« Le musée du futur sera plus collaboratif et interactif »

Aurélie Filippetti veut marier la politique culturelle du ministère avec la révolution numérique, source de nouveaux usages et d'innovation. Méfiante face à l'initiative de Google de numériser toutes les oeuvres d'art du monde, elle rappelle que la propriété des données culturelles doit demeurer publique.
Selon Aurélie Filippetti, « le numérique enrichit le rapport à la culture, il ne faut pas en avoir peur ». Pour autant, elle entend bien « protéger l'exception culturelle dans les négociations sur le traité transatlantique ». / Reuters

LA TRIBUNE - Dans une société de plus en plus digitale et virtuelle, comment marier la consommation culturelle classique, le lien physique avec l'oeuvre, et le développement d'une consommation numérisée ?

AURÉLIE FILIPPETTI - L'art, l'esthétique, ce sont des sensations. Aisthetikós, en grec, c'est l'émotion, c'est percevoir par les sens. Il y a donc par nature quelque chose de physique dans le contact avec une oeuvre d'art, quelle qu'elle soit : peinture, théâtre, cinéma. Mais le rapport à l'art, aujourd'hui, peut passer par des médiations nouvelles, que permet le numérique. C'est une bonne chose, car cela démocratise et enrichit l'accès à l'art, sans empêcher le besoin, qui ne disparaîtra pas, d'une expérimentation physique. C'est cette complémentarité qu'il faut rechercher, soutenir et développer.

La révolution digitale est une réalité pour le ministère de la Culture et de la Communication. Dès mon arrivée, j'ai voulu le faire entrer dans ce nouvel âge numérique, en initiant une nouvelle politique culturelle en faveur des usages numériques et de l'innovation baptisée « Automne numérique ». À travers différentes manifestations, comme une journée de mashup [création d'oeuvres transformatives], à partir d'oeuvres entrées dans le domaine public, l'organisation d'un hackathon [concours de développeurs, ndlr], à partir de la libération par le ministère de près de 150 jeux de données, ou des ateliers autour de l'éducation artistique et culturelle à l'ère numérique, j'ai souhaité m'engager à travers différentes mesures fortes pour une modernisation de notre action publique. S'il y a bien un axe d'avenir, c'est celui de la contribution de tous. Et c'est pour cela que j'ai souhaité m'engager dans une politique d'ouverture des données, de sensibilisation aux licences libres ou au Web sémantique.

En mai dernier, à l'occasion de la Silicon Valois, le ministère a fait entrer pendant près de deux semaines les acteurs du numérique au coeur du ministère de la Culture et de la Communication, à travers l'installation d'un espace de travail numérique partagé. L'objectif était de favoriser une hybridation entre les développeurs, les start-up, avec les acteurs de la culture. Chacun a pu voir ainsi que le numérique enrichit le rapport à la culture, qu'il ne faut pas en avoir peur. C'est un vecteur de démocratisation, d'éducation qui apporte de nouveaux services et de nouveaux outils formidables, bénéfiques pour tous les citoyens, mais aussi pour ceux qui ont plus de mal à accéder à la culture : les personnes handicapées, les personnes âgées, par exemple. Le numérique nous permet de passer d'une politique de l'accès à une politique de la réutilisation, de l'ouverture de nos données et d'un gouvernement ouvert à la coconstruction de nos politiques publiques. C'est une formidable opportunité.

Il y a donc une véritable politique culturelle numérique en France ?

La culture est un atout majeur pour un pays comme la France. Le numérique offre une formidable opportunité pour encore mieux valoriser cette richesse, élargir les pratiques culturelles, faire tomber les barrières sociales et les frontières, tout ce qui freine l'accès à la culture.

Les musées ont développé une politique numérique ambitieuse et exemplaire. À travers le développement de sites Internet, d'expositions virtuelles nombreuses, de parcours immersifs ou d'utilisation de nouvelles technologies comme la réalité augmentée. Au-delà de son action avec les musées, le ministère a aussi mis en oeuvre un vaste plan de numérisation des archives, des films, du spectacle vivant.

Notre objectif est de numériser tout ce qui est possible, mais avec un souci qui nous distingue d'autres acteurs privés, comme Google : la protection de la propriété publique des données numériques culturelles. C'est la seule façon de garantir l'accès au plus grand nombre. La numérisation ne doit pas conduire à la privatisation de la culture et il faut rester très ferme sur ce point. Les collections publiques nationales sont la propriété de la nation. Les établissements publics qui dépendent du ministère de la Culture doivent rester vigilants à ces principes dans le cadre de leurs relations avec tous les acteurs privés du numérique.

Justement, que pensez-vous du Google Art Project, qui met à disposition gratuitement les oeuvres numérisées ou des musées virtuels sur une plate-forme unique ? En refusant de vous rendre à l'inauguration de leur centre culturel parisien, avez-vous voulu adresser un avertissement ?

Chacun sait que les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) ne sont pas des entreprises philanthropiques. Elles ne font pas d'investissements sans avoir une intention marchande. La propriété des données culturelles, ainsi que je viens de le rappeler, appartient à tous, elle doit demeurer publique et ne faire l'objet d'aucune appropriation. La politique que je souhaite soutenir est celle qui, au-delà de l'accès aux oeuvres qui est fondamental, favorise la réappropriation de notre patrimoine et des oeuvres entrées dans le domaine public. C'est tout le sens de la politique que j'ai portée durant l'Automne numérique : favoriser les usages.

