Cinéma : Marco Bellocchio fait de l’enfant volé du Vatican un drame puissant

Dans L'Enlèvement, le réalisateur à la Palme d'honneur au Festival de Cannes 2021, relate le vol d’un garçonnet juif, baptisé de force. Marco Bellocchio fait de ce scandale un drame puissant et lyrique.
Charlotte Langrand
Le jeune Edgardo Mortara (Enea Sala) sur les genoux du pape Pie IX (Paolo Pierobon).
Le jeune Edgardo Mortara (Enea Sala) sur les genoux du pape Pie IX (Paolo Pierobon). (Crédits : Anna Camerlingo 2023 Tous Droits Réservés Ibc Movie Kavac Film Ad Vitam Production Match Factory Productions Arte France Cinema)

La patience est parfois la marque des vrais insurgés. L'outil des révoltés méthodiques, qui construisent une œuvre sans perdre de vue leur rage. Marco Bellocchio creuse ainsi son sillon de film en film, exhumant un à un les démons de la société italienne. En presque soixante ans de carrière, toutes les névroses du pays ou presque sont passées à la moulinette de l'esprit corrosif du réalisateur. Famille (Les Poings dans les poches, 1965), bourgeoisie (La Nourrice, 1999), fascisme (Vincere, 2009), terrorisme (Buongiorno, notte, 2003), mafia (Le Traître, 2019)... À 83 ans, cet immense cinéaste ne se lasse pas de décortiquer la corruption des puissants, le règne de l'argent ou le poids de la religion sur les corps et les âmes.

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La religion, justement. Celle-ci occupe une place de choix parmi ses thèmes fétiches. Après avoir traité la béatification d'une mère dans Le Sourire de ma mère (2002) et réglé ses comptes avec son éducation religieuse dans Au nom du père (1972), Marco Bellocchio y revient avec L'Enlèvement (Rapito). Il se penche sur un fait divers qui fit scandale bien au-delà de Rome, en 1858 : l'affaire Edgardo Mortara, un garçon juif de 6 ans arraché à sa famille. Baptisé secrètement et sans les formes par une nounou catholique et naïve qui veut « lui éviter les limbes », l'enfant juif est alors considéré par l'Église de Pie IX comme un petit catholique qui doit suivre une éducation chrétienne. L'inquisiteur de Bologne ordonne son « enlèvement » à sa famille et son intégration dans la maison des catéchumènes, au Vatican.

Malgré le désespoir de ses parents et leurs tentatives pour le récupérer, Edgardo finira par renier sa religion et devenir prêtre. « Je suis tombé par hasard sur cette histoire dans une librairie, se rappelle Marco Bellocchio. C'était le livre d'une catholique conservatrice qui défendait cette conversion forcée... Puis j'ai lu la biographie d'Edgardo Mortara, qui a toute sa vie confirmé sa foi et n'a jamais remis en question ce qui lui était arrivé. Il décrivait sa vie au Vatican avec candeur sans pour autant cacher l'ambiguïté des attitudes du pape. » Un pontife qui, tantôt joueur, le dissimule sous sa robe pendant un jeu de cache-cache, tantôt arbitraire, le force à des pénitences humiliantes.

L'Église a un peu reconnu avoir commis une erreur avec ces conversions

Marco Bellocchio

Marco Bellocchio s'offre ainsi une plongée au cœur même du Vatican, à hauteur d'enfant. Le cinéaste montre combien l'esprit fragile du jeune Edgardo éprouve à la fois de la crainte et de la fascination pour la beauté macabre des représentations christiques (il rêve même qu'il sauve le Christ de sa croix). Le réalisateur dresse un portrait impitoyable d'un pape autoritaire, sadique et la salive au bord des lèvres, dégoulinant de ses abus de pouvoir. Le souverain pontife, à la tête des États pontificaux à la veille de la réunification italienne, est aussi moqué par les caricatures de presse. La nuit, il cauchemarde que des rabbins viennent le circoncire de force dans son sommeil...

Malgré le scandale mondial suscité par « l'histoire Mortara », le pape opposera toujours aux familles un sec et définitif « non possu-mus » signifiant « nous ne pouvons pas » (rendre l'enfant). « Le Vatican n'a pas pour autant rejeté mon film, poursuit Bellocchio. Il a même un peu reconnu avoir commis une erreur avec ces conversions. Mais Jean-Paul II a tout de même béatifié Pie IX, suscitant l'indignation de la communauté juive. Il y a toujours eu cette double position au sein de l'Église : ils reconnaissent leurs erreurs tout en sauvant quand même le passé... »

Cette histoire providentielle offre à Bellocchio une nouvelle occasion de se pencher sur le sujet de l'enfermement. Plus que jamais attiré par les destins empêchés, les vies contraintes, les corps emprisonnés, le cinéaste avait déjà traité le thème dans Buongiorno, notte en 2003 puis dans sa formidable série, Esterno notte (2022), sur l'enlèvement et l'assassinat d'Aldo Moro en 1978. « Je n'ai rien inventé, c'est l'Histoire, se défend-il en souriant. Mais il est vrai que je trouve un intérêt à raconter les pensées et les sentiments des gens emprisonnés. Il y a certainement dans ma vie quelque chose à voir avec l'enfermement car j'ai aussi vécu, jeune, en pensionnat. » Le réalisateur réfléchit d'ailleurs à son prochain projet. Une série sur Enzo Tortora, présentateur star de la télévision qui fut accusé de trafic de drogue avec la mafia et qui a toujours clamé son innocence. En 1985, il avait été condamné... à dix ans d'emprisonnement. ■

L'Enlèvement, de Marco Bellocchio, avec Paolo Pierobon, Fausto Russo Alesi, Barbara Ronchi. 2 h 14. Sortie mercredi.

Charlotte Langrand

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