Humour : rire à tout prix !

Quand le comique se joue du quotidien et des drames, le public en redemande. Comme un exutoire à la morosité ambiante.
Tristan Lopin, Florence Foresti, Anne Roumanoff, Laura Laune.
Tristan Lopin, Florence Foresti, Anne Roumanoff, Laura Laune. (Crédits : © Thomas Braut ; PASCAL ITO ; Ralph Wenig ; Marine Ferain.)

Zénith de Toulouse, jeudi 23 novembre. Sur l'immense scène encadrée par trois écrans géants, Florence Foresti annonce la couleur : « On arrête avec cette guerre des sexes ! De toute façon, on ne peut pas faire la guerre, c'est déséquilibré. À la base il y a un sexe fort et un sexe faible... Et vous le savez très bien, il n'y a pas plus puissant que la femme », taquine la taulière avec un art du contrepied savoureux. Rires sonores, applaudissements à tout rompre... Les 5 000 spectateurs présents dans la salle jubilent. Ce soir-là, Florence Foresti jouait à guichets fermés son one-woman-show Boys Boys Boys, son meilleur depuis Mother Fucker (2009), dans lequel elle étrille les dérives d'un certain néo-féminisme. « L'égalité salariale, c'était ça, être féministe ; on ne voulait pas parler de nos règles à la télé ou dessiner des clitos sur Instagram », tacle l'humoriste, dont la tournée a rassemblé plus de 400 000 spectateurs. Celle-ci se terminera en apothéose par une résidence à l'Olympia (du 20 décembre au 13 janvier).

Changement d'ambiance au République, à Paris, le théâtre du Comte de Bouderbala. Chaque vendredi soir, Félix Dhjan, 32 ans, triomphe devant une audience électrisée venue assister à son one-man-show sobrement intitulé Nuances. Un feu d'artifice d'humour noir, trash, déjanté mené à un rythme d'enfer avec une ambition : injecter subtilité et complexité dans une société de plus en plus polarisée. Ses armes ? Une plume brute et ciselée, beaucoup d'autodérision et de l'agilité intellectuelle pour brasser une foule de thèmes (ses tentatives pour être « un homme bien », son identité de « Juif sans convictions », « la sous-représentation des femmes dans la corporation des éboueurs »), osant même s'aventurer sur des terrains glissants quand il traite des procès « en suspicion de racisme » dans un sketch absurde digne de Raymond Devos. Son spectacle a été prolongé au République pour les six prochains mois (vendredi et samedi).

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Ces deux exemples illustrent la vitalité de l'humour français et l'appétence du public pour le rire. « En 2023, les spectacles qui vendent le plus sont les concerts de rap et les one-man-shows », souligne un bon connaisseur du spectacle vivant. En ces temps franchement anxiogènes, l'humour n'a jamais autant joué son rôle de valeur refuge. Et nos saltimbanques sont les premiers à s'en amuser sur scène. « Les gens n'aiment pas le présent, ils regrettent le passé, ils ont peur de l'avenir », souligne Anne Roumanoff au début de son excellent spectacle L'Expérience de la vie (le 26 décembre à l'Olympia). « La moitié de la planète est en train de cramer et vous pensiez avoir le droit de vous divertir ? » taquine Tristan Lopin en préambule dans son remarquable one-man-show (Irréprochable, du 12 au 27 décembre à l'Européen). « C'est la vocation de l'humoriste de s'emparer de l'actualité et des faits sociétaux pour déminer les tensions et pendre un peu de hauteur », rappelle Christophe Meilland, patron d'Houlala Production.

Et les sujets ne manquent pas : rapports hommes-femmes depuis la révolution MeToo, écoanxiété, flicage des Gafa, délires complotistes, Covid, wokisme... Autant de thèmes récurrents, le plus souvent abordés avec une liberté et une irrévérence salvatrices, démentant au passage le cliché selon lequel « on ne pourrait plus rire de rien ». De Fabrice Eboué à Pierre-Emmanuel Barré en passant par Guillermo Guiz, Blanche Gardin ou Alexandre Kominek, on ne compte plus les humoristes qui dézinguent le politiquement correct avec gourmandise. Sans oublier Gaspard Proust, qui aura réussi à faire se gondoler le peuple de droite orphelin depuis la disparition de Thierry Le Luron. Certes, à l'heure des réseaux sociaux, où toute parole est scrutée par des procureurs planqués derrière leur écran, les humoristes ont parfois l'impression de marcher sur des œufs. « On est confrontés à de multiples sensibilités, des femmes, des homos, des Juifs, des musulmans, des Noirs, des Blancs, des violets... De là à dire que je suis victime de harcèlement au quotidien, non, souligne Félix Dhjan. Au contraire, les gens attendent des humoristes une vraie liberté de parole. Ils viennent entendre ce qu'ils n'osent plus dire en famille ou avec leurs collègues tellement les débats sont devenus tranchés. »

Rire de tout, c'est la vocation du stand-up

Dévoiler les failles sur scène

Un point de vue partagé par Yann Renoard, directeur artistique du festival Montreux Comedy : « Lors de la dernière édition, en novembre, je n'ai reçu qu'un seul mail d'un spectateur choqué par un sketch. Quand une blague est pertinente et drôle, sans moquerie gratuite, elle est difficile à attaquer. » Le registre politique reste un terrain plus glissant et peu s'y aventurent avec la force de conviction d'une Sophia Aram dans son nouveau spectacle, Le Monde d'après. « On sent un manque d'appétence de la nouvelle génération pour la politique, souligne Antoinette Colin, directrice artistique du Point Virgule à Paris. De courage, aussi. Avec des débats hystérisés, le risque de harcèlement est réel. Il faut avoir une culture politique, une vraie maîtrise du sujet. » L'exercice est risqué, surtout quand on s'attaque aux puissants. Étoile montante du stand-up, le Franco-Béninois Edgar-Yves s'est amusé, en 2021, à évoquer les liens de Vincent Bolloré avec le président guinéen Alpha Condé dans son sketch La Corruption lors d'un plateau enregistré sur la chaîne Comédie+. La séquence sera coupée lors de sa diffusion sur Comédie+, puis sur C8, deux chaînes appartenant au capitaine d'industrie breton. Cela n'empêchera pas le stand-uper de cartonner avec ses deux spectacles, Certifié taquin et Solide.

