Cloud et télécommunications : une frontière de plus en plus poreuse

Parce qu'elle accorde davantage de place au logiciel que ses précédentes itérations, la 5G est propice à la dématérialisation et à la migration sur le cloud. De quoi rebattre les cartes sur le plan économique... et géopolitique. Analyse.
(Crédits : DR)

Si le logiciel dévore le monde, pour reprendre la formule de Marc Andreessen, il dévore les télécommunications moins vite que le reste, ou tout du moins pas assez vite aux yeux de Dish Network, qui entend convertir la 5G à la technologie du cloud. Depuis le Colorado, cette entreprise, connue pour son service de télévision par satellite, a lancé l'an dernier un projet pilote de 5G dans le cloud à Las Vegas, qui doit être étendu à tout le pays dans le courant de l'année (originellement prévu en 2021, le lancement a été repoussé).

Comme l'explique Marc Rouanne, Chief Network Officer de Dish Network, « la principale différence entre notre solution et celle des acteurs traditionnels des télécommunications est que le cœur de notre réseau 5G, notre IP multimedia subsystem (IMS), notre messagerie et certains composants de notre solution Open-RAN sont hébergés dans le cloud plutôt que sur site. »

Ainsi, les serveurs, mais aussi une partie des équipements de télécommunication sont remplacés par des lignes de code et du logiciel, hébergés sur Amazon Web Services (AWS). Demeurent les câbles et les antennes 5G, dans lesquelles Dish s'efforce de stocker un maximum de puissance de calcul, et qui sont connectées directement au cloud d'AWS. Tout le reste est dématérialisé et géré à distance. Selon Marc Rouanne, cette option offre à son entreprise une flexibilité bienvenue, lui permettant d'étendre ou réduire son réseau en corrélation avec sa base utilisateurs, sans avoir besoin d'investir dès le départ dans de coûteuses infrastructures pour anticiper la hausse de la demande. Mais aussi de tester et déployer de nouvelles fonctionnalités plus rapidement que ses concurrents.

Les promesses de la 5G dans le cloud

En particulier, Dish Network ambitionne de proposer des cas d'usage sur-mesure à chacune de ses entreprises clientes, en profitant des possibilités offertes par la communication entre machines. Soit tout ce qui tourne autour de l'usine intelligente, l'usage à grande échelle de robots qui se déplacent et échangent des informations en permanence.

Promise par la 5G, celle-ci n'est atteignable qu'en ayant également recours au cloud, selon Stéphane Téral, analyste chez LightCounting, un consultant spécialisé dans les télécommunications. « Seul le cloud offre des capacités suffisantes, en matière de flexibilité et de programmabilité, pour mettre en place de tels cas d'usage, trop complexes pour les réseaux de télécommunications traditionnels. »

Dish ambitionne ainsi de construire un « réseau des réseaux », une solution holistique susceptible de connecter tous types d'appareils à la 5G, tissée d'une infinité de sous-réseaux (network slicing) conçus spécialement pour chaque utilisateur, avec une vitesse, une latence et un traitement des données adapté à chacun.

Selon Marc Rouanne, le recours au cloud facilite également les usages autour de l'informatique en périphérie, autre grande promesse de la 5G. « Le cloud offre d'une part de la flexibilité en matière géographique, en permettant de mettre en place des solutions informatiques qui s'affranchissent de la localisation des centres de données. D'autre part, le cloud nous permet de travailler avec tout type de matériel utilisé pour l'informatique en périphérie, plutôt que d'être bloqués dans un seul environnement propriétaire. »

Les géants du cloud à l'affût

Dish n'est pas la seule entreprise américaine à s'intéresser à la 5G dans le cloud. Son partenaire, AWS, place également ses pions. Lors de sa conférence re:Invent, en novembre dernier, le directeur général de l'entreprise, Adam Selipsky, a ainsi annoncé une nouvelle offre permettant à ses clients de mettre en place leur propre réseau 5G privé sur le cloud d'Amazon, le tout en l'espace de quelques jours. L'entreprise américaine a aussi annoncé en février un partenariat avec Telenor, géant des télécommunications norvégien, pour développer la 5G dans le cloud.

Microsoft et AT&T sont également en train de se rapprocher dans cette optique. En juin 2021, l'opérateur de téléphonie a vendu la technologie du cœur de son réseau 5G au géant de l'informatique, qui va désormais la faire tourner sur son cloud Azure pour AT&T. Microsoft a également racheté Affirmed Networks et Metaswitch, deux fournisseurs logiciel du cœur de réseau 5G d'AT&T, qui forment désormais une nouvelle unité commerciale baptisée Azure for Operators.

