« Pour être le meilleur, il faut avoir l’oreille absolue » (Thomas Coville)

ENTRETIEN - Au départ de la Transat Jacques-Vabre (13 h 05), le skippeur raconte le monde volant des Ultim et ses sensations sonores.
Solen Cherrier
Thomas Coville à bord du Sodebo Ultim 3.
Thomas Coville à bord du Sodebo Ultim 3. (Crédits : ⓒ Vincent Curutchet/Team Sodebo)

La rencontre devait se faire à bord. Mais la dérive de Sodebo Ultim 3 a lâché et la navigation a été annulée. Quelques jours plus tard, Thomas Coville, 55 ans, était encore traumatisé de la violence de l'explosion quand nous l'avons rencontré à Paris. À la terrasse d'un café, dans la douceur estivale de l'automne, le vacarme ambiant ne parasitait pas le flot débridé de ses paroles.

Quand vous repensez à vos débuts, vous vous dites que vous faites un autre sport ?

Peu d'activités ont évolué aussi vite. On attendait cette rupture technologique pour naviguer intelligemment. Analyser, comprendre, essayer et retenter. Évidemment j'admire Tabarly, mais le côté « ah bah c'est ballot, ça a cassé », c'est fini - même si on casse encore. Je suis fasciné par l'époque. Elle peut être déprimante et anxiogène - on est relié à la météo, on voit l'évolution -, mais je n'arrive pas à ne pas être enthousiaste au regard de ce que je vis.

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Le monde volant ?

Oui, on a presque divisé par deux le temps qu'on mettait avec Olivier de Kersauson lors de mon premier tour du monde [71 jours en 1997]. Au 100 mètres, on ne va pas deux fois plus vite. En voiture non plus. Là, on va même plus vite que l'imagination d'il y a quatre ans. Parce que vous m'auriez dit qu'on irait à de telles vitesses [jusqu'à 95 km/h en pointe] quand on a dessiné ce bateau avec le cockpit à l'avant, je vous aurais dit : « Vous avez fumé la moquette ! »

Y a-t-il une limite ?

Ce qui va évoluer, c'est la capacité à se jouer des phénomènes météo. Concernant la problématique énergétique, on est à deux doigts d'avoir l'autonomie complète. On a aussi divisé par deux la consommation de matières pour construire un bateau en passant à l'impression 3D. Pour autant, je ne prétends pas que ce sport sera complètement propre demain.

La tendance passéiste vous agace-t-elle ?

Non, le côté nostalgique de la navigation à l'ancienne, sans GPS, ne me dérange pas, par exemple. J'ai fait ma première mini-transat au sextant et c'était génial. Mais je suis désolé, il y a une esthétique à la vitesse. Et j'ai besoin d'esthétique dans ma vie. Être au-dessus de l'eau, voler comme Peter Pan...

C'est votre plaisir ultime ?

Moi, je cherche une émotion qui va me donner une sensation qui va me donner le bon mouvement. Et je ne pensais pas vivre autant d'émotions en volant. Quand on navigue en solitaire, on est parfois déconnecté du monde chiffré, on a juste la sensation d'être à sa place. Tu fais un geste, sans savoir pourquoi, mais tu sens que c'est le bon mouvement. Je ne peux pas rêver d'une émotion plus forte. C'est addictif. Sans me comparer, mais pour en avoir discuté, Laurent de Wilde connaît ça au piano.

Si le fan de jazz que vous êtes devait comparer cette sensation avec un morceau ?

Ce n'est pas le jazz qui vient en premier mais le Concerto pour piano n o 2 de Rachmaninov.

Écoute-t-on de la musique à bord ?

Je l'ai longtemps fait, et ça me procurait un plaisir inouï, mais je ne peux plus. Un bateau, c'est un violoncelle : il y a des cordes, et je me sens un peu comme avec un archet sur l'engin. Ça reste des vibrations qui entrent en résonance les unes avec les autres, et dès qu'un cliquetis déconne, je l'entends. Si je mets un casque, j'ai la trouille de passer à côté. Je ne peux pas être parasité par un autre son. Pour être le meilleur skippeur au monde, il faut avoir l'oreille absolue. J'aurais rêvé de l'avoir...

J'ai la trouille de l'arrivée. Il faut expliquer l'inexplicable

Le son en vol évolue ?

