Les équipements de réseaux mobiles : un business contrarié par les enjeux de souveraineté

DOSSIER MONDIALISATION- La filière des équipements de réseaux mobiles est aujourd’hui dominée par le groupe chinois Huawei et ses concurrents européens Ericsson et Nokia. Mais cette industrie, hautement stratégique, est bouleversée par des considérations géopolitiques et de souveraineté technologique. Au grand dam des opérateurs télécoms, qui en subissent directement les conséquences, et font tout pour sécuriser leurs approvisionnements.
Pierre Manière
A l'été 2019, la France a décidé de limiter très fortement l'empreinte de l'équipementier chinois Huawei dans les réseaux 5G.
A l'été 2019, la France a décidé de limiter très fortement l'empreinte de l'équipementier chinois Huawei dans les réseaux 5G. (Crédits : Reuters)

Ce 23 juillet 2019, les opérateurs télécoms français ne cachent pas leur agacement. Ce jour-là, le Sénat, dans un ultime vote, adopte une proposition de loi concernant le déploiement de la 5G. Sur le papier, celle-ci vise à « sécuriser » les réseaux mobiles de nouvelle génération. Mais en réalité, ce texte, porté par le gouvernement, n'a qu'un objectif : limiter l'empreinte de Huawei, le géant chinois des équipements télécoms, dans l'Hexagone, dont les produits suscitent la méfiance de l'exécutif et des services de renseignement.

Deux opérateurs ont fait les frais de cette « loi Huawei ». Il s'agit de SFR et de Bouygues Telecom. A la différence d'Orange et de Free, ils recourraient déjà aux services du groupe de Shenzhen pour la 3G et la 4G sur la moitié de leurs réseaux. Tous deux ont écopé de nombreuses interdictions pour passer des sites mobiles en 5G. En conséquence, ils sont désormais contraints de démonter plusieurs milliers d'antennes afin de les remplacer par celles d'autres équipementiers, jugés moins risqués. A l'été 2020, Bouygues Telecom a notamment annoncé qu'il allait progressivement retirer ses 3.000 antennes Huawei situées dans les villes et zones très denses d'ici à 2028. Furieux de ce traitement, ce dernier et son rival SFR se démènent, depuis, pour que l'Etat les indemnise.

Soupçons d'espionnage

Des mois avant son adoption, et aujourd'hui encore, cette loi Huawei a fait l'objet de vives passes d'armes entre le secteur des télécoms et l'exécutif. Concrètement, ce texte oblige les Orange, SFR, Bouygues Telecom à Free à demander l'aval de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), qui dépend de Matignon, pour le déploiement de toute nouvelle antenne dans l'Hexagone. Cette nouvelle loi permet, en clair, au Premier ministre de balayer ces demandes « s'il estime qu'il existe un risque sérieux d'atteinte aux intérêts de la défense et de la sécurité nationale ». Si officiellement, cette procédure ne cible aucun équipementier en particulier, c'est officieusement bien Huawei, et lui seul, qui figure dans le viseur de l'exécutif.

Le géant chinois des télécoms a beau être leader technologique sur le front de la 5G, il suscite la plus grande méfiance des services de renseignements de nombreux pays occidentaux. Ceux-ci craignent que ses équipements servent à des fins d'espionnage pour le compte de Pékin. Ils redoutent aussi que la Chine puisse, en cas de conflit, perturber voire éteindre les réseaux mobiles. Ce qui serait une catastrophe pour la France et son économie, aujourd'hui largement dépendante des infrastructures numériques. C'est pour ces raisons que plusieurs pays - comme les Etats-Unis, l'Australie, le Royaume-Uni ou encore la Suède - ont décidé de le bannir.

