« L'intelligence artificielle pose des enjeux sociétaux massifs » au travail, (Danièle Linhart, sociologue)

ENTRETIEN. Réchauffement climatique, intelligence artificielle, télétravail, perte de sens, grande démission... La sociologue du travail et directrice de recherche émérite au CNRS, Danièle Linhart décrypte pour La Tribune les grands bouleversements du monde professionnel de ces dernières décennies.
Grégoire Normand
Daniele Linhart est directrice de recherche émérite au CNRS
Daniele Linhart est directrice de recherche émérite au CNRS (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Les catastrophes climatiques se multiplient ces dernières années. L'accélération du réchauffement et des événements extrêmes va avoir un impact majeur sur le monde du travail. Dans quelle mesure le réchauffement climatique va-t-il bouleverser notre rapport au travail ?

DANIÈLE LINHART - Le climat a provoqué une prise de conscience généralisée dans le monde du travail. Cette crise a suscité des questions qui prennent en compte les véritables besoins de l'humanité sur cette planète. Les jeunes poussent beaucoup les débats dans ce sens. Je ne vois pas d'autres solutions. Il faut que les entreprises deviennent des lieux de mobilisation de l'intelligence, des compétences pour imaginer d'autres modes de travail compatibles avec les besoins de la planète. Il faut repenser les modalités du travail. C'est une urgence.

La montée en puissance de l'intelligence artificielle avec l'essor de ChatGPT a suscité des craintes et de vifs débats sur le monde du travail. Ces craintes sont-elles justifiées ?

L'intelligence artificielle est redoutablement efficace pour le marketing. Cet outil arrive à manipuler le désir des consommateurs avec les neurosciences. L'intelligence artificielle a également un impact sur le travail des journalistes. Ce phénomène doit donner lieu à des débats citoyens pour savoir quelle place donner à cette intelligence artificielle dans la société ou le monde du travail.

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L'intelligence artificielle pose de vraies questions éthiques. Elle ne doit pas rester dans le champ restreint des décisions des directions d'entreprise. L'avenir du travail ne doit pas uniquement reposer sur des questions de rationalité économique et l'intelligence artificielle pose des enjeux sociétaux massifs. Les réponses devraient être apportées par des mobilisations citoyennes et politiques.

Une récente étude réalisée par HP basée sur l'indice des relations au travail 2023 (HP Work Relationship Index) dévoile que seul 1 employé sur 5 en France déclare avoir une « bonne » relation avec son travail, autrement dit une relation sereine, productive et positive. Comment expliquez-vous ces mauvais résultats en France ?

Il existe beaucoup de témoignages sur des situations de travail délétères, de risques psychosociaux, de souffrance au travail, de suicides, d'addictions à des substances psychoactives pour tenir au travail. Le panorama est assez inquiétant sur la relation de chacun au travail. En France, les cas de pression et de harcèlement sont répandus. Juste avant la crise sanitaire, le procès France Telecom avait donné lieu à des condamnations pour « harcèlement moral institutionnel ». La modernisation managériale a entraîné des tensions et des paradoxes ayant mis en difficulté des salariés.

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Ces chiffres montrent que des actions sont nécessaires pour tenter de corriger une orientation qui pose problème. L'individualisation systématique de la gestion des salariés a pris la forme d'objectifs personnalisés fixés au cours de l'entretien avec le supérieur hiérarchique, de salaires différenciés, des primes différenciées. Une mise en concurrence des salariés les uns avec les autres s'est développée, quand durant les 30 glorieuses, il existait un sentiment de partager un destin commun. Le changement permanent induit par des nouveaux modes d'organisation, des modifications d'horaires, des déménagements a provoqué un sentiment d'anxiété. Les salariés n'arrivent plus à se faire confiance.

L'individualisation des salariés n'est-elle pas liée à une montée en puissance des cadres dans la population active ?

La catégorie socioprofessionnelle des cadres est caractérisée par l'individualisation. Pendant les 30 glorieuses, cette catégorie était appelée « le salariat de confiance » de la direction. Les cadres, à l'époque peu nombreux, bénéficiaient de la confiance de la hiérarchie. Ils avaient leur bureau.

Mais l'individualisation s'est accompagnée d'une gestion collective des cadres. La démultiplication des open space est, à cet égard, criante. Auparavant, les cadres étaient respectés pour leurs compétences ou leur professionnalisme. Actuellement, ils doivent être « résilients » ou « aptes au bonheur ». Les cadres sont désormais dans le même espace de travail. En revanche, ils sont quand même mis en concurrence.

La pandémie a également marqué la hausse de la pratique du télétravail dans les entreprises. Quel regard portez-vous sur ce mode d'organisation ?

Avant la pandémie, le télétravail n'était pas beaucoup diffusé en France par rapport au reste de l'Europe. Il y avait une méfiance plus forte du management en France à l'égard des salariés. Le management ne voulait pas du télétravail. C'était une manière de garder le contrôle. Lorsque les directions ont dû mettre en place le télétravail, elles ont été agréablement surprises. La très grande majorité des télétravailleurs atteignaient leurs objectifs. Et certains d'entre eux les dépassaient, car ils travaillaient plus à la maison. Pour montrer de la reconnaissance à l'égard des directions, les salariés ont montré qu'ils étaient capables de travailler dans ces conditions.

