Droits voisins : les journaux, otages de Google, négocient en ordre dispersé

MÉDIAS EN MUTATIONS (2/4). L'affaire dite des droits voisins qui oppose Google et les titres de presse écrite est loin d'être terminée. La signature récente d'un accord avec les seuls journaux d'information politique et générale n'a pas résolu le problème et créé la zizanie parmi les familles de presse.
(Crédits : Eric Gaillard)

> Épisode 1 : Avec la fin annoncée du papier, la presse voit la lumière sur le digital

La presse s'est lancée à l'assaut de la forteresse Google. Refusant de laisser le géant du Net utiliser leurs articles sans les rémunérer, journaux et magazines bataillent depuis deux ans pour recevoir leur dû. Mais leurs troupes attaquent la place forte de Mountain View en ordre dispersé. L'origine du conflit tient en deux mots : droits voisins. Soit des droits d'auteur réservés à la presse pour la rémunérer de la mise à disposition d'extraits de ses articles ou vidéos.

D'un côté, les titres d'information politique et générale (IPG), regroupés au sein de l'APIG (Alliance de la presse d'information générale, dont La Tribune fait partie), qui fédère 283 représentants de la presse quotidienne nationale, régionale, départementale et hebdomadaire régionale, ont scellé un accord avec Google pour la rémunération de leurs articles. De l'autre, la presse magazine et spécialisée qui refuse le deal et maintient sa plainte. Au centre : les instances réglementaires françaises et européennes qui tentent de mettre tout le monde d'accord.

Fort de sa position ultra dominante - 92% du marché du search (la recherche sur les moteurs ndlr) en 2020 -  et de son service Google News (Actualités en français) qui agrège les liens des articles de presse, le moteur de recherches est incontournable pour la visibilité des titres.

En 2013, VG Media, une association qui collecte les droits d'auteurs pour les éditeurs allemands, dont les groupes Axel Springer, Burda et Funke, a attaqué Google en justice pour obtenir des dommages pour l'utilisation d'extraits de texte, d'images et de vidéos des contenus de presse et de médias sans autorisation et en particulier sans payer de frais de licence. La même année, l'AEDE (Association des Editeurs de Journaux Espagnols) en Espagne a engagé une action similaire. Google a fermé son service News en Espagne et les éditeurs ont dû mendier un retour sur le service. En Allemagne, la réaction de Google été identique. VG Media a retirée sa plainte en juin 2020 suite à une décision justice de la Cour de Justice Européenne de septembre 2019.

Des déboires qui n'ont pas empêché le gouvernement australien d'édicter tout récemment un « code de conduite contraignant » (en cours d'examen par le Parlement) visant Google et Facebook avec à la clé des pénalités de plusieurs millions d'euros en cas d'infraction. La réaction du géant californien a été fidèle à ses habitudes : menace de fermer son service de recherche en Australie. Comme la nature numérique a horreur du vide, Microsoft s'est empressé de proposer en remplacement son moteur Bing.

L'empire Google contre-attaque


Pour apaiser les tensions, Google vient de lancer Google News en Australie. Sept éditeurs ont déjà accepté d'y participer en signant des licences pour la reprise de leurs articles contre une rémunération, sur le modèle français. Google vient aussi d'accepter de verser des « sommes significatives » en contrepartie des contenus du groupe de presse News Corp. de Rupert Murdoch et a provisionné un milliard de dollars pour News Showcase dans le monde entier, un nouveau programme dans lequel les médias partenaires peuvent diffuser des contenus contre rémunération. Des députés européens militent pour que l'Union Europénne emboîte le pas des Australiens. Le cadre du Digital Services Act (DSA), ou loi sur les services numériques en cours d'étude à la Commission, pourrait permettre d'intégrer certaines des dispositions australiennes, par exemple le droit pour les éditeurs de connaître les modifications des algorithmes des plateformes qui pourraient affecter leur audience. En France, le conflit a débuté il y a deux ans. Le 26 mars 2019, le Parlement européen adopte par 348 voix contre 274 la directive sur le droit d'auteur après deux ans de débats enflammés.

