« La loi Pacte ? Un fourre-tout » (Patrick Martin, président délégué du Medef)

Pour sa première année de mandat aux côtés de Geoffroy Roux de Bézieux, le président délégué du Medef s'inquiète des « signaux contradictoires » du gouvernement sur la fiscalité des entreprises.
(Crédits : DR)

Voilà bientôt un an que Patrick Martin exerce la présidence déléguée du Medef, aux côtés de Geoffroy Roux de Bézieux. Pendant la campagne, l'ancien patron du Medef Auvergne Rhône-Alpes, promettait de réformer en profondeur une organisation patronale encalminée et au leadership « durement éprouvé ». L'heure est donc à un premier bilan pour le PDG du groupe Martin Belaysoud, également en première ligne pour juger - sans détour et sévèrement - l'action du chef de l'État et celle du gouvernement

LA TRIBUNE - Un an de tandem avec Geoffroy Roux de Bézieux au Medef. Quelle conquête et quelle insatisfaction particulières retenez-vous de cette première année de mandat ?

PATRICK MARTIN - Nous nous sommes accordés sur un sujet qui, à notre arrivée, faisait polémique en interne : la raison d'être et l'objet social du Medef. Après la publication du rapport Senard-Notat [intitulé « Entreprise et intérêt général », ndlr], des tensions sont apparues, auxquelles Geoffroy et moi avons mis fin en décidant un virage clair : nous ne pouvons pas aller contre le sens de l'histoire ; cette aspiration est celle des parties prenantes ; enfin, il est de l'intérêt de nos adhérents et du Medef lui-même d'envoyer un message de modernité et d'ouverture. Agir ensemble pour une croissance responsable : voilà cette raison d'être. Les processus de décision, qu'ils concernent l'interne et l'externe - politique, haute administration -, sont à mes yeux trop lents et complexes. Il faut prendre le temps de la pédagogie, de l'écoute, de la conviction, ce qui, pour un entrepreneur, est parfois frustrant.

La campagne fut âpre, même saignante entre candidats. Y compris entre Geoffroy Roux de Bézieux et vous. Quelles traces a-t-elle laissées ? Comment votre duo fonctionne-t-il ?

La campagne fut rude, certes, mais n'est-ce pas un signe de vitalité démocratique ? Geoffroy et moi nous sommes connus sur les bancs de l'école, avons joué au rugby ensemble, avons des amis en commun : tout cela facilite la relation. Laquelle est fluide car elle est sans ambiguïté : il est le président. Il témoigne d'une expérience du système antérieure à la mienne et plus aboutie ; j'ai beaucoup de respect pour son engagement, sa maîtrise des dossiers, mais aussi pour son implication dans un domaine où on l'attendait moins : les sujets sociaux.

En renouant avec les syndicats de salariés un contact constructif, distendu sous la mandature précédente, il a aussi replacé le Medef au centre du jeu. Il n'est pas « l'ultra libéral » que ses responsabilités de vice-président pouvaient laisser croire. Ma personnalité et mon expérience sont assez complémentaires des siennes. J'apporte notamment une sensibilité ETI, industrie et territoires, dans laquelle je ne veux pas pour autant m'enfermer. « Tu vas voir, la présidence déléguée nationale du Medef, c'est comme passer de Pro D2 au Top 14. La balle va vite et les chocs sont rudes », m'avait prévenu Geoffroy. Je confirme !

Dans votre programme, vous vous engagiez à « oxygéner » le Medef, à restaurer un leadership « durement éprouvé », à libérer l'organisation de ses oripeaux de « parrain d'un système dépassé » et des nombreuses vicissitudes qui à vos yeux ont altéré sa crédibilité et sa réputation - assujettissement au « tout dialogue social », turpitudes internes et pratiques opaques, dichotomie industries-services, etc. Maintenant que vous êtes au coeur de l'appareil, jugez-vous cette ambition encore possible ?

