
LA TRIBUNE - Le modèle startup, qui se développe depuis une dizaine d'années en France, véhicule une image d'entreprise "cool". Aux origines, quel idéal d'organisation du travail les jeunes pousses étaient censées incarner ?
MARION FLÉCHER - Le modèle startup, qui est né dans la Silicon Valley aux Etats-Unis, s'est inspiré à ses débuts des premières communautés de hackers des années 1960 à 1980. Initialement, les startups incarnaient un idéal de travail libéré, sans contrainte hiérarchique, temporelle ou physique. L'objectif était de s'affranchir des modes d'organisation du travail et du management des entreprises traditionnelles, qui étaient perçus comme trop rigides.
Aujourd'hui, les startups veulent continuer de véhiculer cet idéal. C'est pourquoi dans leur communication elles tentent de cultiver l'image d'une entreprise humaine, libre et horizontale. Elles se disent donc à l'écoute des initiatives des travailleurs, en leur promettant de favoriser leur créativité et en organisant le travail par projets d'équipes.
Créé en décembre 2020, le compte Instagram « Balance ta startup » relaye des témoignages de salariés ou anciens salariés de jeunes pousses. Ils dénoncent de nombreuses entraves au droit du travail. Comment expliquer l'apparition de ce mouvement de libération de la parole ?
Quand j'ai commencé à étudier sociologiquement les startups il y a cinq ans, ces modèles n'étaient pas encore connus du grand public. La campagne pour l'élection présidentielle d'Emmanuel Macron, qui a fait des startups un fer de lance de son programme, a popularisé cet écosystème. Cela a entraîné une émulation totale pour ces entreprises.
Depuis, des discours critiques ont émergé sur la scène publique concernant l'organisation du travail, le mauvais management, des cas de harcèlements ou encore d'isolement... Autant de dimensions négatives du travail, qui ne correspondent pas à l'idéal du modèle startup.
Beaucoup de témoignages rapportent des cas de management toxique, de désorganisation structurelle, de surcharge de travail... Pour l'expliquer, vous évoquez dans vos travaux de recherche une "main d'œuvre docile" : pourquoi ?
Au cours de ma thèse, j'ai étudié deux cas de startups : la première était au démarrage, et la seconde était en hyper-croissance. La startup en amorçage avait été créée par des fondateurs tout juste sortis d'école de commerce. Par conséquent, ce sont des jeunes pousses avec très peu de moyens financiers car elles n'ont pas encore levé de fonds - au mieux, elles disposent de quelques subventions, souvent de Bpifrance.
Ayant peu de moyens, les startups en démarrage emploient très peu de salariés en CDI. Elles considèrent ces contrats comme étant trop « lourds » et donc, susceptibles de faire couler l'entreprise en cas d'échec. C'est pourquoi elles recourent massivement à des contrats précaires, comme les stagiaires et les premiers emplois. Le stagiaire fait alors souvent figure de salariat déguisé dans les startups, car il est courant pour lui d'occuper un poste-clé, sans personne pour l'encadrer et considéré comme un employé à part entière. Ce qui est contraire à la loi, qui prévoit qu'un stagiaire ne doit pas remplacer un poste. Il s'agit donc d'une main d'œuvre docile et quasi-gratuite pour les entreprises.
Du point de vue des stagiaires, cette première expérience va permettre de s'insérer dans le marché du travail, de gagner en responsabilité et en compétences. Ils font souvent preuve d'un engagement passionné pour leur travail car ils choisissent des startups dans des domaines qu'ils affectionnent. Ils apprécient le fait d'être considérés comme des salariés à part entière, ce qui ne serait pas le cas dans une grande entreprise. Mais le revers de la médaille est qu'ils se sentent parfois perdus, voire même abandonnés, face à la charge de travail. C'est la débrouillardise totale ! Et cela débouche sur une grande souffrance provoquée par l'anomie, c'est-à-dire l'absence de régulation par une structure.
Pour les startups en démarrage, il est très fréquent d'opérer un pivot d'activité. Quelles sont les conséquences pour les salariés ?