À peine signé, le texte est critiqué de toutes parts. Par les entreprises de presse, qui estiment que Google contourne la directive en conditionnant la mise en avant de leurs contenus à une réutilisation gratuite d'extraits de leurs articles et de leurs vidéos. Par Google, qui ne voit pas pourquoi il mettrait la main à la poche, qu'il a pourtant profonde (161,9 milliards de dollars de chiffre d'affaires pour un bénéfice de 34,3 milliards en 2019), alors qu'il offre à la presse une visibilité forte grâce à l'audience apportée par son moteur de recherche. La société présidée par Sundar Pichai contre-attaque en référençant moins bien les journaux qui refusent de le laisser continuer à exploiter gratuitement titres, extraits d'articles et vignettes dans ses résultats de recherche. En avril 2020, l'Autorité de la Concurrence puis la Cour d'Appel de Paris ordonnent à Google de négocier « de bonne foi » avec les éditeurs.

Le 21 janvier dernier, l'APIG accepte le principe d'accords individuels de licence qui couvriront les droits voisins et ouvriront aux journaux l'accès à News Showcase qui devrait arriver en France en mai ou juin prochain. Pierre Louette, président de l'APIG et PDG du groupe les Echos le Parisien, maîtrise depuis longtemps les arcanes de ce dossier compliqué. En 2006, alors à la tête de l'AFP, il avait déjà croisé le fer avec Google en portant plainte au nom de l'agence pour violation de la loi sur le droit d'auteur et le copyright et en lui réclamant 17,5 millions de dollars avant de conclure un agrément dont les termes ont été tenus secrets.

Une première mondiale


En 2013, Google avait accepté de créer un fonds de 60 millions d'euros pour « soutenir les initiatives innovantes afin d'accompagner la presse française dans son développement numérique ». Une somme considérée comme une aumône par une presse qui s'est sentie humiliée. Pour Pierre Louette, l'accord du 21 janvier

« c'est une première européenne, et peut-être mondiale. Nous avons fait en sorte que Google rentre dans une logique de négociations et reconnaisse l'existence du droit voisin, qui inclut une rémunération couvrant l'ensemble de la présentation de nos contenus dans les produits Google existants ou à venir comme News Showcase. C'est un accord équilibré. Et j'espère qu'il y aura d'autres signatures ultérieures avec Twitter et Facebook. La lutte continue ».

Denis Olivennes, directeur général de Libération interrogé par Mind media, est sur la même longueur d'onde : « à partir du moment où la loi n'était pas aussi contraignante pour les plateformes que ce que nous, éditeurs, voulions, il faut s'en contenter et faire avec. L'accord cadre conclu par l'APIG est satisfaisant et j'estime que j'ai passé un excellent accord avec Google pour Libération. Il est probable que Facebook va suivre cet exemple et appliquer lui aussi la loi ». D'autres acteurs, comme les éditeurs de presse en ligne du Spiil, dont le plus connu est Mediapart, dénonce au contraire « des accords opaques, inéquitables et nuisibles pour l'indépendance de la presse ». Quelle somme vont se partager les titres d'information politique et générale, sachant que le montant alloué à chacun est dépendant du volume quotidien de publication, de l'audience Internet mensuelle et de « la contribution à l'information politique et générale », une notion floue sujette à débat ?

Le montant était protégé par un accord de confidentialité mais Reuters a évoqué le 12 février la somme de 76 millions de dollars (62,7 millions d'euros) pour trois ans, soit moins de la moitié des 150 millions d'euros demandés par les éditeurs. Google va verser 22 millions de dollars (18,15 millions d'euros) par an aux 121 éditeurs, plus 10 millions de dollars (8,25 millions d'euros) pour qu'ils s'engagent à ne pas le poursuivre en justice pendant ces trois ans. Le Monde, Le Figaro et Libération ont négocié environ 3 millions euros chacun par an, et promis selon Reuters de commercialiser leurs abonnements via Google. « Quand les éditeurs sont solidaires, ils obtiennent des choses qu'il n'auraient pas eu tout seuls » estime pourtant Pierre Louette. Solidaire, ce n'est pas vraiment le terme employé par ses confrères éditeurs de presse magazine et spécialisée, oubliés de cet accord cadre.