Même si elles s'effectuent à un rythme que nous aimerions plus rapide, nous avons engagé des évolutions manifestes. Elles concernent la prise en compte des représentations territoriales, la gouvernance, l'organisation interne. Nous pondérons plus fortement les directions opérationnelles tout en veillant à ne rien perdre de l'expertise du Medef, reconnue en matières sociale et fiscale notamment. Dans ce dispositif, la direction Adhérents est clé : ces adhérents sont à la fois nos actionnaires, nos clients et nos contributeurs financiers, et nous devons la mener comme une direction commerciale.

La direction de la communication était, historiquement, très institutionnelle. Elle progresse vers davantage d'outils digitaux et de réactivité, mais aussi en s'organisant autour d'un quatuor de porte-parole : outre Geoffroy et moi, les vice-présidents Fabrice Le Saché et Dominique Carlac'h. De quoi diversifier les modes d'expression, densifier les opportunités d'intervention publique, et atténuer l'excès de personnalisation présidentielle qui prévalait traditionnellement. Quant à la direction dite des affaires publiques, chargée des relations - parfaitement assumées avec les parlementaires, elle est renforcée, au profit notamment des associations d'élus locaux. Enfin, nous avons décidé de développer une relation ouverte et franche avec les ONG, devenues des acteurs extrêmement influents du débat public.

Autre combat que vous aviez annoncé dans ces colonnes : casser la toute-puissance des permanents, qui, « profitant de l'incapacité "de la tête" de s'imposer et de trancher », se sont attribué des responsabilités indues. Là encore, que croyez-vous possible de réaliser ?

Le propos, propre à la campagne, fut peut-être un peu excessif. Il n'empêche, comme dans toute organisation soumise à des élections, les élus sont de passage et la structure reste. Elle incarne la stabilité, la permanence, l'expertise...

... et aussi l'immobilisme, la sclérose ?

Parfois, oui. Transformer le Medef en force de propositions nécessite que les équipes soient au plus près des attentes des adhérents, et pour cela rompent avec le conformisme et le conservatisme. À cet effet, nous avons procédé à quelques changements de tête, et recherchons davantage que des analyses fines et pertinentes : des pistes d'action. Les 43 propositions que nous avons produites au titre du Grand débat en sont l'illustration. Et franchement, nombre d'entre elles sont audacieuses. Exemple ? Redémarrer l'ascenseur social. Au classement des pays de l'OCDE en matière de progression dans l'échelle sociale, la France figure à l'avant-dernier rang, juste devant la Hongrie...

Le professionnalisme voire l'intégrité des mandataires des organisations syndicales demeurent un sujet de fond

Le scandale des AGS en est l'exemple : la structure de gestion des cotisations des employeurs au régime de garantie des salaires (1,48 milliard d'euros de salaires avancés en 2018 dans le cadre de procédures collectives), sous mandat patronal, fait l'objet d'un dépôt de plainte pour soupçons de malversation, d'abus de confiance et de corruption. En ligne de mire, des détournements qui pourraient dépasser le million d'euros. Et la nouvelle directrice nationale, Houria Sandal-Aouimeur, a déposé plainte pour gestes malveillants. Quels enseignements en tirez-vous ?

Rappelons tout de même que le Medef gère plus de 30000 mandants dans le cadre de structures soit paritaires (Unedic, prud'hommes, etc.) soit intégralement patronales (CCI...). Tous sont bénévoles. Ces mandats sont d'une vraie valeur ajoutée, pour autant qu'ils soient bien exercés. Ce qui suppose disponibilité, formation, accompagnement. Devant cette masse considérable de mandats, il peut arriver que, par défaut de process dans la sélection ou l'encadrement, quelques dérives individuelles surgissent exceptionnellement. Cette armée de mandataires, nous devons nous donner les moyens de la piloter avec davantage d'efficacité encore. En déposant plainte nous-mêmes - quand bien même les soupçons de fraude n'émanent pas des mandataires mais de permanents - nous avons voulu envoyer un signal fort.