L'urgence dans laquelle opèrent les startups peut déboucher sur de véritables situations de souffrance pour les travailleurs. Cela est particulièrement vrai pour les startups en amorçage car les objectifs sont toujours changeants. Pour les fondateurs, il est important d'être à l'écoute du marché et d'être "agile". Mais la façon dont ils le déportent sur les salariés est parfois violente. Quand un salarié a l'impression de travailler pour rien, c'est très frustrant !
On sait aussi que les objectifs changeants sont un facteur d'intensification du travail et de stress. Comment faire face aux urgences ? Comment prioriser les tâches ? Face à cette situation de multi-activités, le salarié en startup se retrouve seul, et donc, très dépendant de ses ressources individuelles pour s'adapter. Moins le salarié a d'expérience professionnelle, plus il sera démuni. C'est pourquoi tous les salariés ne sont pas égaux : les stagiaires et les employés en premier emploi sont plus vulnérables face à des situations de travail anomiques.
A la différence, les startups en hyper-croissance sont censées être davantage structurées. Elles ont généralement levé beaucoup d'argent, leur permettant de recruter massivement. Et pourtant d'autres tensions managériales apparaissent. Comment l'expliquez-vous ?
J'ai réalisé une enquête sur une startup en hypercroissance il y a deux ans. A l'époque, elle venait de lever 40 millions d'euros et elle est depuis devenue une licorne. Lors de la levée de fonds, les effectifs sont passés de 50 à 120 salariés en six mois ! Donc beaucoup de personnes ne se connaissaient plus dans l'entreprise, ce qui favorise l'émergence de nouvelles tensions. Les anciens salariés, dont certains étaient dans l'entreprise depuis sa création, se retrouvaient brutalement mis en concurrence avec les nouvelles recrues.
En grossissant, les startups se rapprochent des entreprises traditionnelles. Un mouvement de hiérarchisation et de bureaucratisation s'opère, avec la mise en place de pôles et de procédures. C'est pourquoi des moyens considérables sont investis dans la fameuse "culture d'entreprise" pour organiser des soirées et des activités sportives, avoir de jolis locaux, proposer des formations... L'idée est de fédérer. Pour les startups, il faut créer toujours plus d'engagement de la part de leurs salariés pour préserver « l'esprit d'une grande famille » malgré la hausse des effectifs.
Vous décrivez justement cet "esprit de famille" que les startups tentent de créer en développant un sentiment de "loyauté" de leurs salariés. Comment cela se traduit concrètement ?
Les startups mettent l'accent sur les recrutements. Au-delà des compétences, les recruteurs cherchent à savoir si le nouveau salarié va « fitter » comme ils disent, c'est-à-dire bien s'intégrer à l'équipe en place. Les personnes recrutées dans ces startups se ressemblent socialement : centres d'intérêts semblables, style vestimentaire identique...
Les dispositifs managériaux déployés dans les startups pour créer du collectif est quelque chose de propre à cet écosystème : un investissement vraiment important est réalisé pour créer un réel attachement à l'entreprise. Il peut y avoir des opérations "team building" dans des grands groupes et des PME, mais dans une moindre mesure.
L'idée sous-jacente est de rendre le travail plus ludique et d'en faire une source de bien-être, pour ne pas avoir l'impression d'être contraint de travailler. La startup devient alors un lieu et un vecteur central de toutes les sociabilités : on y vit, on y fait du sport, on y travaille et on y fréquente ses collègues/amis...
La culture d'entreprise peut aussi déboucher sur un corporatisme exacerbé. Quelles en sont les limites ?
Dans la startup en hyper-croissance où j'ai réalisé mon enquête, énormément de soirées étaient organisées. Et il y avait une certaine pression sociale à y participer. Si les salariés ne participaient pas à ces temps communs, alors il y avait la crainte d'être exclu du collectif de travail et de cette "famille" qui vous unit à l'entreprise.
D'autant plus que la moyenne d'âge était seulement de 26 ans, donc il y avait énormément de jeunes sans contrainte familiale. Seulement une poignée de salariés avaient des enfants à l'époque, et ils me confiaient en entretien se sentir en décalage et de facto, exclus, car il était compliqué de se rendre à tous les événements.
