«  Il faut remettre de la morale et de l'éthique dans la politique »

Nommé Premier ministre en janvier 2014, Mehdi Jomaa était investi de la mission d'assurer la transition démocratique du pays, d'organiser des élections législatives et présidentielle - libres, pour la première fois de l'histoire tunisienne. Mission accomplie ! Dans cet entretien exclusif à La Tribune, il explique pourquoi il s'en va...

ENTRETIEN EXCLUSIF réalisé par Alfred Mignot, à Tunis, le 3 décembre 2014

...

LA TRIBUNE - Monsieur le Premier ministre, la Tunisie est en passe de réussir sa transition démocratique, car au moment où nous parlons, il ne reste plus que quelques «  petits pas  », selon votre expression, pour boucler le cycle, avec le second tour de l'élection présidentielle, le 21 décembre. Cette réussite est un cas unique dans les pays concernés par le « printemps arabe ». Que ressentez-vous dans ce moment singulier ?

MEHDI JOMAA - C'est fait ! C'est une réalité dont nous avons rêvé longtemps. C'est un moment unique, très fort, historique. J'ai assisté au passage de témoin entre l'Assemblée sortante et la nouvelle. Ce fut un passage pacifique. Désormais, le socle est là, bien posé. Assurer cette transition, c'était précisément la mission de mon  gouvernement.

Bien sûr, il faudra du temps pour parvenir à un rythme de croisière de notre vie démocratique. Mais les élections ont eu lieu dans des conditions de liberté et de transparence reconnues par tous, c'est un bon début pour la Tunisie démocratique nouvelle.

Pourquoi avez-vous décidé de partir, de ne pas solliciter la reconduite de votre gouvernement ?

MEHDI JOMAA - Je fais ce que j'ai dit. Personne ne m'a d'ailleurs cru lorsque j'ai annoncé que je ne me présenterais pas à l'élection présidentielle, et pourtant, c'est le cas. Maintenant, jusqu'au dernier jour, je sais que beaucoup auront encore du mal à croire que je quitterai mes fonctions. C'est pourtant ce que je ferai.

Mais pourquoi, alors que votre action est très majoritairement saluée comme positive ?

MEHDI JOMAA - Il faut savoir partir. J'y tiens. Il faut en finir avec le culte de l'homme providentiel, de l'indispensable. Moi, je crois à l'œuvre collective. Les défis qui nous attendent relèvent du marathon, de la course de relais : il faut courir vite et transmettre. Je pars, car je veux poser la première pierre d'une tradition à venir : la transmission pacifique et efficace du pouvoir. Et parce qu'il faut remettre de la morale et de l'éthique dans la politique, donc tenir sa parole et ses engagements.

Vous faites souvent référence à votre expérience de dirigeant 
d'entreprise pour expliquer votre manière de gouverner...

MEHDI JOMAA - Oui. Et d'ailleurs, j'aime à dire que la Tunisie est une « start-up démocratie »... Si nous nous laissons aller à considérer que la solution tient à un seul homme, c'est que nous sommes sur la mauvaise voie. Je ne crois plus à l'individu seul. Et puis, j'ai fait toute ma carrière professionnelle en mission, sur des règlements de crise. C'est dans cet esprit que j'ai accepté l'honneur que l'on m'a fait en me demandant d'assurer la transition démocratique. Et j'ai la conviction que quand on se cramponne, on finit par tomber dans le travers de ses propres forces. C'est pourquoi d'autres doivent prendre le relais.

Maintenant que la transition politique est accomplie, il va falloir s'attaquer sérieusement aux défis économiques. Que préconisez-vous ?

MEHDI JOMAA - Nous avons mis en chantier plusieurs réformes, élaboré un calendrier de celles qui restent à faire, et ébauché une vision d'avenir, une stratégie, travail que nous allons transmettre au prochain gouvernement. Ce sera pour lui une base, dont il lui appartiendra d'en interpréter la pertinence et la mise en œuvre. Ces réformes sont nombreuses : introduction du partenariat public-privé, réforme des banques publiques, du traitement des dettes, de la loi fiscale, de la concurrence, du régime des faillites, du code des investissements... et bien d'autres encore.

Vous aimez à répéter qu'il faut cesser de faire des promesses qui ne seront pas tenues. À quoi faites-vous allusion ?

MEHDI JOMAA - Par exemple à celle qui consisterait à laisser croire que l'État pourrait embaucher encore. Il l'a fait, il a beaucoup dépensé en ce sens, notre administration est en surnombre, et le problème du chômage est bien sûr toujours là. Il ne faut plus tout attendre de l'État, c'est l'erreur qui a été faite au début de la révolution. Pour l'année 2014 par exemple, la Tunisie enregistre près de 20 milliards de dinars de recettes et dépense 29 milliards environ. Avec un tel écart, chacun comprend que cela ne peut durer.

Le 2  décembre, en moins d'une journée, la Tunisie a levé 400  millions de dinars en bons du Trésor, alors qu'elle n'en appelait que 300. Un signe que la confiance revient ?

