Sophie Calle-Pablo Picasso : la séparation

La créatrice française a exposé et vécu quatre mois au musée Picasso à Paris. Cette folle expérience s’achève ce soir.
L’artiste au musée Picasso le 3 octobre, premier jour de son exposition.
L’artiste au musée Picasso le 3 octobre, premier jour de son exposition. (Crédits : Yves Géant)

Sophie ne cale jamais. De sa vie naît son œuvre. Calle n'est donc jamais en panne d'inspiration. Pour son exposition, Sophie Calle a intelligemment planqué les œuvres du géant Picasso afin de ne pas être écrasée par lui. Calle a recouvert quelques œuvres du maître, faisant de Picasso un homme voilé. Elle a voilé le maître pour dévoiler sa vie. Certains ont considéré que Sophie avait chassé Pablo de chez lui mais le public est venu en nombre. Sophie Calle est une star planétaire qui ne parle que d'elle, c'est-à-dire que de nous. Les amours défuntes, le temps qui passe, la séparation, l'absence, la disparition, le sens de la vie qui fout le camp parfois, Sophie Calle sublime, transforme les choses de nos vies. Dans quelques heures, l'artiste remballe la sienne. Tout ce qui est exposé va disparaître. Elle le sait, mais savoir ne console pas pour autant.

« Il faut s'attendre à une dépression même si ce n'est pas ma nature »

Tic-tac, dans quelques heures, Sophie Calle ne pénétrera plus dans « [s]on bureau », une salle aménagée dans le musée Picasso. À l'intérieur, des dossiers, des valises avec des centaines de lettres de visiteurs de son exposition et le coin de table où elle a décidé que nous nous assiérons et du moment où nous nous parlerons. C'est-à-dire au plus vite. Calle décide de tout.

Après une telle implication pour une exposition si dense, que faire demain ? Elle le dit franchement avec humour. « Il faut s'attendre à une dépression même si ce n'est pas ma nature. En tout cas, ce sera le vide, parce que cela fait trois ans que je vis pour et dans cette exposition. »

Sophie Calle pense-t-elle déjà à faire quelque chose de l'expérience vécue au musée Picasso ? Elle n'en sait rien. Difficile à croire tant l'artiste transforme tout ce qu'elle vit. Elle dit qu'elle ne sait pas ou ne veut pas dire. Calle ne dit et ne fait que ce qu'elle veut. Elle est dans la tentative de maîtrise de tout, tout en sachant que personne ne maîtrise tout. Sophie Calle maîtrise les jeux dans lesquels elle s'investit, ceux qu'elle propose aux passants, aux spectateurs, mais au jeu des questions-réponses, elle ne joue pas.

Qui aimeriez-vous voir entrer dans la pièce ? Si vous pouviez enfouir à jamais dans une caisse vos souffrances et mauvais souvenirs, que mettriez-vous dedans ? Comme votre père qui fut collectionneur, avez-vous besoin de posséder ce que vous aimez ? Vous faites souvent référence aux séparations, la vie n'est-elle pas une succession d'au revoir ? Ferme et courtoise, Calle ne peut pas, ne veut pas répondre à ce genre de jeux, trop anecdotique, trop intime, trop général, trop bateau, trop. Questions suivantes donc...

La femme ne s'intéresse qu'à aujourd'hui, qu'à demain

Et un musée Calle comme il y a un musée Picasso ? La femme ne s'intéresse qu'à aujourd'hui, qu'à demain mais pas du tout à après sa vie. Un musée qui occuperait son existence de créatrice d'aujourd'hui, elle ne rejette pas l'idée, mais un musée pour une Calle vivante, pas pour l'autre.

Et ces quatre mois passés au musée où sa vie a été exposée, lui ont-ils fait du bien ? La réponse est claire. « Je ne crée pas pour des raisons thérapeutiques. Et je ne raconte pas tout. J'ai plutôt tendance à parler de ce qui dérape et pas de mes jours de joie, que je préfère vivre sans prendre de la distance... Je ne suis pas une angoissée, pas une nostalgique. Je ne suis pas malade. Je ne crée pas pour me soigner. »

C'est la première fois que j'ai fait physiquement partie de mon exposition

Sophie Calle a-t-elle été étonnée, surprise, déroutée par ces quatre mois ? « Je ne pensais pas passer autant de temps ici. J'ai été aimantée par le musée. Je n'avais plus de maison, alors j'ai glissé vers le musée jusqu'à y être présente presque tous les jours, jusqu'à y travailler, sans que cela soit artificiel, expose-t-elle. C'est aussi la première fois que j'ai fait physiquement partie de mon exposition. J'ai été happée par des visiteurs qui me racontaient leurs histoires, que j'ai entendus rire et vus pleurer. Je n'avais jamais vécu cela. En général, quand je traverse une de mes expositions, je me cache de peur d'avoir l'air de hanter les lieux. Je suis reconnaissante à Cécile Debray, qui dirige ce musée, et à Laurent Le Bon [actuel président du Centre Pompidou] qui est à l'origine du projet, car je viens de vivre intensément une expérience unique. »

Et ce soir, c'est la fin. Je lui demande si elle hait les dimanches, comme le chante Gréco. « J'adore les dimanches, c'est le jour que je préfère. C'est le jour où je m'enferme. Ce soir, pour la clôture de l'exposition, c'est différent. J'ai invité ceux qui ont participé à ce projet, pour dire au revoir à l'aventure et fermer la porte de mon bureau, d'ailleurs quand je quitte un lieu, j'aime bien le saluer une dernière fois. Quand je quitte ma maison de Camargue, je dis au revoir comme on dit au revoir à quelqu'un. Je me souviens d'une histoire qu'on m'a racontée. À chaque fois qu'une famille d'émigrés revenait en train dans son pays, au passage de la frontière, le père demandait aux enfants de se lever pour le saluer. Je dirai donc au revoir au musée même si je reviendrai, bien entendu. Depuis que j'ai dormi en haut de la tour Eiffel à l'occasion de la Nuit blanche, je la regarde toujours en pensant que là-haut c'est un peu chez moi. Pour le musée Picasso, ça sera la même chose probablement. »

Je quitte Sophie Calle non sans lui dire au revoir et saluer la porte de son bureau.

« À toi de faire, ma mignonne », l'exposition de Sophie Calle au musée Picasso, ferme ses portes aujourd'hui à 18 heures.

Sophie Calle en quelques dates

1979 L'artiste demande à des inconnus d'entrer dans son lit et les photographie.

1986 Elle rencontre des aveugles de naissance et leur demande quelle est pour eux l'image de la beauté.

2002 Elle dort en haut de la tour Eiffel dans le cadre de la manifestation Nuit blanche.

2003 Rétrospective au Centre Pompidou.

2007 Elle représente la France à la Biennale de Venise. Elle expose les réponses de 107 femmes à une lettre de rupture qu'elle a elle-même reçue.

2019 Elle investit plusieurs lieux dans tout Marseille.

2023-2024 Exposition au musée Picasso.

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