A Lübeck, chez les Buddenbrook...

Lübeck est l'une des villes les plus anciennes d'Allemagne. Autonome pendant plus de 800 ans, ancienne capitale de la Ligue Hanséatique, elle incarne l'Allemagne de la Baltique et sa communauté de notables marchands et armateurs, si bien mise en scène par Thomas Mann. Une métaphore de l'Allemagne contemporaine ?

Souvent la littérature vaut mieux que tous les guides de voyage pour ce qui est de s?imprégner d?un lieu, d?une ville, d?un pays. Puisque ce Voyage en Allemagne nous a porté ces derniers temps vers l?Allemagne du Nord, comment ne pas évoquer le personnage de Thomas Mann, l?un des plus grands romanciers du XXème siècle, auteur de ces chefs d?oeuvre que sont La Mort à Venise et La Montagne Magique et Prix Nobel de littérature en 1929.

Thomas Mann est né en 1875 à Lûbeck, d?un père riche négociant en grain, sénateur de la ville et consul des Pays-Bas et d?une mère née au Brésil, fille d?un planteur allemand et d?une Brésilienne d?origine portugaise et créole, revenue en Allemagne à l?âge de sept ans. Thomas a seize ans lorsque son père meurt d?un empoissonnement du sang. Tandis que sa mère rejoint sa famille à Munich, il reste en pension à Lübeck avant de rejoindre la capitale bavaroise en 1894.

Le jeune Thomas Mann aura donc passé les vingt premières années de sa vie dans une ville chargée de symboles, gouvernée par les commerçants depuis le XIIème siècle, capitale de la Ligue Hanséatique, deuxième ville d?Allemagne au XIVème siècle après Cologne, porte vers la Baltique et le commerce avec la Scandinavie et la Russie, parfait complément de Hambourg, qui ouvrait aux marchands lübeckois les marchés d?Europe du nord.

Une vision unique de la bourgeoisie commerçante de la Hanse

« Thomas Mann invente peu. Les lieux, les m?urs, l?histoire, tout fait l?objet de lectures et d?enquêtes, dont les carnets de travail portant témoignage ; l?image retenue est d?une fidélité entière », écrit Claude David dans la préface du tome I des « ?uvres complètes » (Livre de Poche). En 1901, Les Buddenbrook sortent des presses. C?est le premier grand roman de Thomas Mann, dont le succès fut quasi immédiat et qui reste aujourd?hui l?un des grands classiques de la littérature mondiale. C?est l?histoire d?une famille de marchands de Lübeck, qui se fonde sur des évènements et des personnages réels de l?entourage de l?auteur qui a étudié avec zèle l?histoire de sa famille. Johann Sigmund Mann, l?arrière grand-père de l?écrivain, était né dans le Mecklembourg voisin et avait fondé une société de commerce de blé à Lübeck en 1790.

Les Buddenbrook, dont on ne saurait trop recommander la lecture en cette période estivale, offre une vision passionnante de l?histoire de cette partie de l?Allemagne au XIXème siècle en même temps qu?il aide à comprendre la nature profonde de cette région et des valeurs qui sont restées les siennes, au travers des âges. « Travaille, prie, épargne » lance l?un des personnages du roman à l?adresse d?un jeune membre de sa famille. L?on ne saurait mieux décrire l?atmosphère d?une ville marchande du nord en grande majorité protestante, à cette époque.

La famille Buddenbrook est installée dans un hôtel particulier du XVIIème siècle, de la Mengstrasse, dans la vieille ville, un îlot que contournent la Wakenitz et la Trave, laquelle se jette quelques kilomètres en aval, dans la Baltique. Le fronton de cette hausse maison à la façade blanche s?orne de cette inscription, « Dominus Providebit » (Dieu y pourvoira), que la suite du roman démentira d?ailleurs cruellement?

La maison de la Mengstrasse a été détruite en 1942 par les bombardements de la Royal Air Force, comme une bonne partie de la vielle ville d?ailleurs. Seule la façade de l?hôtel particulier des Buddenbrook a été reconstruite à l?identique, et l?on peut visiter à l?intérieur de cet l?immeuble un petit musée consacré à l?histoire de la famille Mann.

