Orange Afrique : "En 2050, le paiement mobile, l'agriculture et l'énergie pèseront plus que la connectivité" (Mettling)

Directeur général adjoint d’Orange et à la tête des activités en Afrique et au Moyen-Orient, Bruno Mettling explique à La Tribune sa stratégie sur ce continent. Outre les télécoms, l'opérateur n'hésite pas à se diversifier dans des domaines, au premier regard, éloignés de ses activités traditionnelles.
Bruno Mettling, le directeur général adjoint d'Orange, Zone Afrique et Moyen Orient.

Lorsqu'il arrive chez Orange en 2010, Bruno Mettling fait figure de pompier. Nommé DRH de l'opérateur historique, ce spécialiste des dossiers sociaux sensibles, passé par La Poste et les Caisses d'Epargne, est chargé d'apaiser le climat au sein de l'ancien monopole d'Etat, qui sort tout juste de la crise des suicides de 2009. Dans la foulée, cet ex-membre du cabinet de DSK à Bercy travaille plusieurs années sur la transformation digitale du groupe. Un dossier épineux, puisque les syndicats, encore méfiants, craignent que le numérique ne vienne sacrifier leurs conditions de travail sur l'autel d'une productivité accrue. Il va même au-delà du seul cas d'Orange, en prenant les rênes d'une mission gouvernementale sur le numérique au travail. Il y a tout juste un an, Bruno Mettling prend la tête des activités en Afrique et au Moyen-Orient d'Orange. Le poste est stratégique puisque, sur ce continent, Orange ne cesse de se diversifier. En témoignent ses investissements dans le paiement mobile, l'énergie ou l'agriculture.

LA TRIBUNE - En 2016, vos résultats ont été mitigés en Afrique, où le chiffre d'affaires n'a progressé « que » de 2,6% à 5,2 milliards d'euros. Comment l'expliquez-vous ?

BRUNO METTLING - Je n'ai pas la même lecture que vous. Certes, notre croissance en 2016 a été inférieure à celle de 2015, mais elle reste à nouveau supérieure à celle de l'Afrique subsaharienne et de nos concurrents.  Le chiffre d'affaires continue donc de progresser, et l'Ebitda reste stable. Pour autant, il est vrai que nous faisons face à un ralentissement conjoncturel en Afrique. Même si nous ne sommes pas présents dans les pays pétroliers, leurs difficultés économiques impactent tout le continent. En outre, à l'instar de ce qu'on a connu en Europe, la compétition est de plus en plus forte sur les prix et c'est heureux pour le consommateur. Enfin, nous sommes confrontés sur le trafic international à de nouveaux acteurs comme WhatsApp. Tout cela pèse sur notre croissance et notre rentabilité. A l'inverse, nos relais de croissance (Orange Money, data mobile et B2B) ont réalisé de belles performances.

En Afrique, quel est votre revenu moyen par abonné ?

Il est généralement de 4 à 5 dollars par mois, à comparer avec des moyennes en Europe parfois jusqu'à dix fois plus importantes. Pour nous, l'Afrique est donc clairement un marché de volume. Aujourd'hui, nous avons 120 millions de clients, contre 110 millions fin 2015. Sur ce continent, l'activité télécom vit sur une économie de l'éphémère : c'est un marché de cartes prépayées et de multicartes SIM. Chaque matin, il faut convaincre l'utilisateur de préférer notre réseau. Mais cette situation présente aussi des avantages : ainsi la monétisation de la data est plus aisée. En Afrique, le taux d'Ebitda est comparable à celui qu'on observe dans le reste du groupe.

Beaucoup d'Africains, notamment les plus jeunes, n'ont toujours pas accès au mobile. Que faites-vous pour répondre aux besoins de ces populations ?

Aujourd'hui, le constat est clair : si la progression du mobile est extrêmement forte, une personne sur deux n'en a toujours pas. Mais il faut aussi rappeler qu'une sur trois n'a ni eau ni électricité... Sachant cela, quelle est notre stratégie ? D'une part, on a développé des protocoles USSD [Unstructured Supplementary Service Data, Ndlr]. Il s'agit de communications via des codes SMS chiffrés. Ils permettent, y compris à ceux qui ne savent ni lire ni écrire, de suivre leur consommation ou d'effectuer des transactions financières. Grâce à ce système, il est possible d'alimenter un statut Facebook sans avoir accès à Internet.

