
LA TRIBUNE- Après trois mois de contestation et de débats explosifs, quel regard portez-vous sur la réforme des retraites récemment promulguée par Emmanuel Macron ?
ESTHER DUFLO- Dans la précédente réforme des retraites présentée en 2019, il y avait un effort pour rationaliser le système des retraites. Remettre à plat le système était une bonne idée. La réforme proposée actuellement est régressive. Elle touche d'abord ceux qui n'ont pas cotisé pendant assez de trimestres lorsqu'ils arrivent à 62 ans. Ils sont par définition les plus pauvres.
Cette réforme va-t-elle vraiment permettre de faire des économies ?
Par construction, cette réforme permettait de faire des économies sur les plus pauvres. En contrepartie, les compensations sur les petites retraites et les carrières longues sont des usines à gaz. Mais cette réforme ne va quasiment rien rapporter.
La réforme des retraites ne permet pas de répondre aux problèmes de solvabilité s'il y en a un. Ce problème de solvabilité me paraît moins urgent qu'à d'autres moments. Cette réforme me paraît plus régressive et plus compliquée que le système actuel. Cette réforme est avant tout politique. Je ne vois rien de rationnel dans ce projet.
Les institutions internationales ont montré que de nombreux progrès dans l'éducation, l'alimentation ont été réalisés ces dernières décennies dans le monde. Malgré ces avancées, la crise sanitaire et l'invasion de la Russie en Ukraine ont ravivé les craintes d'une explosion de la pauvreté partout sur la planète. Le recul de la pauvreté a-t-il marqué un coup d'arrêt depuis la pandémie et la guerre en Ukraine ?
Au niveau mondial, la pauvreté a nettement reculé entre le début des années 90 et 2019. En 30 ans, la pauvreté a été divisée par deux. Il y a eu une progression de la pauvreté pendant la crise du Covid.
Même si les projections sont encore fragiles, il est clair que l'on peut s'attendre à une forte augmentation. Les événements macroéconomiques depuis la pandémie ont mis un gros coup de frein aux progrès contre la pauvreté.
Comment expliquez-vous cela ?
Les pays riches ont pu amortir le choc du Covid grâce à une expansion fiscale considérable. Ces pays ont consacré 27% de leur PIB en moyenne au soutien fiscal pour protéger leurs citoyens et les entreprises. Dans les pays riches, les individus ont pu se remettre rapidement à consommer grâce à leur épargne.
Dans les pays pauvres, cette expansion fiscale est d'environ 2% du PIB. Ces Etats n'ont pas eu les mêmes moyens pour faire du « quoi qu'il en coûte ». Les différents confinements et le ralentissement général de l'activité économique ont frappé de plein fouet les pays pauvres sans qu'ils soient vraiment capables de protéger leurs citoyens. Dans ces économies, beaucoup de gens ont perdu leur activité ou leur emploi. Compte tenu de la moindre protection, la reprise a été plus lente dans ces pays.
La guerre en Ukraine a aussi contribué à mettre un coup de frein sur ces progrès de lutte contre la pauvreté.
La hausse des prix de l'alimentaire après la guerre en Ukraine a pesé sur la pauvreté. La hausse des taux d'intérêt par la FED et la Banque centrale européenne (BCE) a eu un effet direct sur les pays pauvres endettés. Ce durcissement a augmenté la charge de la dette.
Avec la pandémie, il y avait déjà les ingrédients pour une crise de la dette dans plusieurs pays. La hausse des taux d'intérêt aux Etats-Unis a conduit à une hausse du dollar. Or, dans beaucoup de pays en développement, la dette est libellée en dollar. Pour les pays riches, le FMI prévoit une croissance positive pour 2023 et 2024. S'agissant des pays pauvres, ils sont encore dans une zone de croissance négative.
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Crédits : Collège de France/Patrick Imbert.
Malgré des systèmes de prélèvements et de protection dans les pays développés, on assiste à une montée des travailleurs pauvres. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Depuis quatre décennies, le salaire médian aux États-Unis n'a pas bougé. La croissance économique a très peu bénéficié aux classes moyennes. Toute la croissance a été principalement capturée par les plus riches depuis les années 60. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas eu de progrès dans la pauvreté.
Il y a eu une croissance des revenus très forte chez les plus pauvres mais ils partent de très bas. Au milieu, il y a une grande classe moyenne qui n'a pas connu d'augmentation de leur niveau de vie. Le phénomène des travailleurs pauvres s'est empiré au cours du temps.
Quel rôle l'inflation peut-elle jouer dans l'appauvrissement des travailleurs ?