Votre proposition de capital départ n'a pas été retenue par le chef de l'État. Est-ce symptomatique de la manière dont il a, à vos yeux, conduit le Grand débat et dessiné les « solutions » ?

Prenons l'exemple de la décentralisation. Historiquement, notre organisation était méfiante. Nous avons engagé un aggiornamento fondé sur des études démontrant que les pays les plus décentralisés étaient les plus efficients sur les plans économique et social. Nous avons donc appelé à une clarification des responsabilités entre les différents niveaux de collectivités, à un fléchage plus net des ressources fiscales, en riposte à l'infernal embrouillamini qui sévit depuis trop longtemps et qui déresponsabilise. Certaines de nos propositions, notamment dans le champ de la mobilité, si fondateur de la crise des « gilets jaunes » et si sensible pour les entreprises, devraient être reprises.

Sur l'intéressement aussi, nous avons été très proactifs. Maintenant, le vaste brassage du Grand débat se traduit-il par une stratégie et des conclusions claires du côté des pouvoirs publics ? Nous ne le percevons pas. Nous constatons plutôt un flottement, des différences d'appréciation notables entre le gouvernement et la majorité parlementaire, une certaine impréparation. Le sujet des niches fiscales l'illustre. L'inquiétude prévaut donc, pour l'heure.

Le représentant du Medef est-il globalement satisfait ou insatisfait de l'action que le chef de l'État et le gouvernement mettent en oeuvre en faveur de l'économie et des entreprises ?

Globalement satisfait à ce stade. Le temps fait son oeuvre, et aussi étonnant que cela puisse paraître, nous convenons aujourd'hui que l'ultime période présidentielle de François Hollande a été plutôt courageuse et pro-entreprises. Emmanuel Macron a tiré profit de la montée en puissance d'un certain nombre de dispositifs mis en place par son prédécesseur. Transformation de l'ISF, prélèvement forfaitaire unique, loi Pénicaud... : ses premières décisions et celles du gouvernement d'Édouard Philippe ont envoyé des signaux très positifs à la fois pour les actionnaires et les entreprises. À l'exception notable de l'impôt sur la fortune immobilière (IFI), une aberration absolue. Au global, disons que la plupart des mesures vont dans le bon sens mais traduisent aussi une compréhension parfois réductrice de l'économie.

Réductrice et brouillonne, voire absconse, si l'on prend pour exemple la loi Pacte ?

Effectivement, il est très difficile de retenir quoi que ce soit de saillant dans cette loi à bien des égards « fourre-tout » et dont la concrétisation législative, il est vrai entravée par l'actualité des « gilets jaunes », a tant traîné. Au final, elle manque cruellement de visibilité, alors que des articles passés inaperçus s'avéreront très utiles pour les entreprises. C'est le cas, par exemple, du lissage sur cinq ans des effets de seuil, ou des ressorts techniques qui améliorent le dispositif Dutreil destiné à la transmission des entreprises. Reste une incongruité : un texte de loi en faveur de la croissance et visant à simplifier structurellement et durablement le fonctionnement des entreprises est voté quelques semaines avant qu'il soit réclamé à ces mêmes entreprises de financer une partie de la baisse de l'impôt sur le revenu. Cela par une augmentation de leur imposition, alors que les entreprises françaises sont celles qui supportent le plus de prélèvements obligatoires au sein de l'OCDE.

Laurent Wauquiez estime qu'Emmanuel Macron est passé d'une politique « pro- » à une politique « anti- » entreprises. Partagez-vous son analyse ?

Emmanuel Macron n'est pas « anti-entreprise » Je ne crois pas qu'il le devienne. Il est fidèle à sa méthode du « en même temps » : une politique de la demande sans renier totalement la politique de l'offre. Toutefois, nous ne cachons pas notre impatience - teintée d'inquiétude - : comment l'État compte-t-il redistribuer 17 milliards d'euros à partir de caisses vides ? Vers quelle issue va-t-il conduire la réforme de l'assurance-chômage et celle des retraites ? Ce sera l'épreuve de vérité, à partir de laquelle nous pourrons vraiment juger si Emmanuel Macron est ou n'est pas le président « réformiste moderniste » qu'il dit toujours être. L'enjeu de la réforme de l'assurance-chômage porte sur 37 milliards d'euros par an, celui de la réforme des retraites sur 300 milliards ; nous sommes loin des niches fiscales de 50 millions d'euros traquées aujourd'hui...

