Avec les chasseurs de virus préhistoriques

Jean-Michel Claverie et Chantal Abergel traquent les germes infectieux enfouis dans le permafrost. Avec le réchauffement planétaire, ces agents pathogènes très dangeureux pourraient être libérés
Les scientifiques Jean-Michel Claverie et Chantal Abergel dans leur laboratoire de l’IGS (Information génomique et structurale), à Marseille.
Les scientifiques Jean-Michel Claverie et Chantal Abergel dans leur laboratoire de l’IGS (Information génomique et structurale), à Marseille. (Crédits : © Jeremy SUYKER/item)

D'emblée, Jean-Michel Claverie s'excuse. « Vous ne verrez rien d'exceptionnel ici. » Nous sommes sur le campus universitaire de Luminy, à vingt minutes du centre de Marseille, au sein du laboratoire Information génomique et structurale. Inauguré en 2006, le lieu a été conçu, dessiné et voulu par Claverie, virologue âgé de 73 ans, désormais professeur émérite de médecine, et son épouse, Chantal Abergel, biologiste expérimentale qui dirige les opérations du laboratoire. Formé à San Diego au côté de Francis Crick, biologiste lauréat du prix Nobel, auteur de la découverte de la structure moléculaire de l'ADN, Claverie a bourlingué, notamment aux États-Unis et au Canada, avant de s'installer avec Chantal Abergel dans ce lieu qui ressemble à un autre labo. En apparence seulement.

« Ici, il y a des tas de machins avec des tuyaux partout », explique-t-il. Tout en précisant qu'il y en a pour 2 millions d'euros d'équipement dans une salle de dix minuscules mètres carrés. « Ici, c'est une pièce où sont isolés des virus du froid, d'Arctique, d'Antarctique. Ici, on cultive des bactéries ; là, c'est un atelier de biochimie. Des échantillons sont ensuite envoyés dans les synchrotrons de Grenoble, en région parisienne, en Allemagne. Là, des centrifugeuses, des hottes pour se protéger des contaminations, des frigos, des lecteurs de gènes, deux congélateurs à -80 °C où sont conservés des échantillons de permafrost. » Le scientifique montre ensuite une autre pièce, fermée. Il faut être équipé pour pouvoir y pénétrer. À quoi sert-elle ? « À savoir si les virus que nous avons isolés peuvent infecter les humains. » Pour finir la visite, on s'installe à l'intérieur du bureau du co-maître des lieux. Sur une étagère trônent des bouts de défenses de mammouth et une vertèbre de rhinocéros laineux.

Lire aussiChine : l'OMS s'inquiète d'une hausse des maladies respiratoires, quatre ans après les premiers cas de Covid

Des bombes à retardement

Ce qui intéresse avant tout le couple Claverie-Abergel, ce sont les très (très) vieux virus. Ils portent de drôles de noms : Pandoravirus, Megavirus, Pithovirus, Mimivirus, Mollivirus sibericum et sont âgés de dizaines de milliers d'années. La plupart sont présents dans le permafrost (ou pergélisol) sibérien. Ce terme géologique désigne un sol dont la température se maintient en dessous de 0 °C pendant plus de deux ans consécutifs. Il représente 20 % de la surface terrestre et c'est en Russie qu'on en retrouve la plus grande partie. Le permafrost est recouvert par une couche de terre qui dégèle en été et permet ainsi le développement de la végétation. Mais avec le changement climatique, sachant que l'Arctique se réchauffe deux fois plus vite que le reste de la planète, le permafrost fond. Or il regorge de virus, plus inquiétants les uns que les autres...

Dans un article de février 2023, Audrey Lartigue et Jean Marie Alempic, qui font partie de la trentaine de membres de l'équipe marseillaise, révèlent avoir identifié lors d'une expédition scientifique treize nouveaux virus retrouvés dans des échantillons de permafrost russe. Tous sont très anciens et surtout toujours contagieux. Six ne peuvent être datés ; sept ont entre 27 000 et 48 500 ans. On les retrouve sur des restes d'animaux préhistoriques congelés, chair ou poils de mammouth, de rhinocéros, de loup... « Ça ne manque pas dans la région, indique Jean-Michel Claverie. La Russie, c'est la Mecque du permafrost et du mammouth ! » Rien ne serait bien inquiétant si ces virus étaient aussi morts que les animaux préhistoriques qu'ils ont sans doute tués. Le problème est qu'il n'en est rien. Préservés par le gel, la glace, le froid polaire, ils sont seulement endormis, comme l'ont constaté les chercheurs marseillais. Tout comme celui de la variole, isolé lui aussi par l'équipe sur des cadavres enterrés au XVIIe siècle et retrouvés sur place. En 2014, le laboratoire marseillais a en effet montré pour la première fois que des virus « vivants » pouvaient être extraits du permafrost sibérien et relancés, si on le souhaitait, avec succès.

