Nos critiques littéraires de la semaine

« La part sauvage », de d'Erwan Desplanques, « Sommes-nous devenus des criminels ? - Vie du maréchal Paulus », de Lionel Duroy, le livre à relire de Léon Tolstoï : découvrez nos critiques littéraires de la semaine.
Règles de vie de Léon Tolstoï.
Règles de vie de Léon Tolstoï. (Crédits : Reuters)

Chroniques des petits déraillements

Ce qui frappe chez Erwan Desplanques, c'est son style. Justement parce qu'il ne fait rien pour nous frapper. Pas de clinquant, pas d'esbroufe, seulement une justesse à bas bruit, une façon de poser les mots sur le réel, comme si la fluidité de l'écriture permettait de simplifier la perception du quotidien et de l'intime. On est à deux doigts d'affirmer que sa plume « saisit quelque chose du chaos du monde », mais ça rapporterait trop de points au personnage d'une des nouvelles de ce recueil ! En effet, dans La Brûlure, un intello précaire regarde chaque émission littéraire avec un papier et un stylo. Il a inventé un bingo des clichés des écrivains en promotion : deux cases cochées pour « le chaos du monde », une pour « être à l'écoute de ses personnages », et le super banco si l'auteur prononce « sororité » et « résilience ». Ainsi va l'univers d'Erwan Desplanques. La pirouette n'est jamais loin, une élégance discrète qui empêche de se prendre au sérieux.

Bascule

Après son magnifique roman L'Amérique derrière moi, l'écrivain propose dix nouvelles qui disent toutes le point de bascule, le moment où un geste nous échappe. Rien de spectaculaire : un avant-bras posé sur la grille brûlante du four, un ado peu instagramable que l'on gomme du portrait de famille, un train que l'on prend pour retrouver le projet fou du grand-père psychiatre, qui a acheté un lion et ouvert un zoo. « La fidélité possédait une dimension un peu absurde et jusqu'auboutiste qui ne me déplaisait pas, quelque chose de japonais : l'amour d'une seule femme comme l'approfondissement d'un motif », avance un personnage qui voit sa femme s'éloigner.

La rock star, les footballeurs amateurs, la romancière télégénique, le patron harceleur en Tesla et l'influenceuse qui, comme ses followers, ne s'exprime que par slogans, « comme si Nike et Apple parlaient directement par leur bouche » : Erwan Desplanques croque les mythologies de l'époque avec une rare délicatesse. A-L.W

La part sauvage

La part sauvage, Erwan Desplanques, Éditions de l'Olivier, 160 pages, 18,50 euros

Coupable par démission

La Seconde Guerre mondiale nous a laissé un besoin d'explications impossible à rassasier. Entre autres : comment les Allemands ont-ils pu porter au pouvoir un futur génocidaire qui étalait ses intentions dans Mein Kampf ? Pourquoi les soldats de la Wehrmacht, loin d'être tous nazis, ont-ils défendu le régime hitlérien jusqu'au bout de sa folie meurtrière et suicidaire ? Pour y répondre, le romancier Lionel Duroy se glisse dans l'âme du fameux général Paulus, le grand vaincu du front russe. Presque un cas d'école : lors de la contre-offensive soviétique, Paulus exécuta les ordres d'un Hitler qu'il savait perdu pour la réalité. Ceux-ci exigeaient qu'il constitue ses troupes, embourbées à Stalingrad, en forteresse - autrement dit, qu'elles se laissent encercler dans les ruines sans réelle possibilité de ravitaillement, au lieu de tenter la percée qui aurait pu les sauver. Résultat : des centaines de milliers de morts inutiles avant la capitulation. Puis Paulus devint le jouet de la propagande soviétique...

