Chez Orange, le coup d'État permanent

RIFIFI DANS LES TÉLÉCOMS - ÉPISODE 3/3. Les télécoms sont devenus, encore plus en ces temps de pandémie, un actif stratégique majeur, d'où des relations parfois tumultueuses avec l'Etat. La Tribune vous raconte en trois épisodes - la 5G, les tentatives de consolidation, le rôle de l'opérateur historique - comment Emmanuel Macron est intervenu à de nombreuses reprises auprès des quatre opérateurs privés français. Troisième épisode de notre série centrée sur Orange, ex-France Télécom et numéro un du marché, qui doit sans cesse composer avec les injonctions contradictoires de l’État, son premier actionnaire.
Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l'Elysée, et Stéphane Richard, le PDG d'Orange, le 12 février 2014, à San Francisco.
Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l'Elysée, et Stéphane Richard, le PDG d'Orange, le 12 février 2014, à San Francisco. (Crédits : Reuters)

> ÉPISODE 1 - Huawei en France, la drôle de guerre de la 5G

ÉPISODE 2 : Macron et les télécoms, des liaisons dangereuses

Orange a une position singulière dans le paysage des télécoms françaises. Du haut de ses 42 milliards d'euros de chiffre d'affaires, il est de loin le premier opérateur du pays. Mais si tous ses rivaux sont la propriété de milliardaires et d'influents industriels comme Xavier Niel, Patrick Drahi ou Martin Bouygues, l'ex-France Télécom reste sous la coupe de l'Etat, son premier actionnaire à hauteur de 23% du capital. Stéphane Richard, son PDG, doit sans cesse composer avec les ambiguïtés et contradictions de l'exécutif, dans un contexte où les intérêts de l'Etat-actionnaire, ceux du gouvernement et des politiques aux manettes divergent souvent.

Ancien directeur de cabinet de Christine Lagarde au ministère de l'Economie et des Finances, le dirigeant, à la tête d'Orange depuis 2011, a pris l'habitude de se montrer diplomate vis-à-vis de l'Etat. « Depuis dix ans, les choses se passent plutôt bien » soutient un proche de la direction, concédant qu'il existe « des sujets qui énervent ». Aux yeux de ses concurrents, Stéphane Richard n'a pourtant guère le choix que de se rallier régulièrement à la volonté de l'Etat, parfois aux dépens des intérêts de l'entreprise et du secteur. « Stéphane Richard a un agenda politique, lâche un haut cadre d'un concurrent. Il gueule de temps en temps, mais au fond, il veut plaire à l'Etat. » Il a, en retour, toujours bénéficié du soutien de l'Elysé: nommé sous Nicolas Sarkozy, le PDG a été reconduit sous François Hollande, avant d'être une nouvelle fois adoubé par Emmanuel Macron.

Est-ce pour « plaire à l'Etat » que Stéphane Richard n'a pas tapé du poing sur la table suite à son interdiction de déployer des antennes 5G Huawei dans l'Hexagone ? En face, Free, qui a écopé de la même interdiction qu'Orange, ne cesse d'hurler contre cette décision. Xavier Niel clame qu'il est injuste que SFR et Bouygues Telecom puissent continuer, au moins pour quelques années, à recourir à l'équipementier chinois. Stéphane Richard s'était pourtant largement opposé à l'exclusion de Huawei, tout en fustigeant la position française qui consiste à interdire cet équipementier sans le dire explicitement. Mais désormais, il ne souhaite plus, officiellement du moins, faire de vagues. 

Un conseil d'administration divisé

Une autre affaire récente a suscité l'agacement de l'état-major d'Orange. Au printemps dernier, l'Etat a fait pression sur l'opérateur historique pour qu'il réduise son dividende 2019. L'épidémie de coronavirus touche la France de plein fouet, le pays est en plein confinement. Dans ce contexte de crise sanitaire et économique, l'Etat mène une campagne anti-dividende auprès du CAC 40. Son credo : hors de question que les grands industriels, surtout ceux qui font appel à l'aide publique et aux prêts garantis par l'Etat (PGE), rincent leurs actionnaires. Les groupes comme Orange, où l'Etat est au capital, doivent donc montrer l'exemple...

