Feriez-vous des tâches simples et répétitives, sur votre ordinateur et depuis votre canapé, pour quelques euros de plus ?
Le géant du e-commerce et du cloud Amazon pense que oui, et a créé en 2006 une plateforme nommée Mechanical Turk. Elle permet aux entreprises et aux chercheurs de proposer à une masse de travailleurs indépendants la réalisation de micro-tâches de quelques secondes à quelques minutes. En tant qu'intermédiaire, Amazon prend un pourcentage de la transaction.
Ce type de travail, baptisé « crowdsourcing » en anglais et « travail du clic » en français, se décline sous de nombreuses formes : détourer des éléments sur une image, vérifier la couleur d'un objet, écrire une fiche de description d'un produit, confirmer la transcription d'un enregistrement de quelques secondes... Les finalités sont tout aussi variées : fournir des données annotées aux intelligences artificielles, valider des processus de certification, améliorer le référencement de produits...
Si Amazon Mechanical Turk (AMT) a lancé le modèle, d'autres l'ont rapidement imité (Figure Eight, Microworkers, Clickworkers). Mais pendant longtemps, aucun n'avait mis les pieds en France. Foule Factory s'est donc emparée de l'opportunité en 2014 avec, en plus, de belles promesses pour ses travailleurs : un nombre limité de contributeurs pour offrir assez de travail aux inscrits, des gains horaires supérieurs à 10 euros, un plafond de 250 euros gagnés par mois pour éviter la dépendance à la plateforme... Ce positionnement « qualitatif et éthique », dixit le fondateur Daniel Benoilid, se veut à l'opposé de celui des autres plateformes de crowdsourcing, régulièrement décriées. De nombreux reportages et études relaient les témoignages de travailleurs d'AMT ou de Figure Eight, payés à peine une poignée de centimes de l'heure...
Des travailleurs déjà employés
Mais derrière son affichage éthique, le français fait-il réellement mieux que ses concurrents américains ? Sur de nombreux points, oui. En théorie, la startup invite les travailleurs inscrits, ou « fouleurs », à effectuer des tâches sur leur temps libre, autrement utilisé à des activités non rémunérées, comme regarder la télévision ou jouer à des jeux de société.
« Nous voulons par principe qu'il s'agisse d'un complément de revenu. Nous promettons la fin du burn out à nos clients, ce n'est pas pour le transférer à d'autres », prévient le dirigeant.
Deux sociologues du CNRS, Pauline Barraud de Lagerie et Luc Sigalo Santos, ont enquêté sur Foule Factory, et publié en 2018 un article intitulé « Et pour quelques euros de plus. » Ils y dressent notamment une classification des travailleurs.
« Le profil majoritaire des fouleurs est celui attendu par Daniel Benoilid : des personnes déjà employées, qui utilisent la plateforme occasionnellement, sur des durées limitées », précise en introduction Luc Sigalo Santos.
Pour couper clairement le cordon avec AMT et consorts, Foule Factory s'est doté, début 2019, d'une nouvelle devanture pour ses clients, baptisée Wirk.io. Le fondateur la définit comme étant un « logiciel pour atomiser un projet », c'est-à-dire le découper en micro-tâches faciles à réaliser. Ensuite, les utilisateurs de la plateforme ont accès à « plus de 400 applications », afin d'effectuer chacune de ces micro-tâches. La moitié des applications traite automatiquement les données, tandis que l'autre fait appel à la foule de travailleurs indépendants.
« Prenons le cas des banques qui utilisent Wirk pour leurs procédures de conformité. La récupération des données sur la carte d'identité, par exemple, sera automatique, grâce à un petit modèle d'intelligence artificielle. Mais ce sera un humain qui vérifiera que le dossier est complet », élabore Daniel Benoilid. Ainsi, « deux tiers de notre chiffre d'affaires est fait sans appel au crowdsourcing », calcule-t-il, affirmant par ailleurs la rentabilité de sa startup. Il cherche donc ses adversaires ailleurs : « Nous ne nous voyons pas comme concurrent d'Amazon Mechanical Turk, mais plutôt comme celui des grands bureaux d'optimisation Docaposte ou Jouve. »
60 % des utilisateurs gagnent moins de 5 euros par mois
La comparaison s'avère avantageuse. Pour réduire leurs coûts, ces groupes tendent à délocaliser les emplois dans des pays plus pauvres, alors que Wirk promet de les relocaliser en France, avec l'engagement d'un taux horaire correct. « C'est une question éthique de ne pas faire de profit autour de la paupérisation. Dans le prix global, le free-lance pèse un tiers, mais il n'y a pas de sens économique à tirer cette marge. Ce n'est pas grave si nous sommes 20 % plus chers que Madagascar », lance l'entrepreneur.
Mais l'article des sociologues du CNRS met aussi en avant une population d'utilisateurs intensifs, plus précaires, estimée à 15 % du total, qui passe parfois la journée entière sur la plateforme. D'après eux, plus de 60 % des utilisateurs gagnent moins de 5 euros par mois, et les principaux contributeurs dépassent à peine les 50 euros, loin sous le plafond de 250 euros mensuels. Et pour cause : malgré son nombre limité d'inscrits, la plateforme ne propose pas assez de travail et ces utilisateurs intensifs passent la majorité de leur temps à rafraîchir la page des offres de tâches. Ce n'est pas tout. Sur Foule Factory, le taux horaire par tâche, clairement indiqué, est défini par les clients.
En conséquence, certains en profitent pour proposer des rémunérations extrêmement faibles, parfois 1 euro de l'heure, tandis que d'autres sous-estiment (volontairement ou non) la durée de réalisation des tâches, de sorte que le taux horaire affiché ne correspond pas à la réalité. Et encore, ce pourrait être pire, car le nombre de travailleurs en recherche de tâches à effectuer ne serait pas si important : sur les 50.000 inscrits, les deux chercheurs estiment que seuls 3.000 sont actifs mensuellement.
Des intermédiaires pas si neutres
Luc Sigalo Santos tempère cependant ses observations :
« il faut dissocier l'enjeu politique de l'analyse sociologique. Oui, le crowdworking porte en germe un retour à une forme de travail aliénant, mal payé, qui prive les travailleurs de statut et de la protection de l'emploi. Mais sociologiquement, une bonne partie de ces travailleurs y trouvent leur compte, sur la base du "mieux que rien". Ils travaillent à domicile, peuvent concilier l'activité avec des tâches familiales... et ils sont conscients qu'ils ne peuvent en faire leur revenu principal. »
Pour lui, le problème le plus important est que les plateformes prétendent, à tort, être comme un intermédiaire neutre, et se déchargent de toute responsabilité. Peut-être est-ce pour cela qu'avec Wirk, les équipes de Daniel Benoilid reprennent la main en fixant eux-mêmes le prix des micro-tâches.
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