La probabilité d'une rencontre fortuite avec un hôte sensible ne fait qu'augmenter au cours du temps, même si elle n'est pas quantifiable

Chantal Abergel

« L'exemple le plus clair, ce sont des virus de la famille des Asfarviridae dont un représentant est responsable de la peste porcine, avec une mortalité de 100 % pour certaines souches ! explique Chantal Abergel. Ce type de virus est transporté par des tiques, ce qui en favorise grandement la propagation. On détecte aussi de nombreux virus dont certains, encore inconnus, pourraient être infectieux pour d'autres animaux. Les plus redoutables sont des virus anciens, jamais caractérisés, dont certains auraient pu participer à l'extinction des grands mammifères à la fin du pléistocène. Mammouths, rhinocéros laineux et... Néandertal ! »

La métaphore du requin

En clair, le permafrost, ce grenier à virus anciens et géants, est en train de prendre des allures de bombe à retardement. D'autant qu'il souffre de l'exploitation industrielle de l'Arctique par la Russie, à coups de forages de gigantesques puits de 800 mètres de diamètre et 300 mètres de profondeur, pour en extraire les ressources. Et de tracés à marche forcée de routes maritimes, toujours à des fins commerciales ou industrielles. « Or plus les couches profondes de pergélisol sont exhumées, plus leur contenu microbien nous est inconnu, prévient Chantal Abergel. Ce n'est pas tant la fonte directe du pergélisol qui est en jeu ici, car elle reste superficielle, que la disparition progressive de la banquise le long des côtes arctiques, dont la Russie possède la grande majorité. Le danger est avéré, puisque des traces de virus capables d'infecter des animaux ont été détectées. La probabilité d'une rencontre fortuite avec un hôte sensible ne fait donc qu'augmenter au cours du temps, même si elle n'est pas quantifiable. »

De l'autre côté de la planète, en Antarctique, d'autres virus anciens et géants ont été localisés. Une équipe italienne dirigée par le Dr Michael Tangherlini, chargée d'une mission baptisée « Diversité et rôle écologique des virus géants en Antarctique », a ainsi localisé des virus dans des sédiments marins à 1 103 mètres de profondeur. Rien d'inquiétant pour autant, en l'absence de vie humaine et animale à ces profondeurs. Un virus qui revient à la surface mais ne rencontre aucune présence humaine ou animale s'éteint au bout de quelques heures. Mais dans le cas inverse ? Pour expliciter le risque, Jean-Michel Claverie use de la métaphore du requin : « Tant qu'il nage dans des eaux lointaines, il ne pose aucun problème. C'est quand il se rapproche trop près des plages qu'il devient un danger. Il en est de même pour les virus. S'ils vivent leur vie loin de toute présence humaine, le risque est nul. Mais dès qu'on les expose à nous, ce n'est plus pareil. » Or en Russie, le danger grandit jour après jour. Provoquant par exemple des rejets d'anthrax, responsable de la mort de milliers de rennes durant l'été 2016. On soupçonne la maladie infectieuse causée par des bactéries connues sous le nom de bacille du charbon d'avoir tué un enfant et infecté des dizaines d'autres personnes. « Les Russes vont exploiter des sous-sols dans des régions où les Inuits savent, historiquement, qu'il ne faut pas aller. » Dans le Grand Nord, on peut aussi croiser des traces de maladie de Lyme, de chikungunya, d'Escherichia coli, entre autres réjouissances...

Quand on voit le chaos mondial causé par le coronavirus, là on parle d'un fléau bien plus grand

Jean-Michel Claverie

L'OMS prend les choses au sérieux

« Si Néandertal est mort il y a 50 000 ans d'une maladie virale inconnue, et que ce virus refait surface, alors il est également dangereux pour nous, poursuit Jean-Michel Claverie. Si de nouvelles maladies sortent de l'Arctique, nous ne sommes pas équipés pour les affronter. On ne sait pas à quoi s'attendre, notre système immunitaire n'est pas du tout préparé. Quand on voit le chaos mondial causé par le coronavirus, là on parle d'un fléau bien plus grand. » Ces dernières années, des équipes russes ont réalisé deux miracles. Une graine datant de 30 000 ans a donné vie à une plante. Enfouie dans le permafrost, elle ne demandait qu'à se réveiller et germer. Congelé lui aussi depuis des dizaines de milliers d'années, un ver de terre a été en quelque sorte ressuscité, en étant simplement hydraté avant de revenir à la vie. « Si une graine ou un ver peuvent survivre 30 000 ans, un virus le peut aussi », annonce Jean-Michel Claverie. Par la voix d'une de ses porte-parole, le Dr Margaret Harris, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a récemment affirmé prendre les choses au sérieux : « L'OMS travaille avec plus de 300 scientifiques pour examiner les preuves de toutes les familles virales et bactéries qui peuvent provoquer des épidémies et des pandémies, y compris celles qui peuvent être libérées avec le dégel du pergélisol », a-t-elle déclaré. Mais aucun contact n'a été établi entre Genève, siège de l'OMS, et Marseille. « Nos résultats sont publiés dans des revues accessibles à tous, sans aucun obstacle, précise Chantal Abergel. Nous considérons que c'est à la veille scientifique de ces organismes de nous contacter pour une application éventuelle plutôt que l'inverse. Notre rôle est d'explorer l'inconnu, à eux d'en tirer les conséquences. Mais les quelques programmes dont nous connaissons l'existence sont tous axés sur le fait de voir des maladies du Sud (paludisme, chikungunya, tularémie...) progressivement coloniser l'hémisphère Nord. » Le point de vue inverse, détecter l'émergence d'une maladie inconnue venue du Nord, n'est pour l'heure pas pris au sérieux et ne dispose d'aucun budget international. Claverie et Abergel appellent pourtant de leurs vœux la constitution d'un « cordon sanitaire » autour de l'Arctique. « Peut-être au sein du consortium UArctic, qui regroupe un grand nombre d'universités, dont Aix-Marseille, et qui pourrait être plus réactif que des institutions comme l'OMS », conclut la chercheuse.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 1
à écrit le 14/01/2024 à 8:34
Signaler
"« Vous ne verrez rien d'exceptionnel ici. »" Hé oui car ce qui est réellement, profondément, passionnément spectaculaire dans la vie nécessite de bons yeux pour l'observer. C'est pas du bruit, de la lumière et de l'hystérie partout et tout le temps,...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.