La sécurisation des réseaux, une priorité nationale

Cette « affaire Huawei » l'illustre : dans le domaine des télécoms, le choix d'un équipementier de réseau mobile n'est pas simplement lié à la qualité de ses produits, à ses prix, ou à son service client. Sa nationalité et le contexte géopolitique importent. C'est d'autant plus vrai depuis que l'épidémie de coronavirus et la guerre en Ukraine ont signé, semble-t-il, la fin de l'âge d'or de la mondialisation. En témoigne la préoccupation de nombreux pays, dont la France, d'assurer coûte que coûte leur « souveraineté » et leur indépendance dans les secteurs les plus vitaux et stratégiques de l'économie.

Les télécoms, bien sûr, en font partie. L'« économie du numérique » a envahi tous les domaines, publics et privés, et cette tendance va encore s'accroître avec la 5G. Hors de question, dans ce contexte, que les réseaux « tombent », ou qu'ils soient trop dépendants d'une puissance étrangère, surtout si elle n'est pas considérée comme amie. Leur sécurisation est plus que jamais devenue une priorité nationale. C'est vrai pour la France comme pour la plupart des puissances occidentales. C'est notamment ce qui explique pourquoi le secteur des équipements télécoms est désormais sous haute tension.

Quand Washington lorgne Nokia ou Ericsson

Aujourd'hui, la situation est simple : l'Europe a la chance de posséder deux équipementiers télécoms. Il s'agit du finlandais Nokia et du suédois Ericsson. La Chine en détient aussi deux via Huawei et son rival ZTE. Mais les Etats-Unis, eux, n'en ont plus. Après avoir chassé Huawei et ZTE pour des questions de sécurité, ils sont maintenant dépendants, pour leurs réseaux mobiles, des Européens. Une situation qui ne leur convient pas du tout. La priorité de Washington est claire : le pays de l'Oncle Sam doit, ici, impérativement retrouver sa souveraineté.

C'est pourquoi les Etats-Unis verraient d'un bon œil qu'un industriel « made in USA » mette le grappin sur un équipementier européen. Depuis plusieurs années, les rumeurs concernant un rachat de Nokia par Cisco, le champion américain des infrastructures réseaux, reviennent régulièrement. En février 2020, Bill Barr, alors ministre américain de la Justice, s'est montré on ne peut plus transparent : il a publiquement proposé, lors d'un colloque, que les Etats-Unis « prennent le contrôle » de Nokia ou d'Ericsson, « soit directement, soit à travers un consortium d'entreprises privées américaines et alliées ».

Faute d'avoir vu ce rêve se réaliser, Washington soutient une autre initiative. Dans le jargon des télécoms, on l'appelle « Open RAN (Radio Access Networks) ». Derrière ce nom barbare, se cache une innovation : dans les années à venir, une partie des infrastructures mobiles seront remplacées par des logiciels, qui moulineront dans le cloud. Son objectif est aussi - et surtout - de permettre à une multitudes d'acteurs spécialisés de fournir une ou plusieurs de ces briques logicielles ou d'infrastructures, grâce à une harmonisation des normes et des standards. Cela permettra d'ouvrir le marché, alors que les équipementiers actuels fonctionnent chacun, aujourd'hui, avec des systèmes propriétaires fermés.

Les Etats-Unis veulent retrouver leur souveraineté

Présentée comme une solution d'avenir, l'Open RAN doit surtout permettre aux Etats-Unis de reprendre la main, voire le leadership, dans le domaine des équipements télécoms. Et pour cause : ils disposent déjà de nombreux atouts clés à différents niveaux. C'est notamment le cas dans le cloud et le logiciel, où ils possèdent des leaders mondiaux. « On le voit, d'ailleurs, avec l'opérateur américain AT&T qui a confié à Microsoft la gestion de son cœur de réseau », remarque Michaël Trabbia, le directeur de l'innovation d'Orange.