Au-delà de la culture d'entreprise, en quoi les startups peuvent avoir un mode d'organisation différent des entreprises traditionnelles ?
Les startups recourent massivement aux outils numériques de gestion du travail, comme Slack, Trello, etc. et cela engendre des conditions de travail particulières. Ces outils multiplient les sollicitations des travailleurs et créent de nouvelles difficultés de management.
Quand Slack est constamment ouvert, il faut répondre aux messages privés et à ceux des managers. La sollicitation étant constante, cela peut entraîner une forme de pression et de stress. Pour les salariés, cela requiert une nouvelle organisation pour pouvoir faire correctement leur travail, tout se montrant aidant pour les collègues et disponible pour les managers.
La culture cool et les outils numériques de gestion du travail finissent-ils par instaurer une emprise psychologique sur le salarié ?
Les startups se caractérisent par un important contrôle social exercé par les pairs. C'est un milieu de réseaux, et donc cela peut exercer naturellement une grande pression sur les travailleurs. Plus un milieu est fondé sur l'inter-connaissance et une logique de réputation, plus la valeur d'une personne sera jugée sur sa capacité à s'investir et croire au modèle proposé pour le promouvoir et en devenir son ambassadeur.
A cela s'ajoute un auto-contrôle très important. Par exemple, les salariés vont intégrer qu'ils ne doivent pas faire un usage abusif des distractions présentes dans l'entreprise, comme la table de ping-pong. Sans que personne ne demande de travailler davantage, tout le monde va rester une ou deux heures de plus le soir. Quelqu'un qui part à l'heure est perçu comme quelqu'un qui ne travaille pas beaucoup. Ces logiques de réputation se diffusent rapidement et donc, les individus intériorisent la contrainte et se l'imposent à eux-même sans que la hiérarchie ait besoin de le faire. Cela est propre aux startups, mais aussi aux petites entreprises, où le collectif est très fort. Les espaces sont organisés pour que tout le monde se voit et les comportements valorisés sont ceux qui sont enthousiastes au travail.
Finalement, les problèmes managériaux sont-ils intrinsèques au modèle startup ?
Il y a des tensions inhérentes au modèle, car il repose sur un but de croissance très rapide et très forte, couplée à de fortes incertitudes concernant le financement, le développement du produit... Il est donc très compliqué pour les fondateurs de poser un cadre stable, car tout se fait dans l'urgence.
En amorçage, le risque d'échec pend constamment au nez des fondateurs. Au contraire, en hyper-croissance, les fondateurs sont soumis à la pression des actionnaires avec une obligation de résultat. Cette pression se déporte souvent sur les managers, qui eux-même la répercutent sur les travailleurs...
Sans oublier une problématique récurrente : les fondateurs ne sont pas toujours des bons managers. Parmi les créateurs de startups, 35% sont issus d'écoles de commerce et 21% d'écoles d'ingénieurs. Etant spécialisés souvent dans la finance et le marketing, ils savent faire des business plans et des études de marchés, mais pas forcément manager des personnes. Le management repose donc souvent sur la personnalité et les qualités humaines des fondateurs pour fédérer... Avec les risques que cela induit.
Au-delà des conditions de travail, de nombreux témoignages relatent des cas de harcèlement moral et/ou sexuel. Comment l'expliquez-vous ?
Un premier élément de réponse est la place des femmes dans les startups en termes de division du travail. Tout d'abord, les femmes créatrices de startups sont sous-représentées : seulement 26% des startups sont créées par des femmes, selon une étude que j'ai réalisée en 2019. Ensuite, quand elles sont salariées, les femmes très souvent n'occupent pas les mêmes postes, elles sont moins représentées dans la hiérarchie que leurs homologues masculins.