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Certaines directions ont également vu qu'elles pouvaient faire des économies de bureau importantes et des économies de hiérarchies intermédiaires. Ensuite, les directions ont commencé à dire à leurs salariés de revenir. Il s'agissait de pouvoir les remotiver, exercer un contrôle, voire une pression. Actuellement, il y a toujours une ambivalence dans les directions. Et cette ambivalence est également visible chez les salariés. 62% des répondants français à l'enquête (HP) accordent de l'importance à la facilité accordée par leur entreprise, de pouvoir travailler à domicile. Ils font des économies de transport et sont moins fatigués. L'atmosphère dans les open space et la mise en compétition n'ont pas incité les salariés à revenir. Mais au bout d'un certain temps, les salariés ont pu avoir le sentiment de lassitude et de solitude.

Dans certains pays occidentaux, on a assisté à des phénomènes de « grande démission », notamment aux États-Unis. Comment peut-on interpréter ces mouvements ?

Il y a eu des phénomènes de démissions, mais ils sont restés limités dans le temps. La crise de la Covid a montré la vulnérabilité des humainsCe sentiment a poussé les gens à réfléchir sur le sens de la vie, les enjeux et les défis vraiment vitaux. Les salariés ont commencé à s'interroger sur le sens au travail, l'absence de confiance des supérieurs hiérarchiques.

Dans l'étude précitée, seuls 28% des salariés estiment que leur travail a un sens. Certains ont quitté leur poste pour avoir des conditions de travail plus favorables, de nouvelles perspectives. Il y a eu aussi une accélération de prise de conscience des jeunes sortis des grandes écoles. Ils ont déclaré qu'ils n'avaient pas reçu le bon enseignement et qu'ils n'étaient pas prêts à faire carrière dans des grandes organisations.

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A-t-on assisté à des « démissions silencieuses » ou « quiet quieting »?

La « démission silencieuse » n'est pas tenable. C'est un pari risqué. La souffrance au travail est liée au sentiment d'être un exécutant ou un pion. Si la personne ne s'implique plus, le travail n'a plus aucune saveur. Le travail risque d'être beaucoup plus ennuyeux et pesant. Les enquêtes sociologiques montrent que le travail ne se définit pas uniquement par le salaire ou la carrière. Il se définit par une implication, un investissement de soi. L'objectif est de parvenir à être reconnu et avoir un travail dans lequel la personne puisse se reconnaître et être fière de ce qu'elle a accompli... Il y a beaucoup de subjectivité dans le travail. La pénibilité au travail est liée aux tâches inutiles ou qui n'ont pas de sens.

La perte de sens au travail n'est-elle pas liée à l'essor des Bulshit jobs (« Jobs à la con ») développée par l'anthropologue américain David Graeber ?

Je n'ai pas complètement adhéré à cette thèse des « Bulshit Jobs ». Ces métiers ont un sens dans la logique managériale. Ils ont une utilité dans le système parce qu'ils organisent et objectivent souvent le contrôle du travail des autres à travers ce qui peut apparaître comme une dimension bureaucratique, inutile du modèle. Leur travail a donc un sens auquel on est en droit de ne pas adhérer.

Ce qui m'a frappé en tant que sociologue est la capacité des salariés à investir leur travail de sens. La capacité des salariés à trouver du sens au travail est extrêmement importante. Le sociologue Pierre Bourdieu parlait « d'une double vérité au travail ». Les gens investissent énormément un travail qui peut être par ailleurs source de très fortes tensions.

Grégoire Normand
Commentaires 6
à écrit le 16/12/2023 à 7:34
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C'est vrai que de l'intelligence dans nos entreprise, ça va bouleverser nos habitudes ! Fini la machine à café, la cantine, les commérages, les siestes... ;)

à écrit le 15/12/2023 à 13:02
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« Quant une intelligence artificielle (IA) parviendra mieux que l’homme à concevoir de l’intelligence artificielle, de sorte qu’elle pourra s’améliorer elle même, elle nous surpassera de la même façon que notre intelligence surpasse celle des escargo...

le 15/12/2023 à 13:29
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pour contrôler l exemplarité et afficher le principe de probité de nos politiciens ! en attendant les résultats !

à écrit le 15/12/2023 à 10:41
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bonjour, super la france en avance !!! en route ! <img src=https://www.facebook.com/favicon.ico />

à écrit le 15/12/2023 à 10:38
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bonjour, super la france en avance !!! <img src=https://www.facebook.com/favicon.ico />

à écrit le 15/12/2023 à 10:24
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Nous sommes dans une impasse financière où le travail n'est plus rémunéré ou seule la rente l'est. Trop peu de gens qui profitent trop du travail de tous les autres qui bossent pour que dalle et dans des conditions toujours plus détériorées, dans ce ...

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