Dix ans après la crise économique, les conséquences sont loin d'être effacées. Alors que les populismes prospèrent dans plusieurs pays européens et outre-Atlantique, et que la colère des "gilets jaunes" met en avant les fractures sociales et territoriales de la France, des économistes plaident "pour un rapprochement de la théorie économique et de la pratique statistique". Ce collectif, composé entre autres du prix Nobel Joseph Stiglitz, de Jean-Paul Fitoussi et de Martine Durand, directrice des statistiques et des données à l'OCDE, appelle à mieux mesurer les effets de la crise et à se pencher sur "la qualité de la croissance." Ils plaident notamment pour une approche qui va bien au delà de la mesure du PIB en insistant sur la notion de bien-être.
" La crise de 2008 et ses répercussions montrent pourquoi il est nécessaire de changer de perspective. La perte de PIB qui en a résulté n'a pas été l'événement ponctuel et temporaire prédit par les modèles macroéconomiques classiques. Le fait que ses effets perdurent donne à penser que la crise a provoqué la perte définitive de grandes quantités de capital, non seulement sous la forme de machines et de structures, mais aussi de manière déguisée : à travers le recul des formations des personnes en emploi, les séquelles permanentes que les jeunes subissent en entrant sur le marché du travail en période de récession et le discrédit dans lequel le système économique est tombé, car jugé 'truqué' au profit de quelques-uns."
Et l'heure est cruciale. Dans un récent sondage réalisé par BVA pour la Tribune, près de trois quart des Français interrogés (72%) se reconnaissent dans les revendications exprimées par les "gilets jaunes". Le rapport des experts souligne que, en plus de nuire à la sécurité économique, la crise de 2008 a réduit la confiance de la population à l'égard des institutions et de nombreux résultats électoraux ont illustré cette défiance ces dernières années.
Mieux mesurer l'insécurité économique
Face aux lacunes des politiques publiques en matière de pauvreté et d'inégalités, les experts invitent les gouvernements et institutions à prendre en considération des indicateurs plus adaptés pour mesurer l'insécurité économique. D'autres outils "auraient révélé que les conséquences de la récession étaient beaucoup plus lourdes que ne l'indiquaient les statistiques fondées sur le PIB." Au lieu d'imposer un grand nombre de mesures d'austérité à des pays déjà en souffrance et se focaliser sur les dépenses publiques, les États auraient pu adopter des politiques économiques qui auraient pu favoriser la croissance à plus long terme, soulignent les économistes.
"L'inadéquation de la riposte à la crise a été accentuée par le fait qu'une attention excessive a été accordée aux conséquences des dépenses publiques sur la dette des États, alors que ces dépenses auraient pu prendre la forme d'investissements qui auraient ajouté des actifs dans le bilan des administrations."
La mauvaise prise en compte de l'insécurité économique peut avoir des conséquences politiques dangereuses. "Dès que la population a le sentiment que la sécurité économique décline, elle perd rapidement confiance dans le système économique et politique" souligne le document.
L'importance du patrimoine
La prise en compte du patrimoine dans la mesure des inégalités n'est pas toujours mise en avant dans les divers travaux et études. Elle revêt pourtant une importance considérable. À ce sujet, le groupe d'experts de haut niveau remarque que "les données couvrent un champ trop exigu et font l'objet d'une sous-déclaration d'un bout à l'autre de la distribution, parce que l'information sur la distribution du patrimoine est limitée et qu'il est difficile de rapprocher des ensembles de données afin d'obtenir un tableau complet de la distribution des ressources économiques."
De nouvelles bases de données
En dépit d'un déficit d'informations, des progrès ont été réalisés ces dernières années. Par exemple, les économistes mettent en exergue la mise en place de la base de données mondiale sur le patrimoine et les revenus (World Wealth and income database, WID.world) qui fournit des estimations annuelles sur la distribution des revenus et du patrimoine.
Il ressort de ces travaux, menés en partie par le célèbre auteur du best-seller "Le Capital au XXIe siècle", et enseignant à l'école d'Économie de Paris, Thomas Piketty, que "les 1% d'individus les plus riches ont profité deux fois plus" de la croissance "que les 50% d'individus les plus pauvres" sur les trois dernières décennies.
Outre ce constat accablant, le dernier rapport souligne que "la classe moyenne pourrait voir sa part de patrimoine comprimée" dans les prochaines années.
Les inégalités à l'intérieur des groupes
Le sujet des disparités va bien au delà des inégalités verticales. Pour les auteurs du rapport, les études sur les inégalités verticales ignorent souvent "les inégalités qui existent de manière systématique dans les groupes de population, laissent de côté des dimensions non monétaires pourtant importantes et partent du principe que tous les membre d'un foyer bénéficient du revenu moyen de ce foyer."
Or, la réalité est souvent bien plus nuancée. Les écarts de revenus dans les ménages ou les inégalités de patrimoine entre les hommes et les femmes devraient faire l'objet de plus amples travaux selon les chercheurs.
Évaluation des politiques publiques
Les politiques publiques menées par le gouvernement souffrent parfois d'un manque d'évaluation de leur efficacité. Face à ce déficit, le collectif d'experts recommande de dresser un tableau de bord d'indicateurs "qui renseignerait sur la manière dont les population vit les chocs économiques, sur les moyens dont elle dispose pour les amortir et sur l'adéquation du système de protection sociale en place contre les grands risques."
En France, des parlementaires réclament plus de moyens pour évaluer les politiques publiques menées. Dans un rapport parlementaire publié au printemps, les auteurs citaient le professeur d'économie Marc Ferracci à l'université Paris 2 Assas qui expliquait que "pour réconcilier les citoyens avec l'État, il faut produire de l'information claire, fiable, transparente et indépendante."