Héritage, concurrence et statut social

Pour le reste, la lecture de ce livre permet de comprendre ce qui a fait la force de cette communauté industrieuse de la Baltique. En premier lieu vient le caractère totalement familial de ces entreprises, transmises le plus souvent du père au fils aîné, sans qu?il soit même question de modifier cet ordre des choses. Succéder à son père est le destin naturel d?un jeune fils de marchand, et en général, les études supérieures de l?héritier ou son goût pour d?autres activités sont souvent sacrifiées à l?ardente nécessité de seconder son père dans les bureaux de la maison de commerce ou sur les docks. Les successions sont d?ailleurs des moments délicats de l?histoire de ces firmes, car il faut désintéresser les autres enfants, mettre en réserve les dots des filles, assurer à la vieille génération une existence confortable.

Certaines maisons n?y survivront d?ailleurs pas. La dot est un sujet d?une importance extrême. Les jeunes filles deviennent des cibles financières et commerciales et sont mariées très jeunes à des partenaires en affaire de leur père ou à héritiers de maisons concurrentes afin que la dot ne soit pas totalement en des mains étrangères et surtout puisse servir à l?enrichissement commun des familles unies par le mariage. L?amour n?est naturellement que secondaire dans ces alliances et la pression est forte sur les jeunes filles pour qu?elles acceptent le prétendant adoubé par sa famille. « Notre fille est bonne à marier et en état de trouver un parti avantageux dont la gloire et le profit sautent aux yeux de tous. Il faut qu?elle l?accepte » assène sans états d?âme le consul Buddenbrook.

Dans ce contexte, le statut social joue un rôle déterminant. Pour autant, la différence est clairement établie entre les « marchands » et les « propriétaires aristocrates ». Ils sont dépendants les uns des autres puisque les récoltes des grands exploitations agricoles du Mecklembourg sont au c?ur de l?activité du port de Lübeck qui exporte le grain dans toute l?Europe du Nord mais les marchands éprouvent des difficultés à accepter d?être considérés comme une classe inférieure de la haute société allemande. « Il s?en trouve plus d?un », dit Thomas Büddenbrook, parlant des aristocrates, « qui ne témoigne pas aux négociants, en dépit de leur dépendance mutuelle, une considération excessive et qui, dans les relations d?affaire, accentue par trop la supériorité ? jusqu?à un certain point indéniable ? du producteur sur l?intermédiaire. Pour lui, le marchand ne se distingue guère, en somme, du colporteur, auquel on cède de vieux habits avec la certitude d?être roulé. »

Une constitution propre dès le XIIème siècle

Cette classe de marchands et de notables a pourtant réussi à maintenir, au travers des âges, un système politique de self government, La constitution de la ville, établie en 1182 sous le règne de Frédéric Barberousse demeura à peu près en l?état jusqu?à la fin du XIXème siècle. Elle reposait sur une assemblée municipale représentative de l?ensemble des habitants (selon des règles de représentation qui ont pu évoluer en fonction des époques), laquelle élisait un sénat, qui lui-même désignait un Président et bourgmestre. Lequel était rarement un représentant des ouvriers du port, même si au sein de l?assemblée se côtoyaient des « petites gens », barbiers, artisans, instituteurs, petits commerçants et les représentants des grandes familles de marchands et d?armateurs. Lübeck n?a perdu son autonomie territoriale qu?en 1937 et appartient aujourd?hui au Land du Schleswig-Holstein.

Des pages des Buddenbrook se révèle donc une société rude, dont le niveau de fortune établit la hiérarchie réelle, sans pitié pour ceux qui ruinent leur crédit par de mauvaises opérations, des spéculations hasardeuses à la bourse ou sur les récoltes de blé et d?avoine. Une société qui n?aime guère les loisirs, si ce n?est les quatre semaines de vacances annuelles dans la station balnéaire de Travemünde, à seize kilomètres de là, où se retrouve la bonne société sur la plage, dans ces fameuses cabines de bois, qui sont encore aujourd?hui la signature des plages de la Baltique. Une société qui ne goûte guère les arts en général et qui tient musiciens, poètes ou écrivains en piètre estime. C?est un monde qui se tient par des lois non écrites, faites à la fois de solidarité et de concurrence, de conservatisme et de goût du risque. Et c?est pour avoir ignoré un certain nombre de ces règles, que la maison Buddenbrook disparaîtra?

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Commentaires 2
à écrit le 02/07/2013 à 16:39
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Article louable, une tentative de compréhension d'une culture si lointaine et fondatementalement incomprise par le formatage de pensée dans notre pays. La ligue hanséatique n'était pas allemande (à dominante de l'Allemagne du nord,non-prussienne) c'...

à écrit le 02/07/2013 à 10:19
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une très belle ville,une grande famille (décadente) décrite par un génie de la littérature. Oui ça rapproche de très prés à une certaine Allemagne actuelle. A lire et relire.

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