Quand la poésie d'Emily Dickinson rencontre la peinture moderniste américaine

Diane de Selliers fait dialoguer les vers de la poétesse avec les tableaux des modernistes américains. Étourdissant de beauté.
« Sunrise », de Georgia O’Keee (1916).
« Sunrise », de Georgia O’Keee (1916). (Crédits : © Georgia O'Keeffe Museum, Santa Fe)

On n'aurait pas parié sur le mariage de la plus fascinante des poétesses américaines avec les peintres modernistes. On pensait que la Dickinson, Emily pour ses groupies - dont évidemment on est... -, méritait de se déployer sans vis-à-vis, a fortiori si ce vis-à-vis est une illustration aussi susceptible d'aiguillonner l'imaginaire qu'une toile d'Edward Hopper ou de Georgia O'Keeffe. On s'est trompé. Aucun écrin ne peut emprisonner les vers d'Emily Dickinson. Car comment contenir ou retenir une pureté qui s'autorise toutes les licences, pourvu qu'elles soient vraies, jusqu'à explorer en pensées une mer qu'elle n'a jamais vue ? Ces virevoltes-là triompheront de tout, toujours. Sans doute est-ce la leçon de ce livre étourdissant de beauté. Il n'y a d'ailleurs pas le moindre combat entre les mots et l'image. Seulement de la grâce qui ricoche, rebondit, résonne, parfois un peu trop littéralement - la conservatrice Anna Hiddleston, qui a dirigé les choix iconographiques, a pris le parti de coller à un texte qui impose son primat. Dialoguent donc des vers écrits entre les années 1850 et 1880 et des œuvres de la première moitié du XXe siècle.

« Me bannir - de Moi-même -

Si j'avais cet Art -

Ma Forteresse serait invincible

À Tout Cœur -

Mais comme mon assaillant -

est Moi-même -

Comment trouver la paix

Si ce n'est en subjuguant

La Conscience ? »

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Une intranquillité en mouvement à laquelle répond, sur la page de droite, un tableau de Henrietta Shore : une forme mi-flamme mi-feuille en noir et gris qui s'enhardit sensuellement sur un fond vert. De quoi doublement « subjuguer la conscience ». N'est-ce pas là du reste le dessein de la poésie ?

La délicatesse experte de la traductrice Françoise Delphy - qui s'est emparée de l'intégralité des 1 789 poèmes de Dickinson, dont 162 sont ici reproduits - n'est pas le moindre des mérites de ce très très beau livre : elle s'en est tenue on-ne-peut-plus-fidèlement à la typographie et aux idiosyncrasies d'une poétesse qui vagabonde parmi les conventions grammaticales et syntaxiques. Entre une majuscule sacrale et un tiret licencieux, la matière textuelle dickinsonienne pousse l'audace jusqu'à rire de sa propre mélancolie...

« Je ne suis pas religieuse, mais pour moi, cette jeune femme est si proche du ciel qu'elle en occulte Dieu », écrit l'actrice Lou Doillon dans une préface bouleversée où, en toute sororité, elle l'appelle « Emily ». Chacun cherche son dieu chez Dickinson. Laquelle, sans s'en remettre à lui, ne l'occulte pas - pardon « Lou ». Incessamment elle le taquine. Ne le désigne-t-elle pas de cette périphrase charmante : « Our old neighbour » ? L'anglais n'a pas son pareil pour restituer les précipités d'humour. C'est comme quand, après avoir décrit une fête « savoureuse » et « imaginaire », elle fait claquer ce vers : « Heaven to us, if true ». Dans la langue de Voltaire, c'est deux fois plus long : « C'est ça pour nous le Paradis, si c'est vrai ». Profitons-en pour saluer le parti pris de publier les poésies dans leur version originale au-dessus de la traduction française.

« "Heaven" - is what I cannot reach !

The Apple on the Tree -

Provided it do hopeless - hang -

That - "Heaven" is - to Me ! »

Saurait-on être plus près du ciel de la transcendance qu'en lisant du Dickinson ? Faut-il être comme elle hantée par le néant pour entraîner ses lecteurs dans une telle expérience métaphysique ? D'une majuscule à l'autre. Dickinson ne plaisante pas avec les majuscules. De l'Oiseau à Mourir en passant par les Neiges, la Mer, la Divinité, le Paradis, l'Éternité, le Jour, la Porte, l'Abeille, etc., la poétesse « Distille un sens étonnant / À partir de Significations Ordinaires » - ainsi définit-elle le poète. On ne se remettra jamais tout à fait de sa façon d'invoquer la « Responsabilité » d'être une « Fleur ». Et sa solitude, sans majuscule, elle. En face de la femme-fleur de la même Henrietta Shore, peinte de dos et au cœur des pétales, le poème de Dickinson martèle en effet :

« Je me cache - au cœur de ma fleur,

Pour que, tandis qu'elle se flétrit dans votre Vase -

Vous - sans le savoir - ressentiez pour moi -

Presque - une solitude - »

Tout est dans les tirets, qui sertissent autant qu'ils cognent. Il faudrait, dans cet article aussi, laisser des tirets de silence, afin de permettre au sens d'éclore comme une fleur de chagrin. À l'âme de hoqueter tout son saoul. Pour revenir ici-bas, dans la vie, et tâcher d'en rire malgré tout, et même à cause de tout.

« C'est par des Actes Chevaleresques infimes,

Une Fleur, ou un Livre,

Qu'on plante des graines de sourires -

Qui fleurissent dans l'ombre. »

Dickinson est précisément cette planteuse de « graines de sourires » qui nous apostrophe facétieusement (« Retourne-toi sur le Passé, avec Indulgence - Il a sans doute fait de son mieux - ») avant de s'en aller danser pieds nus sur un volcan... sans jamais sortir de chez elle.

« Je grimpe une marche de Lave

À n'importe quel moment si l'envie me prend

Je peux contempler un Cratère

J'ai le Vésuve à la Maison »

Le mythe Dickinson n'aurait pas cette épaisseur si notre recluse n'avait achevé sans plus ouvrir sa porte une existence tout entière passée dans la petite ville d'Amherst, à l'ouest de Boston, dans le Massachusetts. Qu'importe l'isolement, pourvu que l'esprit, lui, ne s'interdise aucun voyage et aucune danse.

« Je ne sais pas faire les Pointes -

Personne ne m'a appris -

Mais souvent, dans ma tête,

Une joie me possède,

Telle que si je Connaissais la Danse classique -

Je me ferais remarquer

En Pirouettes à faire pâlir une Troupe -

Ou enrager une Prima,

Et bien que je n'aie pas de Tutu de Gaze -

Pas de Bouclettes à mes Cheveux,

Ni ne sautille pour un Public - comme les Oiseaux -

Une Patte en l'air suspendue -

Ni ne me lance - Balle de Duvet,

Ni ne déboule sur roues de neige

Jusqu'à disparaître, sur la musique,

La Salle pourtant m'ovationne - »

Et nous avec. Voyez comme, le temps de quelques quatrains, Emily-la-timide se métamorphose en Dickinson-la-pétillante-excentrique. Possédée, selon son mot. Exultant - un autre de ses mots.

« L'Exultation c'est une âme terrienne

Qui larguant les amarres -

Dépasse les Maisons -

Dépasse les Promontoires -

Et plonge dans la profonde Éternité - »

On ne demande qu'à la suivre dans ce dépassement, mais comment ? Soudain on comprend : ses chers tirets sont des marchepieds pour nous aider à la rejoindre.

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