Crescendo. Quand le foil commence à vibrer, il donne une octave différente. Plus il vibre, plus ça monte. Comme un oiseau quand l'oxygène se raréfie. Quand la houle te propulse, ça devient prodigieux. L'air et l'eau s'allient. Tu t'extrais du frottement lourdingue de l'être archimédien. Mais ce n'est pas toujours une jouissance. Par moments, je sens qu'un truc cloche mais je ne sais pas sur quoi intervenir pour être à l'unisson. Je tâtonne. J'en parle aux ingénieurs mais c'est compliqué de leur expliquer avec des mots. On a essayé d'enregistrer des sons pour les analyser mais ce n'est pas fiable.

Quel bruit vous a vraiment fait peur ?

Là [fin septembre], la dérive qui explose. J'ai mis trois jours à m'en remettre, j'étais en sueur la nuit. Il y a eu une telle onde de choc. Une vibration dans l'air que tu prends dans le corps. Maintenant il faut que je vive avec. Je ne peux pas me dire que je vais l'oublier.

À deux, comme sur la Transat Jacques-Vabre, on communique beaucoup ?

Dix minutes dans une journée en cumulé. Il faut dire que l'on se croise ; on est en quarts décalés. Quand on réveille l'autre pour une manœuvre, c'est précis, clair, factuel, procédurier et masculin.

Le ton peut monter ?

Oui, mais il n'y a pas de place pour le ressentiment car tu ne peux pas descendre.

Vous préférez le brouhaha du départ ou les flonflons de l'arrivée ?

Je pense être synesthésique. Chaque bruit fort, je le relie à un chiffre, à une peur ou à un volume. C'est fatigant, mais avant le départ, tout ça se mélange et je laisse filer ce kaléidoscope. C'est très agréable. En revanche, j'ai la trouille de l'arrivée. Avant le départ, les gens te versent de l'émotion dans un verre, ça déborde. Tu bois et tu distilles. Sauf qu'à l'arrivée les gens demandent le retour. Il faut expliquer alors que c'est inexplicable. Qu'est-ce qu'une vague en Antarctique ? [Il souffle.] Incapable de le raconter. Même à mes enfants ou à mes proches. Tu abordes, tu essaies, mais tu es dans une solitude totale. C'est angoissant.

À ce point ?

Dès l'équateur, je commence à flipper. Pourtant c'est comme un livre : tu as envie de connaître la fin. Bon, je commence à accepter que c'est indescriptible. J'ai eu un début de conversation très juste sur ce sujet avec Thomas Pesquet. J'en discute aussi parfois avec d'autres athlètes. Quand Marie-Jo [Pérec] dit qu'elle déteste courir mais qu'au 200 mètres elle a une émotion, je peux comprendre. Ellen [MacArthur] m'avait glissé un jour à l'oreille cette phrase magnifique : « Maintenant, je sais que tu sais que je sais. » Très peu de gens peuvent comprendre. ■

TROPHÉES

Dupont et Messi, même combat ?

C'est l'heure des remises de lauriers et tout se passe à Paris. World Rugby décerne ses Awards 2023 en fin d'après-midi à l'Opéra Garnier et le Ballon d'or 2023 sera dévoilé demain au Théâtre du Châtelet. Avec Bundee Aki (Irlande), Eben Etzebeth (Afrique du Sud) et Ardie Savea (Nouvelle-Zélande), Antoine Dupont postule au trophée du joueur de l'année (Damian Penaud et Louis Bielle-Biarrey sont en lice pour l'essai et la révélation de l'année). À la grande messe du football, Lionel Messi part favori pour succéder à Karim Benzema et remporter un huitième Ballon d'or. L'Argentin a enfin décroché la Coupe du monde. Sa saison au PSG était ratée ? Il présente un double-double (20 buts et 20 passes en L1 et C1). Il sera difficile à déloger pour les Citizens champions d'Europe Erling Haaland, qui n'était pas au Mondial, et Kevin De Bruyne, qui n'a pas brillé au Qatar, ainsi que pour Kylian Mbappé.

Solen Cherrier

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Commentaire 1
à écrit le 29/10/2023 à 10:36
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On comprend parfaitement ceux qui aiment se couper de ce monde de fous furieux. Bravo à eux.

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