Huawei, un loup dans la bergerie des télécoms européennes (7/11)

Devenu l’équipementier le plus puissant du monde, le géant chinois s’est taillé une place de choix dans les réseaux mobiles du Vieux Continent. Plusieurs États, dont la France, veulent désormais limiter son influence.
Pierre Manière
Ren Zhengfei, le fondateur et chef de file de Huawei.
Ren Zhengfei, le fondateur et chef de file de Huawei. (Crédits : Aly Song / Reuters)

Avec Nokia et Ericsson, l'Europe possède deux cadors des équipements télécoms. Ces deux champions, au rayonnement mondial, ont permis au Vieux Continent d'assurer sa souveraineté dans le domaine très sensible des infrastructures de réseaux mobiles. Mais la percée fulgurante de Huawei a rebattu les cartes. Le groupe de Shenzhen n'a cessé, ces dernières années, de tailler des croupières à ses rivaux européens. Aujourd'hui, Huawei est devenu l'équipementier le plus puissant du monde. Selon le cabinet IHS Markit, le dragon chinois possède 31% du marché des infrastructures mobiles, devant le suédois Ericsson (27%) et le finlandais Nokia (22%).

En Europe, de nombreux opérateurs privilégient désormais Huawei pour déployer leurs réseaux mobiles. À commencer par Deutsche Telekom, le plus gros acteur du Vieux Continent, qui utilise des équipements du groupe chinois sur plus de la moitié de ses infrastructures. En France, SFR et Bouygues Telecom recourent également à Huawei sur respectivement 47% et 52% de leurs réseaux. Dans l'Hexagone, "Huawei est rentré timidement au temps de la 3G, constate Alexandre Iatrides, analyste chez Oddo BHS. Mais c'est avec la 4G qu'ils se sont considérablement renforcés."

"Avec les Chinois, ça marche mieux"

Comment expliquer ce choix ? En juin 2016, lors d'une audition au Sénat, Patrick Drahi, le propriétaire et chef de file d'Altice, la maison mère de SFR, n'y allait pas par quatre chemins. "Les Chinois sont très compétents, on les a sous­ estimés, bombardait-il. Aujourd'hui, dans le mobile, on m'a dit qu'il faut acheter fran­çais, et j'achète français. Sauf qu'avec les Chinois, je m'excuse de vous le dire, ça marche mieux. Ils ne sont pourtant pas moins chers : Alcatel [l'équipementier français qui a été racheté par Nokia début 2016, ndlr] fait les mêmes prix. Mais [avec Huawei], ça marche mieux. C'est triste à dire..." S'il y a vingt ans, Huawei se contentait de copier plus ou moins bien les produits européens, cette période est révolue. À présent, celui-ci dispose de plus de chercheurs que Nokia et Ericsson, et façonne des équipements reconnus, d'un point de vue technologique, comme les meilleurs.

Pour faire son nid sur le marché des équipements télécoms, le groupe chinois a longtemps joué la mélodie des prix bas. Une politique commerciale ultra-agressive rendue possible par les largesses de Pékin. C'est ce que souligne Jean-François Dufour, directeur du cabinet DCA Chine-Analyse, dans son ouvrage Made by China: Les secrets d'une conquête industrielle (Dunod, 2012). Certaines entreprises stratégiques chinoises ont bénéficié d'un "système massif de subventions indirectes, grâce aux énormes lignes de crédit, qui alimentent leurs budgets de recherche et de prospection com­merciale, consenties par les banques d'État, relève-t-il, citant un rapport confidentiel de la Commission européenne. Huawei aurait ainsi bénéficié en 2009 de facilités de trésorerie à hauteur de 30 milliards de dol­lars, alors que son chiffre d'af­faires pour cette année se situait à hauteur de 20 milliards."

"La montée en puissance de Huawei a eu lieu au début des années 2000, se rappelle pour sa part Sébastien Sztabowicz, analyste chez Kepler Cheuvreux. Le groupe est arrivé en cassant les prix. Il était large­ment subventionné par l'État chinois, ce qui lui permettait de supporter des niveaux de ren­tabilité assez faibles. Huawei avait un pouvoir énorme sur le financement. Dans les pays émergents, en Afrique notam­ment, Huawei offrait aux opé­rateurs télécoms des conditions de financement particulière­ment attractives avec des prix très inférieurs à la concurrence. Dans certains pays, ils ont capté la quasi­ totalité du marché."

L'UE face à une concurrence féroce

Cette stratégie s'est avérée diaboliquement destructrice pour les équipementiers européens. Pour Sébastien Sztabowicz, "les avertisse­ments sur résultats d'Alcatel, au milieu des années 2000, sont directement imputables à l'agressivité de Huawei sur le marché des réseaux"Durement touchés par cette concurrence, conjuguée à des errements stratégiques, les équipementiers européens ont multiplié d'énormes plans sociaux. Chez Alcatel-Lucent, à partir de 2013, plus de 10.000 postes ont été supprimés avant le rachat du groupe par Nokia. Aujourd'hui, ce dernier est toujours en difficulté et continue de tailler dans ses effectifs. Ericsson, pour sa part, va certes mieux depuis un an. Mais il en a payé le prix fort, en supprimant plus de 20.000 emplois en trois ans.