Nous avons avec les Gafa un certain nombre de conflits, que ce soit en termes de fiscalité, de position dominante ou de protection des données personnelles. Des contentieux sont soulevés à l'échelle européenne. Tous ces signes ne nous invitent pas, comme responsables politiques, à baisser la garde. Cette richesse culturelle, c'est celle de tous les Français, c'est notre patrimoine. Des millions de touristes viennent en France pour le voir. Rendre accessible le patrimoine sur Internet est important, mais la politique que je souhaite est d'aller au-delà de l'accès et de permettre aux citoyens, et notamment aux jeunes, de s'approprier légalement certains corpus de contenus créatifs. Ma logique est axée sur l'interactivité avec les usagers.

Que faites-vous alors pour aider les musées à se doter de leurs propres archives numériques ?

Le développement de certains dispositifs, comme les expositions virtuelles ou des technologies de la réalité augmentée, a été impulsé et soutenu par le ministère de la Culture et de la Communication, qui rend lui-même accessible sur ses sites Internet de nombreux contenus culturels numérisés. Nous sommes engagés dans une politique très active de numérisation.

Le Centre Pompidou, qui a refusé de rentrer dans le Google Art Project, a numérisé toutes ses oeuvres, y compris les conférences des commissaires d'exposition, en les rendant accessibles. C'est le bon modèle à suivre. La grotte de Lascaux est aussi entièrement numérisée. On ne peut pas la visiter, mais on peut vivre une expérience visuelle d'une grande richesse.

Enfin, le projet France Collections HD porté par la Réunion des musées nationaux-Grand Palais, permettra la numérisation et la mise à disposition de 25.000 oeuvres emblématiques des collections des musées français. L'ensemble de ces démarches s'inscrivent dans les objectifs retenus par la Commission européenne de construction d'Europeana et contribuent aux objectifs de l'agenda numérique 2020 pour l'Europe.

Vous venez de recevoir un rapport sur l'entrepreneuriat culturel. Comment le dynamiser à l'heure du numérique ?

Le rapport de Steven Hearn dit clairement qu'il y a un potentiel important en termes d'emploi dans les métiers culturels. Il faut aider ces entreprises, souvent des TPE, à trouver des financements pour se développer. On peut mieux mobiliser encore l'IFCIC, l'Institut du financement du cinéma et des industries créatives, logé au sein de Bpifrance, et déjà doté de 5 millions d'euros. Il faut aussi changer la mentalité des investisseurs pour accompagner ces entreprises. Les industries créatives sont un levier d'avenir pour la France, qui est une des principales puissances culturelles du monde.

C'est un secteur aussi stratégique que d'autres ; une étude de l'inspection des finances et de la culture l'a d'ailleurs démontré, en mesurant qu'il pesait 3,2% du PIB, plus que l'automobile. Les États-Unis l'ont bien compris avec Hollywood, et nous souhaitons nous appuyer sur cette industrie dans le cadre du redressement du pays, notamment en protégeant l'exception culturelle dans les négociations sur le traité transatlantique.

La vente d'art sur Internet se développe. Est-ce une bonne chose ?

Il s'agit d'une évolution affectant le marché de l'art au même titre que toutes les activités de commerce. Il faut veiller à ce qu'Internet ne conduise pas à construire des systèmes frauduleux. Le professionnel est garant de l'authenticité des oeuvres et veille à sa provenance - notamment dans le cas des biens spoliés.

Il faut garantir une traçabilité des oeuvres. Mais à ces conditions près, il est normal que le marché de l'art entre dans l'ère de l'e-commerce. C'est un facteur de dynamisme et de développement. J'ai par ailleurs créé un fonds de 800.000 euros pour aider les petites galeries dans leur travail de représentation des artistes. C'est important pour la vitalité et la compétitivité du marché de l'art.

À quoi ressemblera, selon vous, le musée de 2050 ?

Dans le futur, je n'imagine pas un musée entièrement dématérialisé. C'est précisément sa matérialité qui attire et touche les visiteurs. Mais le musée de 2050 sera plus collaboratif et interactif. On préparera probablement sa visite en ligne, on pourra bénéficier de nouvelles technologies de réalité virtuelle et augmentée, avec des outils éducatifs nouveaux, une information enrichie et participative. Cela ne remplacera jamais la visite réelle, le contact physique avec l'oeuvre et l'artiste. Mais on aura une expérience culturelle plus riche.

La grande leçon de l'art, c'est qu'il n'y a pas de progrès dans l'art. Des peintures rupestres de Lascaux à Picasso, il y a une continuité. La vraie révolution du numérique, c'est d'apporter un accès égal pour tous et de nouvelles pratiques culturelles. Et donc de nouvelles libertés.

Commentaires 6
à écrit le 29/07/2014 à 15:52
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Filippetti a des compétences incontestables en matière de culture. Dommage qu'elle ne soit pas dépositaire de l'autorité nécessaire pour décerner à Bruce Willis un honoris causa de philosophie. Et les aphorismes de JC Van Damme attendent toujours leu...

le 29/07/2014 à 16:24
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A ceci près que pour rendre à César son dû, JC Van Damme sait faire le grand écart en croisant les bras... ;-)

à écrit le 29/07/2014 à 14:55
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C'est quoi? avec de tels axiomes, toute donnée devient publique..

à écrit le 29/07/2014 à 14:01
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Le minimum serait que les artistes promus par les musées, dans une évidente entente sourde aux justes revendications des minorités et du peuple, fassent enfin place au génie des visiteurs. Ainsi, on pourrait ouvrir des musées partout, sans avoir rec...

à écrit le 29/07/2014 à 11:35
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complètement abxcon!

à écrit le 29/07/2014 à 11:19
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"Le musée du futur sera plus collaboratif " Maintenant que c'est nous qu'on est égaux, c'est normal qu'on collabore avec Boticely, Delacroix, Renbrand, Picasso etc... "La grande leçon de l'art, c'est qu'il n'y a pas de progrès dans l'art." ...

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