Cette baisse forcée du dividende a irrité Stéphane Richard. « Cela n'a pas été facile de négocier avec nos actionnaires, y compris avec notre actionnaire de référence, et nous prenons cette décision le cœur serré », a-t-il déclaré. A ses yeux, cette baisse est injustifiée. Il argue que, contrairement à d'autres groupes, les affaires d'Orange n'ont été que peu affectées par la pandémie, qu'il dispose de milliards d'euros de trésorerie, et n'a pas demandé un centime d'argent public pour passer la crise... Tout rognage du dividende n'aurait selon lui qu'un effet : décourager les investisseurs déjà frileux à l'égard des télécoms, et plomber davantage son cours de Bourse qui chute depuis la fin 2019. Six mois plus tard, après la publication de bons résultats trimestriels, le conseil d'administration d'Orange a immédiatement annoncé « un retour à la normale » pour le dividende 2020. « Ces quelques centaines de millions d'euros » supplémentaires viendront alimenter « les caisses de tous les actionnaires », y compris, donc, celles de l'Etat, a défendu Ramon Fernandez, le directeur général délégué du groupe.

Les desideratas des pouvoirs publics divisent souvent le conseil d'administration d'Orange. L'affaire des droits de votes doubles, en 2015, l'illustre. Ce mécanisme, issu de l'application de la Loi Florange votée un an plus tôt, a permis à l'Etat de renforcer son pouvoir aux dépens d'autres actionnaires. Sa mise en place a accouché de débats électriques. D'un côté, les sept administrateurs indépendants ont vu rouge, fustigeant « le retour du bon vieux état dirigiste à la papa », résume une source proche d'Orange. De l'autre, les trois représentants de l'Etat et les quatre représentants des salariéétaient pour. Sept contre sept : une équité parfaite. C'est donc la voix de Stéphane Richard, considéré comme administrateur indépendant, qui a finalement fait pencher la balance en faveur des droits de votes doubles... Selon Le MondeMartin Vial, le patron de l'Agence des participations de l'Etat (APE), lui a notamment demandé de voter en sa faveur. À l'époque, cette question des droits de votes doubles avaient d'ailleurs provoqué des tensions entre Stéphane Richard et Emmanuel Macron, alors ministre de l'Economie.

Quand Montebourg tacle Richard

L'Etat n'hésite pas non plus à tordre le bras à Orange pour défendre des intérêts souverains et garder certaines activités dans l'Hexagone. Ce fut le cas lors de la vente avortée de Dailymotion à Yahoo! en 2013. Orange négocie la cession de cette star du Net, dont la valeur a triplé depuis son entrée au capital en 2011, au géant américain. L'objectif est d'encaisser une grosse plus-value, tout en permettant à Dailymotion de se développer aux Etats-Unis. Mais Arnaud Montebourg, le ministre du Redressement productif, s'y oppose : il souhaite garder cette pépite dans le giron français. Dans le Wall Street Journal, il interpelle le PDG d'Orange : « Je ne sais pas ce que vous faites. » Stéphane Richard, lui, s'étrangle : « Dailymotion est une filiale d'Orange et non de l'Etat », lâche-t-il alors aux Echos. Mais le deal est abandonné. En 2015, Vivendi rachètera Dailymotion, qui ne cesse, depuis, de boire la tasse face à la concurrence de Youtube.

C'est parfois poussé par certains lobbys que l'Etat toque à la porte d'Orange. En 2018, l'Elysée et Bercy se sont démenés pour que l'opérateur signe un accord, dans la douleur, avec Eutelsat concernant le lancement et la commercialisation d'un nouveau satellite, fabriqué par Thales Alenia Space, pour apporter Internet dans les territoires reculés. Initialement, Eutelsat souhaitait convoler avec l'américain Viasat, qui ambitionnait de couvrir l'Europe et l'Afrique via un satellite construit par Boeing. Mais le projet a suscité l'ire de la filière spatiale française, furieuse de se retrouver sur la touche, qui a alerté les pouvoirs publics.

Pour beaucoup d'observateurs, c'est un autre lobby, bancaire cette fois, qui a poussé l'Etat à ne pas voter en faveur d'Orange Bank, le service de banque en ligne de l'opérateur. Lancé en 2017, celui-ci ne doit sa naissance qu'aux voix des administrateurs indépendants et des syndicats du conseil. Les représentants de l'Etat, eux, se sont abstenus. Certains jugent que Michel Sapin, le ministre de l'Economie et des Finances, a préféré jouer cette carte pour ne pas s'attirer les foudres des banques, agacées qu'un opérateur télécoms marche sur leurs plates-bandes. Ces grandes banques où officient également de nombreux inspecteurs des finances issus de Bercy...