D'autre part, on fait tout pour démocratiser l'accès au smartphone. Aujourd'hui, un terminal mobile classique coûte de 15 à 30 dollars, un smartphone 4G environ 75 dollars : c'est encore trop cher, et nous collaborons avec les constructeurs pour obtenir des tarifs moins onéreux. Enfin, il convient également d'avoir une politique tarifaire adaptée au budget des gens. Au Sénégal, par exemple, nous avons baissé les prix de l'Internet fixe de 15% et ceux de la data mobile de 24%. L'idée étant de favoriser leur développement, et donc d'attirer de nouveaux clients.

Si le mobile est de très loin privilégié pour accéder à Internet, y a-t-il un marché pour la fibre et l'Internet fixe ?

Oui, mais, ici, il faut raisonner par agglomérations plutôt que par pays. Certaines métropoles, dotées de grands centres d'affaires, sont à l'évidence éligibles à la fibre. On peut notamment citer Le Caire, Casablanca, Dakar, Abidjan ou encore Tunis pour ne prendre que quelques exemples.

Après vous être implanté au Libéria, au Burkina Faso et en Sierra Leone l'an dernier, vous êtes aujourd'hui dans 21 pays africains. Allez-vous continuer à vous étendre ?

Nous avons fait plusieurs acquisitions ces dernières années. Mais dorénavant, notre priorité absolue, c'est la consolidation de nos investissements. Intégrer de nouveaux pays, ça n'est pas rien ! Il faut que les nouvelles filiales intègrent nos systèmes, nos modes de management, avant de les commercialiser sous notre marque via des opérations de « rebranding ». En parallèle, nous restons pragmatiques s'agissant d'autres d'opportunités. Notre politique en matière d'acquisitions reste la même : nous cherchons à être d'emblée numéro un ou numéro deux car, sinon, l'équilibre est difficile à atteindre. Pour autant, il faut éviter toute précipitation. Beaucoup d'acteurs, à l'instar du luxembourgeois Millicom ou de l'indien Bharti Airtel [dont Orange a racheté les filiales au Burkina Faso et en Sierra Leone, Ndlr], se retirent d'Afrique face aux énormes investissements à effectuer - dans la 3G, la 4G, mais aussi dans la fibre pour relier les antennes entre elles -, et s'interrogent sur leur présence. Chez Orange, on investit en moyenne 1 milliard d'euros en Afrique chaque année. C'est pourquoi il est important d'avoir une logique de long terme.

Avez-vous des vues sur l'Iran, où vous disposez déjà d'une équipe dédiée au conseil ? Fait-elle aussi du lobbying ? Avec 80 millions d'habitants dotés d'un bon pouvoir d'achat, le pays attise les convoitises...

Notre équipe sur place ne fait que du conseil. Aucun opérateur présent en Afrique et au Moyen-Orient ne peut se déclarer indifférent à l'Iran, qui est effectivement un marché à très fort potentiel. Pour autant, chacun connaît la complexité de la situation.

Pourquoi ? A cause du poids de l'Etat et de la sécurité des communications dans ce pays ?

Il est vrai que notre industrie est une industrie sensible. Encore une fois, l'Iran constitue une belle opportunité à laquelle nous sommes attentifs. Mais c'est aussi un marché exigeant, dans un contexte international difficile.

La fiscalité constitue-t-elle un frein pour vos activités et votre expansion ?

Les questions de fiscalité entrent en ligne de compte. Orange est l'un des premiers, sinon le premier, contributeur au budget de beaucoup d'Etats de la région. Il est tout à fait normal de payer des impôts quand ceux-ci résultent du développement de l'activité. A l'inverse, il est des politiques fiscales inappropriées qui, par des taux de taxation manifestement excessifs, freinent le développement de l'activité, ralentissent le développement du mobile, voire encouragent le marché parallèle. Un récent rapport de la GSMA [groupement de 850 opérateurs dans 218 pays, Ndlr] met remarquablement en évidence la corrélation directe entre le taux de développement du mobile et le niveau de prélèvements réalisés.