Après avoir conté sa déconfiture militaire, Duroy nous montre Paulus captif, écrivant un livre sur sa responsabilité. C'est-à-dire sur ce qui l'a empêché d'écouter sa femme, qui avait vu clair en Hitler et lui avait mis sous le nez les horreurs de Mein Kampf (« Si l'on avait, au début et au cours de la guerre, tenu une seule fois douze mille ou quinze mille de ces Hébreux corrupteurs du peuple sous les gaz empoisonnés [...], le sacrifice de millions d'hommes n'eût pas été vain »). Mais Paulus s'intéresse aussi à ces autres officiers qui, contrairement à lui, ont tiré les conséquences de leur désillusion. L'ex-nazi Stauffenberg, qui fomenta un attentat, le romancier nationaliste Ernst Jünger, qui démolit le régime dès 1939 dans Sur les falaises de marbre, le général Blaskowitz, qui fit condamner des SS à mort pour avoir assassiné des Juifs...

Prose hantée

Qu'est-ce qui retenait Paulus de les imiter ? Duroy apporte une autre réponse que celle du bon soldat. Elle tient à la duplicité de Hitler, capable d'apparaître comme le restaurateur de la puissance allemande alors qu'il attisait le brasier de ses plus noires pulsions. Et à la duplicité qu'elle rencontrait chez tous ceux, soldats ou autres, qui voulaient croire au sauveur à s'en crever les yeux... Paulus n'est pas un génocidaire, mais sa culpabilité par démission morale ne fait guère de doute, pour lui comme pour nous. Quant à la prose que Duroy lui prête, digne, méditative et hantée, elle semble lui correspondre exactement. A.B

Vie du Maréchal

Sommes-nous devenus des criminels ? - Vie du maréchal Paulus, Lionel Duroy, Mialet-Barrault Éditeurs, 174 pages, 19 euros.

Le livre à relire

Le saviez-vous ? Avant de devenir l'auteur de La Guerre et la Paix, le comte Léon Tolstoï a écrit un manuel de développement personnel - hautement personnel, même, puisqu'il ne s'adresse qu'à sa seule personne ! Il s'agit d'un ensemble de règles de vie et de réflexions sur leur mise en œuvre notées dans son journal de jeunesse et rassemblées ici dans un petit livre fascinant. D'abord parce que Tolstoï fut un champion des choix
radicaux - faire la guerre pour s'éprouver, passer du nihilisme au christianisme, abandonner femme, enfants, richesses pour vivre parmi ses paysans. Ensuite parce que cette grande âme en apparence si maîtresse d'elle-même souffrait en fait des mêmes faiblesses que nous !

Les Règles de vie commencent par l'établissement d'une série de principes d'une rigueur implacable, ayant pour but de soumettre le corps, la raison, les sentiments à la seule volonté du sujet : « par le labeur, tue ta concupiscence ». Plus simple à écrire qu'à faire, puisque quelques jours plus tard, il a « contracté une gonorrhée pour les causes [...] qu'on l'attrape ordinairement ». On n'est pas sérieux quand on a 19 ans et que
l'on est l'un des plus beaux enfants de l'aristocratie russe... Mais même dans ses échecs, Tolstoï grappille un peu de sagesse (« Il est plus facile d'écrire dix tomes de philosophie que de mettre en pratique ne serait-ce qu'un principe ») ou trouve à nourrir son optimisme (« Un si terrible remords, c'est un pas en avant »). Et il est attendrissant
de le voir prendre des résolutions à propos d'examens universitaires qu'il ne passera jamais, ou établir des règles pour ne pas trop perdre au jeu, puis s'avouer ruiné par une partie, quelques pages plus loin ! Ces expériences lui permettront de mettre de l'ordre
dans ses vices : alors que la passion du jeu disparaît si l'on s'abstient de jouer, « la lubricité fonctionne tout à fait à l'opposé, plus tu te retiens, plus t'as envie ». On le devine : s'explorer ainsi a donné à Tolstoï un savoir bien utile pour construire ses personnages. Quant à sa sévérité envers sa propre personne, il la reportera sur ses romans, qu'il polira sans complaisance. A.B

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Commentaire 1
à écrit le 05/05/2024 à 12:44
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J'ai lu «Un siècle chinois» de Jean Tuan (C.L.C. Éditions). C'est un récit passionnant illustré de photos remarquables. Il fait découvrir l'évolution de la Chine à travers le parcours du père de l'auteur. Chinois arrivé en France en 1929, il exercera...

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