« Amazon et Microsoft occupent déjà une place importante sur ce marché, puisque Microsoft est partenaire de plusieurs opérateurs des télécommunications depuis très longtemps, et qu'il en va de même pour Amazon, il y a même des partenariats entre AWS et Nokia... On ne sait parfois plus très bien si l'on est dans la coopération ou la compétition », note Stéphane Téral.

Un mouvement mondial

Mais les acteurs américains ont de la concurrence sous d'autres horizons. Depuis le Japon, Rakuten propose déjà un système de 5G dans le cloud à plus d'un million d'abonnés, selon les estimations de Thomas Duesterberg, senior fellow au Hudson Institute, un laboratoire d'idées américain.

 À la différence près que l'entreprise japonaise a préféré construire son propre cloud plutôt que de se reposer sur un fournisseur extérieur comme AWS. En août 2021, le géant du commerce en ligne a lancé Rakuten Symphony, une succursale qui vise à vendre son système de 5G dans le cloud à des entreprises tierces, pour qu'elles puissent à leur tour le proposer à leur clientèle. Elle est dirigée par Tareq Amin, un Californien ayant fait ses armes chez T-Mobile. L'été dernier, Rakuten a également racheté Altiostar, spécialiste de la technologie Open RAN (l'une des composantes de la 5G dans le cloud).

« Rakuten ont l'appui de NEC (NDLR : un groupe informatique japonais) et du gouvernement japonais, qui voient dans le cloud et l'Open RAN une alternative à la domination des géants chinois sur la 5G, mais aussi un moyen de retrouver une position dominante dans l'électronique qu'ils ont perdue au cours des vingt dernières années », analyse Thomas Duesterberg.

Parmi ses partenaires, Rakuten Symphony compte d'ores et déjà 1&1, une société d'hébergement web allemande. Un partenariat à suivre de près, selon l'expert. « Pour devenir une réalité, la 5G dans le cloud a besoin d'un test à grande échelle. 1&1 comptent 26 millions d'internautes en Allemagne, à travers leur société mère, United Internet. Ils ont de grandes ambitions et les moyens financiers de les mener à bien. »

En Inde, Jio Platform (où a aussi travaillé Tareq Amin) est également un sérieux concurrent. L'été dernier, l'entreprise a tissé un partenariat avec Google Cloud dans l'optique d'apporter la 5G à un milliard d'Indiens.

Vers la guerre du cloud ?

Les géants du cloud vont-ils ainsi progressivement dévorer ceux des télécommunications ? L'hypothèse est peu probable, selon Thomas Duesterberg, qui penche plutôt pour une alliance et des liens de plus en plus étroits entre les deux mondes. « Les opérateurs des télécommunications conservent une position dominante dans la mesure où ils détiennent la base utilisateurs. Sur un tel marché, gagner la confiance des clients implique de prouver que l'on est capable de gérer un réseau fiable, sans disruptions et à un prix raisonnable. Les opérateurs ont déjà fait ce travail, et leur prendre leurs clients sera difficile. C'est pourquoi le scénario le plus probable est celui de l'association. »

D'autant que les Gafam subissent actuellement les foudres des autorités anti-monopole américaines. Peu probable, donc, qu'ils risquent d'attirer encore davantage l'attention sur eux en risquant la prise d'un nouveau marché. Il n'empêche, l'entrée des géants du cloud américains, qui détiennent déjà un pouvoir énorme, sur le marché des télécommunications a de quoi susciter des craintes dans le reste du monde. En Europe, en l'absence d'une alternative locale, la conséquence pourrait être une dépendance accrue aux entreprises américaines, avec les risques que cela implique.

En Chine, le danger est plutôt celui d'un découplage, qui ranimerait le spectre d'un splinternet, selon Stéphane Téral. « Après l'affaire Huawei, la Chine a abaissé les parts de marché de Nokia et Ericsson pour permettre à son champion de rester numéro 1 mondial sur la 5G. De l'autre côté, Google et Facebook avaient déjà retiré leurs centres de données de Chine et vont désormais devoir les déménager de Hong Kong... On se dirige vers une bataille du cloud, entre l'ouest d'un côté et la Chine et ses alliés de l'autre, un scénario catastrophe qui entraînerait un découplage des standards, avec une hausse importante des coûts à la clef... »

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Commentaires 2
à écrit le 01/02/2022 à 8:14
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Le cloud est américain et la 5G est chinoise. Bienvenu en UE tenue d'une main de fer par des dirigeants mythomanes.

à écrit le 31/01/2022 à 11:28
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La souveraineté UE? Avec le Cloud à l'étranger, et les câbles sous-marins et constellations satellites qui appartiennent aux américains? Et pour les Cloud dans l'UE, c'est encore les GAFAM qui dominent. Auto, phones, TV, ordis, trottinettes, montre...

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