Laurent Berger, dès 2017, a été l'un des premiers à le déplorer : les exécutifs gouvernemental et présidentiel feraient preuve de négligence, voire de mépris, pour les corps intermédiaires - ce qui aurait pesé dans le pourrissement de la crise des « gilets jaunes ». Partagez-vous le courroux du secrétaire général de la CFDT ? Mais aussi sa satisfaction lorsqu'il déclare entrevoir « une inflexion et un changement de méthode » à l'occasion du chantier « emploi et transitions écologique et énergétique » lancé début mai ?

Le 1er mai, chacun a pu le constater lors des manifestations ou sur les ronds-points : la plupart des « gilets jaunes » n'ont pas grande considération pour les syndicats de salariés. Et par ailleurs, dans leurs contestations et leurs revendications, ils ont plutôt épargné les entreprises. Donc, estimer qu'une meilleure prise en compte des syndicats aurait évité ou seulement atténué ce mouvement me semble sujet à caution. La déconsidération des élus a, en revanche, nettement joué. Et elle incarne une interrogation, même un paradoxe :

Emmanuel Macron est-il un « vrai libéral » - comme pourrait l'illustrer la mise en place du compte personnel formation désormais aux seules mains des salariés, ainsi encouragés dans leur émancipation - ou un « faux libéral », pur produit de la haute fonction publique française, comme le laissent penser certaines orientations excessivement centralisatrices ou sa propension à déposséder les corps intermédiaires de certaines prérogatives ? La constitution de France Compétences, structure centralisée excessivement puissante, notamment sur la tarification des formations, ou la gestion étatique de la réforme des chambres de commerce le démontrent. Bref, les nombreux signaux contradictoires, d'un côté honorant la confiance et l'autonomisation, de l'autre dignes du Gosplan, nous laissent perplexes.

Commentaires 6
à écrit le 05/06/2019 à 14:50
Signaler
Sur le chemin de la Grèce, quand tout sera privatisé et les droits sociaux démolis les Français seront ruinés..En ces journées mémorielles écoutons Robert O Paxton (la France de Vichy), "...la catastrophe de 1940 fut en partie celle des élites…" - No...

à écrit le 05/06/2019 à 14:00
Signaler
il est temps de privilégier les actions françaises aux allemandes, dixit Barclays (Bloomberg). de quoi il se plaint encore, le Medef.

à écrit le 05/06/2019 à 10:25
Signaler
Comment faire confiance dans un gvt qui lundi dit blanc et mardi le contraire ? Fiscalite a l'instar du discours politique, dichotomie totale, du micron pur jus.

à écrit le 05/06/2019 à 9:25
Signaler
noter que la part de l'impôt sur les sociétés dans les revenus fiscaux de l'Etat français est de 5,1%, alors que la moyenne OCDE est de 9,2% (Sources of Government revenue in the OECD, Tax Foundation, 04/2019). les entreprises françaises bénéficient...

le 05/06/2019 à 12:40
Signaler
Drole de façon de présenter les choses. Ce qui compte ce n'est pas le pourcentage de l'impot sur les sociétés dans les recettes fiscales de l'état, c'est le pourcentage par rapport aux bénéfices des entreprises. Car ce sont les bénéfices qui détermin...

à écrit le 05/06/2019 à 8:14
Signaler
Forcément que cette gestion du pays à vue de part nos comptables est inquiétante on voit bien qu'il n'y a aucune vision d'avenir, aucune volonté de développer notre économie, seulement une obéissance aveugle à l'oligarchie et vous êtes bien placé pou...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.