L'inflation touche directement les gens si leurs salaires sont fixes et que les prix augmentent. Les prix de l'alimentaire sont tirés par la conjoncture. Avant la hausse récente de l'inflation, il y avait une très forte croissance des prix de l'immobilier aux Etats-Unis et dans certaines grandes villes européennes. Les coûts de l'immobilier ont tellement progressé que les personnes s'appauvrissent si leurs revenus stagnent.
Comment expliquez-vous cette flambée des prix de l'immobilier dans les grandes villes américaines et certaines métropoles européennes ?
La flambée des prix de l'immobilier est la conséquence de l'enrichissement des plus riches. Ils mettent une pression sur les prix de l'immobilier en raison du nombre de logements limité. Le stock de logements est relativement fixe alors que la demande continue de croître. De San Francisco à Paris en passant par de petites villes, les gens ont de plus en plus de mal à se loger. Cela contribue à la pauvreté des travailleurs.
Enfin, il faut également rappeler que la montée en puissance du commerce extérieur chinois a contribué à l'appauvrissement des travailleurs dans les pays riches. La désindustrialisation des Etats-Unis a accentué les phénomènes de pauvreté des travailleurs. Cet appauvrissement contribue à l'implosion de la vie économique et sociale dans certaines villes des Etats-Unis. En France, le phénomène est moins visible car les gens sont mieux protégés mais il existe.
Dans votre série de conférences au Collège de France, vous abordez les thèmes de l'environnement, du climat et de l'énergie. Quelles pourraient être les répercussions du réchauffement climatique sur la pauvreté ?
On a vu l'été dernier que le réchauffement climatique avait touché la France par des vagues de sécheresse. Mais en réalité, les coûts du réchauffement climatique seront beaucoup plus importants dans les pays pauvres. Ces États se situent dans des zones géographiques où il fait déjà chaud.
Dans les pays riches, beaucoup de salariés travaillent dans des bureaux climatisés et moins à l'extérieur. Pour des températures similaires, les coûts en termes de mortalité ne sont pas comparables entre les pays riches et les pays pauvres. En termes de vie humaine, il y aura autant de morts dus au changement climatique que toutes les morts provoqués par les maladies comme le sida, la malaria ou la tuberculose dans les pays pauvres d'ici 2100.
Comment les sciences économiques peuvent-elles aider à la lutte contre la pauvreté dans le monde ?
Mes lectures du Collège de France cette année ont montré comment les sciences économiques peuvent permettre d'identifier les difficultés auxquelles les gens font face, d'identifier les solutions et de les tester. Par le biais des expériences aléatoires sur le terrain, les sciences économiques permettent de tester l'impact des politiques publiques comme on testerait l'impact des médicaments.
Le revenu universel permettrait-il de réduire les inégalités et la pauvreté ?
Dans les pays riches, je ne pense pas que le revenu universel soit vraiment utile et nécessaire. On dispose déjà de beaucoup d'informations sur les gens qui ont besoin d'aide et sont exposés au risque de pauvreté. Je suis plutôt favorable à un ciblage des aides et à l'abandon des conditionnalités. Dans le revenu universel, il y a l'abandon du ciblage et l'abandon des conditionnalités.
L'objectif actuel du gouvernement français est d'ajouter le plus de conditions possibles sur la garantie jeune, le RSA. Aucune donnée montre que c'est une bonne idée. Ces conditionnalités ne fonctionnent pas. Les études montrent plutôt que lorsque les gens sont suffisamment pauvres pour être éligibles à un dispositif, il faut faciliter l'accès à ce programme et les soutenir pour en sortir.
Êtes- vous favorable à une taxe sur les superprofits ?
Je suis favorable à taxer beaucoup plus les profits en général et pas seulement les superprofits. Sur le réchauffement climatique par exemple, la responsabilité repose beaucoup plus sur le comportement des gens dans les pays riches. Il faut faire payer les pays riches pour compenser les pays pauvres de notre mode de vie. L'idéal serait d'avoir un impôt universel sur les citoyens les plus riches. Mais j'ai du mal à croire que cela puisse se faire.
En revanche, un impôt sur les entreprises me paraît plus réaliste. L'accord mondial d'un impôt minimum de 15% sur les entreprises a montré que cela était possible. Ajouter un pourcent à cette taxe permettrait de créer un fonds pour les pays pauvres afin de compenser les pertes provoquées par nos comportements. Finalement, la question de la taxe sur les superprofits est un faux débat. Il est utile de montrer que les plus gros profits sont réalisés par les compagnies pétrolières. Mais je pense qu'il faut une taxation plus pérenne.
Propos recueillis par Grégoire Normand