Les startups, principalement tech, emploient beaucoup de développeurs. Actuellement, c'est une filière encore essentiellement masculine. Or, ces postes sont extrêmement valorisés en interne car leur travail est au cœur de l'activité des startups. Généralement, ce sont donc des emplois mieux rémunérés et dotés de plus d'avantages. Etant très demandés sur le marché de l'emploi, ils savent aussi qu'ils pourront retrouver facilement ailleurs si l'entreprise ne leur plait pas. Ils sont donc en position de domination complète. En revanche, les femmes occupent plus souvent des fonctions supports, qui sont moins valorisées et donc moins rémunérées. Une exception est faite avec les postes marketing et commerce, où la répartition est plutôt égalitaire mais les hommes occupent davantage les postes à responsabilités.
Le deuxième élément de réponse est la place des femmes dans les soirées d'entreprises et les moments de sociabilité. Dans la startup où j'ai enquêté, j'ai assisté à des périodes de crise avec plusieurs cas de harcèlements sexuels dénoncés. En interne, cela a donné lieu à des mails de la part des fondateurs, qui dénonçaient ces agressions comme inacceptables, mais aucune mesure disciplinaire n'a été prise. C'était néanmoins la première fois que les fondateurs s'en saisissaient comme un véritable problème, alors qu'auparavant, il y avait déjà eu des cas similaires sous l'effet de l'alcool et les femmes devaient se débrouiller seules.
Pourquoi la libération de la parole est-elle si difficile ?
La libération de la parole est extrêmement compliquée pour les victimes dans ces entreprises où le contrôle social et la pression des pairs est si forte, car tout le monde veut éviter les rumeurs.
Comme dans tous les cas de harcèlements, je pense qu'il y a beaucoup de situations où malheureusement, les femmes n'osent pas parler parce qu'elles intériorisent une forme de responsabilité. Par exemple, si cela se passe en soirée, une femme peut se dire qu'elle avait trop bu également. Conséquence : elle ne parvient pas à se poser en victime et donc, elle n'est pas en mesure de le dénoncer. La victime est généralement apte à en parler une fois qu'elle a quitté l'entreprise.
Une remise en question du modèle est-elle envisageable en interne ?
En situation de travail, les salariés n'osent pas. Pour expliquer cette auto-censure, il y a la pression du groupe mais aussi un aspect "gestion de carrière" : en critiquant le modèle, il y a la crainte de se voir évincer du milieu...
Lorsqu'on endure des conditions de travail compliquées, bien souvent le collectif compense. Dans les usines, face à un travail mécanisé, intense et déshumanisé, les ouvriers faisaient du collectif un levier de résistance. Dans les startups, c'est un levier d'acceptation. En revanche, une fois que le collectif n'est plus en mesure de compenser, alors un détachement progressif s'opère et la critique peut être formulée. Mais le moyen de protestation privilégié est de chercher un travail dans une autre entreprise, empêchant ainsi une remise en question des pratiques internes.
L'absence de syndicat dans les startups a-t-elle une influence sur l'auto-censure et le manque de dialogue ?
L'absence de syndicat joue sur les modes de résistance au travail. Il ne faut pas oublier que la main d'œuvre des startups est souvent proche socialement du milieu des fondateurs. Ils sortent souvent des mêmes écoles et affectionnent le milieu de l'entrepreneuriat. Ils ne diabolisent donc pas les dirigeants, mais au contraire, ils les admirent, et comprennent leurs problématiques.
Dans les entretiens réalisés en startups lors de mes enquêtes, les salariés étaient généralement réticents aux syndicats et en avaient une vision assez négative. Les syndicats étaient perçus comme des organisations qui pèsent trop lourdement dans l'organisation de l'entreprise, créent des conflits pour rien, etc. Et donc, bien souvent, les salariés estiment pouvoir peser seul dans les relations avec leurs dirigeants.
Par extension, le rôle du délégué du personnel en startup est aussi amoindri. Il est considéré comme la personne en charge de l'animation du collectif et de la défense d'intérêts comme l'obtention de tickets restaurants, mais il n'est pas perçu comme un défenseur de droits organisés que l'on peut consulter si on a un problème. Pour tenter des médiations, les salariés se tournent généralement vers les ressources humaines. Mais en réalité, il y a très peu de recours. C'est pourquoi les salariés déçus préfèrent quitter l'entreprise.
Propos recueillis par Anaïs Chérif
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