Il y a en réalité deux modèles du développement du numérique en Afrique. Des pays ont compris que le numérique peut être un des leviers de croissance les plus significatifs et qu'il favorise la diffusion des usages en ayant par exemple des droits de douanes raisonnables sur les smartphones. D'autres, par contre, ponctionnent le secteur de manière excessive, quitte à le mettre en péril. En moyenne, en Afrique, les prélèvements fiscaux des opérateurs se situent à 25% de leur chiffre d'affaires - contre 5% en Europe. Dans certains pays, ils peuvent même atteindre 40%.

Outre la connectivité, investissez-vous dans d'autres activités ?

Orange doit être le partenaire de la transformation numérique des pays d'Afrique. L'un des enjeux de ma fonction est de gérer la transformation du modèle économique de la téléphonie, avec la diminution des revenus traditionnels issus de la voix et des appels internationaux, d'une part, et l'essor de l'Internet mobile, du paiement sur mobile et des métiers de demain, comme l'énergie ou l'agriculture, d'autre part. A horizon 2050, je suis convaincu que ces nouvelles activités seront plus importantes que la connectivité dans le résultat d'exploitation. Nous voulons nous positionner face aux géants du Net comme un fournisseur de services d'utilité sociale aux populations africaines. Pour y arriver, nous investissons aussi dans les startups africaines. L'an dernier, nous avons aussi investi 75 millions d'euros dans Africa Internet Group, qui possède notamment le site de e-commerce Jumia.

Le paiement mobile n'est-il pas déjà un puissant relais de croissance ?

Orange Money, notre solution universelle de transfert d'argent et de paiement, est sans doute le symbole le plus spectaculaire de ce que le numérique peut apporter à l'Afrique. Dans un continent où le taux de bancarisation est inférieur à 25%, ce compte de monnaie électronique lié à un numéro de mobile Orange est la seule alternative au paiement en cash (qui, lui, pose des problèmes de sécurité), et il présente le grand avantage de permettre de sortir de l'économie informelle.

Comme pour un compte bancaire, le compte de mobile money peut être alimenté en faisant un dépôt dans un point de vente Orange Money ou en recevant son salaire, sa pension de retraite, etc. Une fois alimenté, le compte permet de payer ses impôts, de faire des transferts ou de régler ses factures de manière autonome ou, bien entendu, d'effectuer des retraits d'espèces. Le deuxième enjeu, ce sont les transferts internationaux. J'étais récemment au Niger pour le lancement des transferts avec le Mali, la Côte d'Ivoire et bientôt le Sénégal et le Burkina Faso : cela a été accueilli avec une grande satisfaction car ces transferts se faisaient auparavant de manière informelle ou via des établissements spécialisés pour un prix sensiblement supérieur.

Orange Money compte aujourd'hui 30 millions d'utilisateurs en Afrique dans 17 pays. En juin 2016, nous avons, pour la première fois, dépassé le milliard d'euros de transactions en un seul mois, et, en décembre, nous avons atteint un pic à 1,9 milliard d'euros. Nous avons réalisé l'an dernier un chiffre d'affaires de 150 millions d'euros avec Orange Money, en croissance de plus de 58% en un an. Cela n'est plus anecdotique. Aujourd'hui, son Ebitda est proche dans certains pays de celui des activités traditionnelles de télécoms, sans gros investissement supplémentaire. Orange Money devient un grand succès commercial et économique. Entre le chiffre d'affaires de l'Internet mobile en hausse de 35%, Orange Money et l'activité B2B, nos relais de croissance sont en place.

Comment expliquez-vous votre percée dans la banque mobile ?

Le succès d'Orange Money est avant tout dû à la capillarité de notre réseau de distribution, en s'appuyant notamment sur les 700.000 revendeurs de nos services télécoms. Il y a ensuite la qualité et la fiabilité de la plateforme technologique, car il y a d'importants enjeux de réglementation et de conformité. Ce succès est aussi lié à la nature des services, qui permettent de verser ou collecter les impôts, les pensions, les salaires, etc. Nous avons convaincu les Etats et les entreprises d'utiliser ce service qui est simple et pratique. Tout est digital et il n'y a pas besoin de RIB.

Allez-vous remplacer les banques en Afrique et proposer d'autres services comme de l'épargne ?

Orange Money ne prend pas de clients aux banques : la réalité est que nous avons fait basculer des millions de personnes, qui n'avaient pas de compte bancaire et utilisaient du cash, vers le paiement mobile. Nous menons actuellement une réflexion sur le sujet : allons-nous proposer d'autres produits comme du « pico-crédit » aux particuliers (i.e., pour de petites sommes dans un premier temps), des produits d'épargne ou d'assurance ? Nous travaillons sur les premières expérimentations, qui verront le jour dans le courant de cette année.