Bruxelles a sa part de responsabilité. "Les politiques n'ont pas bien géré ce dossier"juge Sébastien Sztabowicz. La pression de la régulation et la politique de la concurrence de l'UE ont certes profité aux consommateurs, qui payent beaucoup moins cher leurs abonnements. Mais cela a mécaniquement réduit les marges des opérateurs. Dans ce contexte, beaucoup ont vu dans Huawei un moyen de les préserver. Au moins en partie.

Des préoccupation sur la sécurité des réseaux

À l'heure actuelle, alors que la 5G commence à être déployée, la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni et d'autres pays européens ne veulent plus dérouler le tapis rouge à Huawei. Depuis des mois, certains réfléchissent à des mesures visant à interdire ou à limiter le groupe chinois. Un argument revient systématiquement : celui de la sécurité des réseaux. Selon certains services de renseignement, les produits de Huawei constitueraient un risque, car ils pourraient servir de cheval de Troie à Pékin pour espionner ou interrompre les communications.

C'est ce que clame Washington, qui a banni Huawei et son compatriote ZTE du marché américain de la 5G. En France, les inquiétudes à l'égard du groupe chinois ne datent pas d'hier. Jusqu'à présent, des règles informelles existaient, et interdisaient aux opéra- teurs de déployer des équipements Huawei dans certaines infrastructures sensibles (les "cœurs de réseaux"), à Paris, et près des lieux de pouvoir. Mais un autre argument, plus économique lui, revient aussi : la volonté de limiter la part de marché de Huawei dans les réseaux, et d'éviter qu'il décroche trop de contrats.

La carotte et le bâton

Ces préoccupations ont notamment poussé la France à se doter, l'été dernier, d'une nouvelle loi visant à assurer la sécurité des réseaux mobiles. Celle-ci oblige les opérateurs à demander le feu vert de l'exécutif pour tout déploiement d'équipements et de logiciels. Le gouvernement a beau clamer qu'il ne cible pas Huawei et que ce dernier est le bienvenu, il s'est, dans les faits, doté d'une arme de choix pour interdire ou limiter son empreinte dans le pays. Cette situation préoccupe énormément les opérateurs, qui appellent depuis des mois l'exécutif à expliciter clairement sa doctrine à l'égard du groupe chinois. Chassé du marché de la 5G aux États- Unis, lesquels ne ménagent pas leurs efforts pour bouter Huawei hors d'Europe, le groupe de Shenzhen mène de son côté un intense lobbying pour garder sa place sur le Vieux Continent.

Le groupe, qui hurle que les soupçons d'espionnage sont infondés, manie parfois la carotte. Liang Hua, le président du groupe, a récemment indiqué qu'il souhaitait acheter pour 4 milliards de dollars de composants et d'équipements en France. Le dirigeant a évoqué également la possibilité d'ouvrir une usine en Europe. Mais, en parallèle, la Chine manie aussi le bâton. Mi-décembre, l'ambassadeur chinois à Berlin s'est montré très menaçant. En cas d'interdiction de Huawei outre-Rhin, Pékin pourrait, a-t-il laissé entendre, s'en prendre à la puissante industrie automobile allemande, dont la Chine est le premier marché. Dur, dur, désormais, de préserver sa souveraineté dans les télécoms.

Pierre Manière
Commentaires 6
à écrit le 29/01/2020 à 7:32
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Les plans sociaux sont une façon élégante d'ouvrir la porte à ceux qui font de la recherche et visent le long terme!! Aprés avoir licencier chercheurs et ingénieurs qui peut faire de la R &D? La commission europeenne devrait y reflechir encore apré...

à écrit le 15/01/2020 à 16:14
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Le loup est depuis longtemps dans le bergerie, les equipements reseaux de chez orange sont depuis des annees Huawei et ils ne veulent pas en changer, ca leur pose de gros probleme toute cette polemique

à écrit le 15/01/2020 à 11:43
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Aucun risque aujourd'hui. Mais quid d'une mise à jour ultérieure sous le couvert de sécurité... C'est un peu la même chose avec la reconnaissance faciale que l'on peut entraîner à zapper les personnes avec un nez bleu. Elle fonctionne comme on l'at...

à écrit le 15/01/2020 à 7:57
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Huawei ne fait que prendre la place que les Nokia, Alcatel, Ericsson, Siemens... lui ont laissé en ne poussant pas suffisamment les feux de la R&D notamment sur la 5G.

à écrit le 14/01/2020 à 19:02
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Dans ce domaine comme dans tant d'autres, préserver sa souveraineté nécessite des efforts. Cependant, il est plus facile de gérer le court terme, faire rapidement des profits que d'avoir des visions de long terme. Tout à un prix que l'on paye un j...

à écrit le 14/01/2020 à 11:13
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Notre europe du fric a multiplié les lois afin de multiplier la corruption faisant qu'il est actuellement facile à une puissance financière de venir acheter nos dirigeants européens pour accélérer leur pénétration du marché européen. Les américai...

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