MEHDI JOMAA - Oui, nous avons été largement souscrits, à un très bon taux, à plus de 500 millions, et avons décidé de n'en prendre que 400. C'est que l'image internationale de la Tunisie est à nouveau bonne, et la confiance est de retour. Mais il faut la consolider pour réussir maintenant la transition économique.

Vous évoquez la bonne image internationale de la Tunisie et justement, fin novembre, vous avez participé à Dakar au sommet de l'Organisation internationale de la Francophonie. Croyez-vous à une «  francophonie économique  », thématique dont on parle de plus en plus ?

MEHDI JOMAA - L'international est l'une de mes priorités. J'ai fait mon premier voyage cinq jours après mon investiture, et tous les principaux déplacements dans les trois mois. La coopération internationale est très importante pour la Tunisie, car nous ne pouvons pas être compétitifs seuls - qui le pourrait, d'ailleurs ? Je suis heureux d'avoir réussi à isoler la Tunisie de tous les conflits, nous avons de bonnes relations avec tout le monde.

Nous avons travaillé pour que l'image de la Tunisie se rétablisse auprès de nos partenaires internationaux, dont j'attends qu'ils investissent plus dans notre pays. De notre côté, nous faisons tous les efforts pour réformer, pour sécuriser les investissements et respecter les règles.

Dans ce contexte, je perçois la Francophonie positivement. Comme une ouverture à un réseau, des marchés, des coopérations, un espace d'opportunité, de facilitation... Et puis, vous savez, la proximité, la confiance, la culture partagée comptent aussi beaucoup dans les affaires !

Pensez-vous que le gouvernement qui vous succédera pourra relever les défis de la transition économique ?

MEHDI JOMAA - Il n'aura pas le choix ! Il y aura deux ou trois ans d'intenses réformes. Et il faudra continuer à faire des sacrifices, sinon tous ceux qui ont été consentis jusqu'ici s'avéreront inutiles. La Tunisie a démontré ces dernières années sa capacité de résistance, et aussi sa capacité à éviter le pire. Mais le modèle économique ancien n'est plus suffisant pour affronter l'avenir. On ne peut plus se contenter de seulement saisir les opportunités, il faut une vision d'avenir, et je souhaite qu'elle réunisse un large consensus politique. Les sacrifices devront être assumés par tous, certains devront accepter que l'on touche à leurs privilèges. Il nous faut changer d'état d'esprit, la transition économique exige de chacun le sens des responsabilités et une sorte de révolution culturelle.

Quelle sorte de révolution culturelle ?

MEHDI JOMAA - Jusqu'ici, toute une génération de nos concitoyens rêvait de devenir fonctionnaire. C'est fini, il faut développer l'esprit d'entreprise. Et comprendre que l'on ne peut pas distribuer ce que l'on n'a pas produit.

Votre « testament » politique, en trois mots clés ?

MEHDI JOMAA - Travail, respect des règles, sens des responsabilités.

Qu'allez-vous faire après votre départ ?

MEHDI JOMAA - Je vais reprendre un travail dans le privé, comme avant. J'aspire à une vie calme, « normale ». Et je choisirai une activité ailleurs qu'en Tunisie, et exempte de toute interférence avec mon pays, afin qu'aucun conflit d'intérêts ne soit possible, ni de près, ni de loin.

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Cet article a été publié pour la première fois dans La Tribune hebdo, n° 113, daté du 19 décembre 2014.

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Commentaires 8
à écrit le 22/12/2014 à 18:20
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C'est une phrase qui vaut largement pour la FRANCE aussi...ici on fait même passer des amendements, lois etc. pour protéger ses protégés ou ex-protégés!!! L'étiquette "république bananière" va très bien à notre pays hélas!!

à écrit le 21/12/2014 à 15:27
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" Jusqu'ici, toute une génération de nos concitoyens rêvait de devenir fonctionnaire. C'est fini, il faut développer l'esprit d'entreprise. Et comprendre que l'on ne peut pas distribuer ce que l'on n'a pas produit." Comme on aimerait que notre Prési...

à écrit le 21/12/2014 à 9:23
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il faut surtout ne pas y renvoyer les même branques , sinon : le même résultat .....

à écrit le 21/12/2014 à 8:26
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Phrase très bien venue que Zemmour et moi même approuvons.

à écrit le 20/12/2014 à 22:07
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Encore de belles paroles qui ne seront pas suivies d'actes...

le 21/12/2014 à 0:15
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Vous en savez quoi Michel?

le 23/12/2014 à 11:22
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@Chelmi La parole politicienne n'engage que ceux qui veulent y croire...

à écrit le 20/12/2014 à 17:57
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Je croyais que le titre de l'article concernait la France.....et qui avait bien pu formuler une telle évidence. Merci à l'ex premier ministre Tunisien de rappeler des fondamentaux qui concernent plus que la sphère politique....

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