Livre : « Chair Modiano... »

À 78 ans, le plus pudique de nos romanciers contemporains s’essaye à l’exploration du… désir. Celui de « la danseuse ».
(Crédits : SHUTTERSTOCK)

En ouvrant le nouveau Modiano, plus mince que jamais, on ne pensait pas prendre de risque. On s'attendait à retrouver la lumière voilée, même en plein jour, dans laquelle l'écrivain nous perd et se cherche, cet entre chien et loup de l'écriture qui le ferait reconnaître entre tous.

On s'attendait à ce qu'il soit question de détails, de liste, de temps lointain, flouté, de fantômes du passé, d'incertitude, qu'entre deux virgules il oublie des noms et des adresses, qu'il se présente comme le dernier témoin, qu'il marche marche marche, dans Paris évidemment, qu'il fréquente un arrière-monde avec des gens peu recommandables parlant à voix basse, et et et. Et on n'a pas été déçue.

La Danseuse, c'est tout cela, tout de suite. La dialectique itinérante et infiniment lancinante du débusqueur d'ombres. À une page du début, Patrick Modiano consigne : « Voilà qu'un instant du passé s'incruste dans la mémoire comme un éclat de lumière qui vous parvient d'une étoile que l'on croit morte depuis longtemps. » Ce à quoi il répondra, à une page de la fin :

« Mais non. Il n'y avait pas de passé, ni d'étoile morte, ni d'années-lumière qui vous séparent à jamais les uns des autres, mais ce présent éternel. »

Là où la prose s'enhardit, c'est dans l'intervalle. À 78 ans, le plus pudique des romanciers contemporains s'essaye à l'exploration du... désir. Le désir d'une femme, qui plus est. Celle du rôle-titre : la danseuse.

Oh, ce n'est pas un livre torride, il s'en faut. L'érotisme n'affleure que par incidente. Reste que le héros de ce texte est un corps féminin en mouvement faisant profession de légèreté. Un corps en quête d'« incandescence », de « béatitude », de « ravissement », d'« extase » - des substantifs si peu modianesques qu'une émotion vous saisit à les trouver plantés dans ce texte. Un corps qui va dans le lit d'une mécène au nom de scène, Pola Hubersen, se faire caresser par les « doigts » et les « lèvres » de la susnommée. Un corps « chauffé à blanc par la danse » qui, un autre jour, et même plusieurs, retrouve, toujours dans le lit de la femme caresseuse mais en son absence, le danseur qui est son partenaire dans un ballet - la gaucherie de la recension de leur première étreinte, que l'on n'aurait sans doute pas pardonnée à un autre, ajoute ici au charme... Un corps qui, un soir, prend la main de celui qui dit « je » pour l'entraîner dans ce lit, où les a précédés la caresseuse, qui cette fois est présente.

  « J'étais persuadé, dès cette époque-là, que la littérature était elle aussi un exercice difficile comme la danse »

Alors rassurez-vous : fût-il fugacement trioliste, Modiano demeure Modiano, il ne met pas son corps à nu, il se contente de préciser où se trouve celui de la danseuse et quelle lumière éclaire cette scène que l'on sera obligée de relire pour être sûre de ne pas l'avoir rêvée...

Non que le sexe ait été totalement absent de son œuvre : un des bourreaux israéliens contraint la fiancée du héros à une fellation dans La Place de l'Étoile ; les membres de la Gestapo s'adonnent à des séances collectives de « paneurythmie sexuélo-divine » dans La Ronde de nuit ; dans Les Boulevards de ceinture, Sylviane explique au personnage principal qu'elle aime beaucoup partouzer. Mais rien sur les voluptés moins sulfureuses, toujours éludées.

Pour qu'aujourd'hui sa plume se fasse la violence de considérer la chair, il fallait une bien noble cause : la discipline !

« La danse est une discipline qui vous permet de survivre », répète Boris Kniaseff, le professeur de la danseuse. Les phrases de ce Kniaseff sonnent comme le refrain du livre. « Et maintenant, Mesdemoiselles, Messieurs, mettons de l'ordre dans tout cela », enjoint-il au début de chaque cours.

À force d'exercices, on parvient à « dénouer les nœuds » - tel est le mantra de la danseuse qui a dans sa chambre des cartes postales avec un tableau de la Vierge dénouant un ruban emmêlé, « Marie qui défait les nœuds ». Dénouer des nœuds, voilà aussi la fonction des caresses de Pola Hubersen... En guise de « porte-bonheur », la danseuse offrira une de ces cartes au narrateur. Tous deux appartiennent à la confrérie des enfants de parents défaillants qui ont grandi trop vite et ne grandiront jamais tout à fait. Et qui ont besoin d'une discipline pour lutter contre « la stagnation dans les profondeurs ».

« Je crois bien que l'exemple de la danseuse, sans que j'en aie eu clairement conscience, m'a incité à modifier peu à peu mon comportement et à sortir de cette incertitude et de ce néant qui étaient les miens. »

C'est lui qui l'attend à la sortie de ses cours, lui qui l'accompagne partout, mais c'est elle qui l'aide à « remonter à la surface » dans cette période de sa vie « où [il] n'étai[t] rien » : le temps des premiers « travaux littéraires ». Modiano a mis des guillemets ironiques autour de ces deux mots. Son évocation de la rencontre avec Maurice Girodias, l'« étrange éditeur » fondateur d'Olympia Press, permet de dater le récit : la toute fin des années 1950, quand Girodias le fait travailler sur le roman d'un autre, censuré dans les pays anglo-saxons, une histoire d'Anglais, d'Anglaises et de liberté sexuelle. « Je me disais que personne n'en saurait jamais rien », écrit-il au moment de le révéler.

En écho à cette autodérision, l'ironie de la danseuse - l'adjectif « ironique » est d'ailleurs le seul dont il la qualifie, et à trois reprises - quand devant elle il déclare à son amant danseur : « J'écris des livres. » À elle, il dit : « Je supprime des phrases et des adjectifs. Je rajoute des paragraphes. Je dois aussi écrire deux chapitres supplémentaires. C'est une sorte d'exercice, un peu comme toi quand tu fais des exercices à la barre... » On en arrive au point nodal : le parallèle entre la danse et la littérature. « J'étais persuadé, dès cette époque-là, que la littérature était elle aussi un exercice difficile comme la danse. » Et qui, comme la danse, vous « met hors d'atteinte ». Cela valait bien un détour par la chair. ■

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