Le danger, pour l'Europe et ses opérateurs, est de voir sa filière des équipements de réseaux mobiles se faire damer le pion par les Etats-Unis, et ainsi de perdre sa souveraineté dans ce domaine. Si certains services de renseignement européens pestaient contre l'origine chinoise de certains équipements, il y a fort à penser qu'ils grinceraient aussi des dents si le « made in USA » s'imposait... Pour éviter d'accoucher d'un tel scénario, plusieurs grands opérateurs européens se mobilisent. C'est notamment le cas d'Orange.

Si demain l'Open RAN devenait la norme, alors l'opérateur veut avoir la possibilité de se fournir, pour chaque brique logicielle ou d'infrastructure, chez plusieurs acteurs, dont des Européens. « Pour les différentes briques de l'écosystème, nous ne devons pas être dépendant d'un ou deux acteurs. C'est là qu'il y a un risque, avertit Michaël Trabbia. Il faut au minimum trois ou quatre acteurs sur chacune des briques technologiques essentielles. » Dans cette perspective, Orange souhaite que l'Union européenne soutienne un écosystème maison. « Nous travaillons avec l'industrie des télécoms et la Commission européenne pour trouver des financements pour cette filière », poursuit Michaël Trabbia.

L'Europe veut moins dépendre de la Chine

En parallèle, les opérateurs télécoms sont aujourd'hui soucieux de leur dépendance à la Chine et à l'Asie pour la fourniture de produits high tech, dont les équipements de réseaux. La crise sanitaire a, en particulier, mis à mal les circuits d'approvisionnement. Conséquence d'un sévère confinement, le port de Shanghaï, le premier au monde pour le transport de marchandises, a essuyé de très fortes perturbations au printemps. Des centaines de navires se sont retrouvés bloqués. Les opérateurs télécoms ont largement souffert de cette pagaille, dans la mesure où énormément de matériels et d'équipements télécoms sont produits dans l'Empire du Milieu ou ses voisins, comme Taïwan. « Cela nous pose problème, parce qu'il n'existe pas d'autres endroits où récupérer nos équipements », affirme Michaël Trabbia. « Je crois que nous devons aller vers une mondialisation plus équilibrée, avec un rapprochement des sites de production », ajoute-t-il, saluant les initiatives de Nokia et d'Ericsson pour renforcer leurs capacités en Europe.

Interrogé par La Tribune, un cadre d'un autre opérateur français déplore, lui aussi, les difficultés à s'approvisionner après ce « blocus en Chine »« La situation s'est dégradée sur la fourniture des matériels télécoms et de composants dont nous avons besoin pour nos box et nos antennes, ajoute-t-il. Il y a des tensions partout. » Même son de cloche pour un dirigeant d'un opérateur concurrent. Lui se dit particulièrement inquiet de l'approvisionnement en semi-conducteurs, « essentiels au fonctionnement des réseaux », et dont 80% de la production mondiale vient d'Asie. « La guerre en Ukraine a accru l'incertitude sur les circuits logistiques », renchérit-il.

Ces difficultés sont prises très au sérieux par Bruxelles. C'est la raison pour laquelle l'Union européenne a lancé, en février dernier, un plan de près de 50 milliards d'euros pour réduire sa dépendance en matière de semi-conducteurs. L'objectif est de multiplier par deux la part que le Vieux Continent représente dans la production mondiale de puces, à 20%. Une initiative dont se félicite, sans surprise, l'industrie des télécoms.

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Au SOMMAIRE de notre DOSSIER SPÉCIAL MONDIALISATION (30 articles au total)

Pierre Manière

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Commentaires 2
à écrit le 21/07/2022 à 18:24
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BT et SFR sont juste remis sur le droit chemin. Bravo! A défaut, ces deux groupes acceptaient les risques de mettre à mal notre souveraineté en matière de télécommunications. Rien que ça! Dans cette hypothèse, nous aurions vu les dirigeants de ces m...

le 21/07/2022 à 20:44
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Notre souveraineté n'est pas plus assurée avec le matériel américain...

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