C'est en avril 2024, à Marseille, que devrait voir le jour l'académie du groupe CMA CGM, dévolue à l'innovation et à la formation de ses salariés. Baptisée Tangram, cette institution entend surfer sur l'élan de l'intelligence artificielle (IA), déjà largement utilisée par l'armateur.
« Dans le secteur du transport maritime et de la logistique, nous recevons énormément de données de nos clients. Si on n'utilisait pas l'IA, il serait quasi-impossible de les analyser », a affirmé Rodolphe Saadé, PDG du groupe CMA CGM [et propriétaire de La Tribune, ndlr], lors du forum « Artificial Intelligence Marseille », organisé le 24 novembre au stade Vélodrome de la cité phocéenne.
De même, l'IA permet à l'entreprise de calculer quelle route emprunter pour émettre moins de CO2. Et pour aller plus loin, une division dédiée à l'intelligence artificielle a été déployée en interne pour « accélérer le développement de l'IA dans les métiers du groupe », décrit le dirigeant qui, par ailleurs, s'est associé à Xavier Niel et Eric Schmidt (ex-Google) pour financer Kyutai, un laboratoire de recherche pour une IA open source à la française.
Optimiser les process
Nombre d'acteurs saisissent au bond les opportunités qu'offre l'intelligence artificielle, notamment sa forme générative depuis la percée fulgurante de ChatGPT fin novembre 2022. Ainsi, la licorne tricolore Mirakl s'appuie désormais sur OpenAI pour déployer ses places de marché. D'une part, en apportant à ses clients des outils pour engranger plus de revenus. Et d'autre part, en optimisant sa propre productivité. Exemple, la pépite a développé un logiciel depuis sept ans en y dédiant quinze personnes.
« J'avais l'intuition que, basé sur OpenAI, nous pouvions faire le même produit en cinq mois avec cinq personnes », explique Philippe Corrot, PDG et cofondateur de Mirakl. L'équipe l'a testé. Et cela a fonctionné...
Autre secteur en pointe, la cybersécurité où, dans un contexte de pénurie de professionnels, l'IA permet de contrer plus rapidement les attaques. En outre, « l'IA générative sert à mieux piloter la réponse aux incidents. Elle propose des solutions de remédiation, en analysant par exemple l'historique de ce qui a déjà été réalisé auparavant », explique Raphaël Marichez, chief security officer Europe du Sud chez Palo Alto Networks. Enfin, au sein de BNP Paribas, l'IA générative est expérimentée, entre autres, dans l'activité asset management, « pour analyser de manière plus pertinente les données d'investissement de nos clients », indique Bernard Gavgani, DSI et membre du comité exécutif de BNP Paribas.
Supprimer les tâches répétitives
Source d'opportunités, l'IA générative, capable de réaliser des tâches intellectuelles, annonce une révolution du monde du travail et promet de transformer les métiers. Elle pourrait même menacer 300 millions d'emplois à temps plein dans le monde, selon une étude de Goldman Sachs. « L'IA générative, qui permet de parler à l'ordinateur en langage naturel, change profondément le quotidien des collaborateurs », analyse Martin Pavanello, cofondateur et PDG de Mister AI, une startup qui accompagne les entreprises dans la mise en place de cette technologie. Mais elle a des limites.
« Dans la majorité des entreprises, l'IA aujourd'hui n'est pas là pour remplacer la tâche la plus stratégique, elle est là pour supprimer les petites tâches sans valeur ajoutée qui font perdre le plus de temps », assure-t-il.
C'est là-dessus que mise le cabinet d'avocats Addleshaw Goddard. Ce dernier a développé en interne un outil « pour des tâches répétitives comme la relecture et la synthèse des documents tels que les décisions de justice ou la revue de contrats », témoigne Elisabeth Marrache, avocate associée en charge du département IP/IT et protection des données. Pour l'heure, néanmoins, le gain de temps est difficile à quantifier, puisque le process est encore « en rodage », précise cette avocate, convaincue que l'IA ne remplacera pas son métier. « On aura toujours besoin de plaider et de négocier ».
Sans compter que le recrutement même est l'un des métiers où l'IA risque de changer la donne en particulier. « Nous avons développé une IA générative qui décrit les offres d'emploi », indique Christophe Montagnon, directeur des plateformes talents chez Randstad. Ce qui permet de passer « de 20 à 5 minutes dans la production d'une annonce. Et en même temps, d'augmenter la qualité et la pertinence d'informations », avance-t-il.
Nerf de la guerre, les talents
Toujours est-il que les bouleversements provoqués par l'IA générative signent des mutations profondes qui risquent de poser des défis sociaux. Quid, par exemple, des jeunes qui se forment aujourd'hui aux métiers qui n'existeront plus dans cinq ans ? Et comment accompagner les talents existants dans cette transformation ?
Avec la généralisation de l'utilisation de l'IA générative au sein des équipes, « c'est le DRH qui finira par la gérer bien plus que le DSI », considère Sylvain Duranton, directeur monde de BCG X. D'autant qu'il y a « un stress et un besoin d'accompagnement énorme », poursuit-il. En effet, « 36 % des salariés se disent : mon job va disparaître ». Attention aussi à une future lutte des classes, entre « les nantis de l'IA » et « les laisser pour compte », prévient cet expert.
Surtout, tout l'enjeu de cette nouvelle ère de l'IA est de former bien plus de talents qu'actuellement, sous peine de ne pas disposer des compétences nécessaires pour développer les technologies du futur. Si aujourd'hui une startup lève des fonds pour croître plus vite, peut-elle recruter aussi rapidement qu'elle le souhaiterait ? « Non », répond Alexis Combessie, PDG et cofondateur de Giskard, une jeune pousse spécialisée dans la qualité des IA génératives. D'autant que les chercheurs dans ces domaines, qui seraient désireux d'intégrer l'entreprise, ne peuvent pas quitter leur doctorat du jour au lendemain. Pour l'heure, toutefois, la startup résiste aux difficultés en recrutant, aussi, à l'étranger. « Les talents sont internationaux », rappelle le jeune patron.
Pour étoffer les viviers de chercheurs nécessaires à l'écosystème, certains établissements d'enseignement ont pris le virage de l'IA depuis quelque temps, à l'instar de Paris-Saclay, dont le master MVA est dévolu à l'IA. Plus largement, « notre stratégie est d'ajouter de l'IA dans le cadre de projets des étudiants qui sont déjà inscrits dans d'autres formations », souligne Sarah Cohen Boulakia, professeur à l'Université Paris-Saclay et directrice adjointe de l'Institut DATAIA. Et de co-construire également des formations avec des entreprises qui ont besoin de ces talents. Sans oublier d'attirer davantage de jeunes filles - encore minoritaires dans ces métiers...
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