L'Etat« une machine à bloquer »

Officiellement, l'Etat aurait considéré l'opération risquée. Chez Orange, l'argument fait grincer des dents. Cette « obsession du risque » transforme l'Etat en « une machine à bloquer, à arrêter, à critiquer », juge une source proche de l'opérateur. « D'un côté, certains disent qu'Orange n'est pas assez ambitieux, qu'il gère à la pépère, poursuit-elle. Mais dès qu'il essaye de faire autrement, avec des fusions, des mouvements un peu audacieux, il se heurte en général à un mur. » Pas simple, dans ces conditions, de sortir des sentiers battus...

Il arrive que des enjeux politiques entravent certains grands projets d'Orange. En 2016, Emmanuel Macron, alors ministre de l'Economie, a largement participé à l'échec du rachat de Bouygues Telecom par Orange. L'arrivée de Bouygues au capital de l'opérateur historique, et la possibilité qu'il en prenne plus tard les rênes, aurait sans doute froissé son aile gauche. Ce qui aurait fait mauvais effet pour celui qui s'apprêtait à lancer En Marche. Manière pour lui, également, de marquer son territoire avant de partir à la conquête de l'Elysée (lire notre article « Macron et les télécoms, des liaisons dangereuses »).

L'influence de l'Etat chez Orange suscite des critiques acerbes des autres opérateurs. A leurs yeux, elle entrave la concurrence du secteur. « Comment ce marché peut-il fonctionner sainement avec l'Etat, qui défend des positions orthogonales, au capital de l'opérateur historique ?, fustige un dirigeant d'un opérateur rival. Cette incongruité a des conséquences. Lorsqu'on répond aux appels d'offres des collectivités, il y a souvent France Télécom d'un côté, et le reste du monde [SFR, Bouygues Telecom et Free, Ndlr] de l'autre. »

L'Autorité de régulation des télécoms, l'Arcep, dont le président est choisi par L'Elysée, est souvent accusée de faire le jeu d'Orange. Début janvier, Xavier Niel, le fondateur et patron de Free, a tiré a boulet rouge sur la nomination de la députée Laure de La Raudière (Agir) à la tête de l'institution. Il a qualifié cette décision « d'aberrante pour la concurrence », puisque l'élue a travaillé 11 ans, de 1990 à 2001, chez l'opérateur historique. Pour les opérateurs alternatifs, attaquer Orange, l'Arcep et l'Etat à la moindre décision défavorable est une vieille habitude. Lors des dernières enchères pour les fréquences 5G, un haut cadre d'un opérateur a soupçonné ce trio d'avoir fait « durer le plaisir » pour faire davantage cracher les opérateurs au bassinet. In fine, cette attribution a rapporté 2,8 milliards d'euros à l'Etat. Un montant raisonnable, qui a d'ailleurs contenté tous les acteurs. Quoi qu'il en soit, la question de la pertinence de l'Etat au capital d'Orange n'a jamais autant fait débat.

> ÉPISODE 2 : Macron et les télécoms, des liaisons dangereuses

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Commentaires 6
à écrit le 04/06/2021 à 23:10
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La réalité est que Richard l’arrogant fetard méprise son premier actionnaire le contribuable et ne rêve que d’une privatisation, pour pouvoir gaspiller à sa guise l’argent des télécoms dans ses diversifications ratées mais festives : Orange cinéma sé...

à écrit le 27/01/2021 à 10:12
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La vache que Trump manque cruellement déjà ! D'un côté un bon gros Marvel, de l'autre une série française.

à écrit le 27/01/2021 à 9:47
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Tout ces hauts dirigeants souvent hauts fonctionnaires devraient être nommés par le parlement et non par le fait du prince. C'est souvent de l'entre soi, retour d'ascenseur et cooptation entre personne de la même classe sociale, et intérêt bien compr...

le 27/01/2021 à 11:16
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Nous sommes dans un régime démocratique, présidentiel. Je note que vous voulez revenir à une précédente configuration de notre République. Sachez que précédemment la France était souvent ingouvernable... Pour y mettre fin de Gaulle à instauré cet...

le 27/01/2021 à 11:26
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Surtout que 80 % des parlementaires viennent de la fonction publique !

le 27/01/2021 à 18:51
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@cVDB Vous avez raison, la dictature est préférable à une démocratie parlementaire car au moins on avance... vers l'échaufaud.

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