulté et les obstacles techniques qu'il a fallu surmonter. Mais le temps a manqué pour un débat éclairé sur les restrictions techniques, les choix de protocole, l'impact démocratique d'un tel outil.

Pourquoi n'y a-t-il pas eu d'étude d'impact sur TousAntiCovid, alors que chaque outil lancé par l'Inria pour la gestion de la crise Covid a été évalué a posteriori, et que la Cnil réclame, en vain, cette évaluation ?

Ce n'est pas à l'Inria de juger de l'utilité du dispositif de contact tracing et de communiquer sur ce sujet. À ma connaissance, un rapport d'impact de TousAntiCovid a été transmis aux instances concernées il y a quelques jours. Le premier enseignement pour l'Inria, c'est l'importance de participer au débat public sur le numérique.

Propos recueillis par Sylvain Rolland

Sylvain Rolland

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Commentaires 10
à écrit le 22/02/2022 à 13:09
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Tout cela est bel et bon mais un ingénieur INRIA gagne la moitié de son équivalent DFKI, le centre de R&D Allemand en Intelligence artificielle. l'IA, et l'informatique en général, c'est des maths. Tant que les meilleurs préfèreront aller développer ...

à écrit le 22/02/2022 à 1:10
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Depuis 67 et la France n'a pas vu passer l'Internet .Peut être en hibernation ? En tout cas c'est partie,nous allons faire de l'informatique et nous avons l'autorisation de Washington Notre ambitieux projet décole , destination avenir , Atos, Bret...

à écrit le 21/02/2022 à 19:34
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Ils ont eu la chance avec l'effondrement de Bull Angers d'hériter des meilleurs informaticiens de l'époque donc à Rennes Beaulieu dont mon cousin gros contributeur linux, le niveau est exceptionnel, la région dispose de grandes universités, le mans, ...

à écrit le 21/02/2022 à 16:55
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Il me semble que l’argent public investi dans l’inria est dépensé de manière nettement plus efficace que dans des projets européens similaires. De plus, l’expertise quantique acquise par Atos reste française. C’est une bonne stratégie.

le 21/02/2022 à 17:30
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Avec 2 Mds € de soutien Européen.. Initiative HPC)

le 22/02/2022 à 7:57
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Et quand une grande entreprise dite "Française" sous-traite à des expertises étrangères, peut-on dire que l'expertise reste française ? Regardez ce qui s'est passé pour AREVA. C'est cela que tu appel une bonne stratégie. Nos experts sont petit à peti...

à écrit le 21/02/2022 à 16:55
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Il me semble que l’argent public investi dans l’inria est dépensé de manière nettement plus que dans des projets européens similaires. De plus, l’expertise quantique acquise par Atos reste française. C’est une bonne stratégie.

à écrit le 21/02/2022 à 15:27
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c'est bien après 30 ans de vide sur le sujet ! le monsieur a compris...

à écrit le 21/02/2022 à 12:47
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tiens, y en a un qui a eu des cours d'economie de l'innovation et qui comprend que c'est l'articulation recherche/application qui fait la force.......he ben il va se faire vomir dessus par la gauche qui prefere expliquer qu'il ne faut pas pactiser av...

à écrit le 21/02/2022 à 11:44
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Il n'y aura pas de souveraineté, tout court, tant que certain "politiques" vendront les brevets!

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