Loin de l'actualité brûlante, certains humoristes s'illustrent également au fil de « spectacles thématiques ». Jérémy Ferrari investira les 9 et 10 mars l'Accor Arena avec son spectacle Anesthésie générale, un one-man-show dans lequel il ausculte les défaillances de notre système de santé et les magouilles de l'industrie pharmaceutique. L'humoriste suisse Thomas Wiesel livre un seul en scène de haute volée sur la question de notre rapport au travail (Thomas Wiesel travaille, le 9 février au Trianon). Alex Vizorek, lui, s'attaque au thème de la mort avec Ad vitam, un spectacle érudit et subtil dont on ressort le sourire aux lèvres. Sans oublier le remarquable spectacle de Thomas Croisière consacré à sa passion pour le cinéma français des années 1970-1980 (Le Cinéma de Thomas Croisière - Voyage en comédie, au Lucernaire jusqu'au 27 janvier). On peut donc rire de tout, à commencer de soi-même, c'est la vocation du stand-up. Et dans ce domaine, certains humoristes n'hésitent plus à dévoiler leurs failles sur scène. Dans Anesthésie générale, le stakhanoviste Jérémy Ferrari raconte sans fard sa tentative de suicide, son addiction à l'alcool et ses troubles psychiques. Réputée pour son humour noir, la Belge Laura Laune aborde dans Glory Alleluia le syndrome d'Asperger dont elle est atteinte et les violences conjugales de son ex-compagnon. Constance traitera de sa dépression post-Covid et de sa bipolarité diagnostiquée lors de son hospitalisation avec son prochain seule en scène (Inconstance, à Lyon les 6 et 7 juin 2024). Dans son deuxième spectacle, Tristan Lopin revient sur le viol dont il fut victime quand il avait 13 ans. Un traumatisme abordé finement et avec un humour libérateur. « La justice a été clémente, elle a fait son travail, il n'a écopé que de deux ans avec sursis et d'une amende de 5 000 euros... 5 000 euros qui font de moi l'heureux propriétaire d'un aspirateur Dyson ! » ironise Tristan Lopin devant son public.

L'humoriste s'empare de l'actualité et des faits sociétaux pour déminer les tensions et prendre un peu de hauteur

Christophe Meilland, patron d'Houlala Production

« Les humoristes de la génération précédente n'allaient pas aussi loin dans le dévoilement d'un vécu douloureux, analyse Antoinette Colin. Le regard de la société a évolué sur certains tabous, notamment les violences sexuelles, la dépression, l'alcoolisme. Ils accompagnent et amplifient cette libération de la parole. » Dans son nouveau spectacle, Hier j'arrête !, Doully a choisi de faire rire avec ses « handicaps invisibles » causés par la maladie de Charcot-Marie Tooth diagnostiquée il y a cinq ans. « Je n'avais pas besoin de faire mon "coming out" pour faire ma thérapie, souligne la présentatrice de Groland. J'en parlais déjà avec détachement grâce à mes potes qui me faisaient marrer avec des blagues atroces sur mon état de santé. Je me suis dit : "Ces rires sur moi, je vais les partager sur scène." Je voulais être utile, mettre en lumière ces pathologies souvent méconnues pour faire évoluer le regard sur le handicap. » Pari risqué mais réussi. Il faut l'entendre parler de ses « pieds crochus », une anomalie provoquée par sa maladie : « On dirait des racines de gingembre. Et encore, là ça va... Mais dans dix ans, j'envisage sérieusement de baiser avec des bottes », balance l'humoriste devant son public hilare (en tournée, le 23 février au Trianon).

Yann Renoard pointe une autre raison expliquant ces confessions scéniques. « Il existe une saturation et une hyper-concurrence dans l'humour. La nécessité de trouver de nouveaux thèmes et de se différencier impose, consciemment ou inconsciemment, d'aller chercher dans ses expériences les plus douloureuses. Et le public est demandeur de cette authenticité, même si la scène ne remplacera jamais un psy. Rire de ses malheurs exige de les avoir digérés pour éviter le pathos, le pire ennemi de l'humour. »

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Commentaires 2
à écrit le 11/12/2023 à 11:21
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Beaucoup de nouveaux comiques et au final bien plus de très bons qu'il y a 30 ans, oui les gens pris en otage par la dictature financière qui leur impose la misère et la mort ont énormément besoin de rire. A tel point qu'à une époque c'était plus fac...

à écrit le 10/12/2023 à 9:58
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Laure Laune est excellente mais elle est trash hein, vous la mettez à côté de deux autres humoristes mainstream, en comparaison ça détonne même si Foresti est toujours aussi inspirée. J'ai vu Djimo et j'ai rigolé pendant une heure tout simplement. No...

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