Nous avons aujourd'hui une licence d'établissement de monnaie électronique dans six pays en Afrique, déjà opérationnelle en Côte d'Ivoire, en Guinée, au Mali, en RDC et au Sénégal. Dans les autres pays, nous travaillons en partenariat avec des banques comme Bank of Africa, Ecobank ou les filiales africaines de la BPCE.

Nous avions lancé les transferts internationaux depuis la France vers certains pays d'Afrique de l'Ouest, mais la Banque Centrale des Etats d'Afrique de l'Ouest nous a demandé de les suspendre, car elle a considéré qu'il fallait une licence bancaire. Cela ne concernait que quelques milliers d'opérations car le service avait été lancé récemment et cela n'affecte pas en particulier les opérations entre pays ouest-africains. Il n'y a là rien de dramatique : nous travaillons à la recherche d'une solution pérenne avec les autorités de tutelle pour une reprise prochaine du service depuis la France.

Pourriez-vous lancer Orange Money dans d'autres pays d'Afrique ?

Nous sommes dans 17 pays, en comptant le Burkina Faso où nous venons juste de passer Airtel Money sous la marque Orange. Au Maroc, en Tunisie, en Egypte, où les taux de bancarisation sont plus élevés qu'en Afrique subsaharienne, il n'y a pas les mêmes besoins ni la même appétence, notamment pour les dépôts et retraits de cash. Si nous devions lancer un jour Orange Money dans ces pays, ce serait sans doute un autre produit, davantage autour du paiement mobile, à condition qu'il soit interopérable.

Dans l'énergie, quel rôle peut bien jouer un opérateur comme Orange ?

En Afrique, très peu d'industriels ont jusqu'à présent songé à déployer un réseau électrique dans les zones très rurales. Mais aujourd'hui, pour 50 à 200 dollars, on peut acheter un kit comprenant des panneaux solaires et une batterie. Cela permet d'alimenter une ou deux lampes, voire un téléviseur et un réfrigérateur, mais aussi de recharger des téléphones. Or, les gens dépensent parfois plus d'argent pour recharger leur mobile que pour passer leurs coups de fil. Nous avons donc un intérêt économique à s'engager dans cette voie.

Dans les villes et régions déjà électrifiées, nous avons aussi un rôle à jouer dans l'énergie. Le secteur est confronté à deux difficultés. La première, c'est le grand nombre de fraudes. Or, il est possible de les limiter en rendant les compteurs électriques communicants et ainsi capables de détecter et de traiter ce phénomène. La seconde difficulté, elle, est liée au fait que la plupart des gens n'ont pas les moyens de s'offrir un abonnement classique. Grâce de nouveau à un compteur rendu communicant, combiné au paiement mobile, nous pouvons leur proposer un service à la demande. Ainsi, le propriétaire d'un bar peut très bien n'acheter que deux heures d'électricité, le temps de diffuser un match de football à la télévision.

Et quid de l'agriculture ?

Au Mali, environ 400.000 agriculteurs utilisent des applications mobiles. Ils peuvent ainsi savoir quand semer ou quel type d'engrais utiliser en fonction des prévisions météo. Mais aussi se renseigner sur les prix pratiqués sur les marchés aux alentours pour mieux écouler leur production. Au besoin, ils bénéficient aussi des conseils d'ingénieurs agronomes dans nos centres d'appels. Nous estimons qu'avec ces services, les agriculteurs gagnent entre 10% et 30% de revenus supplémentaires. Orange est également actif dans la numérisation des services administratifs [ou e-gouvernement, Ndlr]. Aujourd'hui, dans certains pays, les relevés cadastraux se font uniquement sur mobile. Et au Cameroun, on peut payer sa taxe foncière avec son téléphone. Il y a ici des enjeux énormes pour les administrations africaines, qui font ainsi des économies tout en limitant les fraudes.

Propos recueillis par Delphine Cuny et Pierre Manière

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Commentaire 1
à écrit le 28/04/2017 à 16:42
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HUMAN OUTSIDE BRUTAL INSIDE Les suicid n'ont jamais cessé c'est juste que les médias n'en parlent plus. Le management et les relations sociales sont brutales loin des regards.

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