Mauvaise foi permanente

Le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) a annoncé maintenir sa plainte contre le géant du Net et dit poursuivre « ses efforts pour obtenir une juste rémunération de la création de valeur à laquelle participe toute la presse française et dont Google bénéficie grandement ». De son côté, la Fédération nationale de la presse spécialisée (FNPS) considère que l'accord « acte de facto la position illégale de Google » car il limite la rémunération aux seules publications d'information politique et générale. Alain Augé, président du SEPM, ne cache pas son amertume après la signature de l'accord entre l'APIG et Google : « nous regrettons que l'Alliance se soit précipitée pour signer cet accord alors même que nous n'avons pas encore les décisions de l'autorité de la concurrence. Cette signature affaiblit le front commun et la position de la presse. C'est dommageable ».

Très remonté, le directeur général de Bayard Presse accuse le G des GAFAM de « mauvaise foi permanente » : « quand on dit que Google reconnaît le droit voisin, c'est pour mieux l'évacuer et donner une somme maigrelette aux seuls éditeurs d'IPG (information politique et générale). Et, ultime avanie, le montant est exprimé en dollars ! C'est-à-dire que converti en euros, il a déjà baissé de 10 % ». À la FNPS, qui rassemble des éditeurs membres de sept syndicats de presse, le ton est le même. « Le gros problème, c'est la désunion. C'est là-dessus que Google a joué dès le départ. On est resté sur la même longueur d'onde quand il s'est agi de transposer la loi en droit français. Les divergences ont commencé quand le projet de loi a été porté au Sénat (en juillet 2020 NDLR). C'est là qu'est arrivée la notion d'information politique et générale » raconte Laurent Berard-Quelin, président de la FNPS. Une notion qui, selon lui, n'existe nulle part ailleurs en Europe. « Google nous dit : ce sont des contenus très intéressants, mais on vous propose de les rémunérer à coût nul. C'est ce qui est écrit noir sur blanc dans leurs propositions » s'insurge-t-il. Et d'ajouter que lier une négociation juridique (le droit voisin) à une négociation commerciale (News Showcase), « fragilise le démarrage de la mise en place du droit voisin ».

Contenu égal rémunération


Malgré ces critiques acerbes de ses confrères, Jean-Pierre de Kerraoul, président de l'ENPA (European Newspaper Publishers Association) et un des négociateurs de l'accord pour l'APIG reste positif : « l'élément essentiel retenu par Google sous la pression de l'Autorité de la concurrence, c'est le principe que la génération de trafic n'est pas une rémunération. Le contenu, lui, justifie une rémunération. Nous souhaitons que celle-ci concerne l'ensemble de la presse et que la directive soit transposée le plus vite possible dans tous les pays de l'union européenne ».

Ce feuilleton, comme on disait avant l'ère des séries, n'est pas terminé, et on peut s'attendre à d'autres rebondissements. L'enjeu est crucial pour la presse écrite qui a vécu une année 2020 difficile, entre confinements, faillite de Presstalis (ex NMPP, qui distribue la presse dans les points de vente) et arrêt des événements physiques. Mais si d'autres familles de presse font condamner Google, celui-ci risque de recourir aux mesures drastiques dont il est coutumier. Or, sans un référencement performant de leurs articles, journaux et magazines risquent tout simplement de devenir invisibles.

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Retrouvez toute la semaine notre série « Médias en mutations »

Épisode 1 : Avec la fin annoncée du papier, la presse voit la lumière sur le digital

Épisode 2 : Droits voisins : les journaux, otages de Google, négocient en ordre dispersé

Épisode 3 : Grâce au Covid, la télé résiste bien à la "netflixisation" des usages

Épisode 4 : Avec le podcast, la radio trouve son salut dans la voix



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Commentaires 3
à écrit le 23/02/2021 à 14:25
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y a toute une partie de la presse qui est aussi pathetique que l'industrie musicale du temps de napster et gnutella le pire c'est qu'on sait avant ce qu'il va se passer apres, et que les gras foncent dans le mur tete baissee, puis se plaigne, car la...

à écrit le 23/02/2021 à 10:14
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La zizanie profite au règne de la bête. Moi qui pensais que Google, ce monopole hors catégorie, grand maitre chanteur, avait déjà été démantelé..... C'est l'Australie qui en voit de toutes les couleurs avec Google, notamment parce qu'elle pèse peu ...

à écrit le 23/02/2021 à 8:18
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Un peu de vie au milieu de ce microcosme bien compromis avec les milieux politico-financiers ne peut pas leur faire de mal bien au contraire. Non mais imaginez s'ils parvenaient même à se remettre en question ? Ouhaou... bon on va attendre un peu qua...

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