La souveraineté alimentaire, une notion politique dont la définition fait débat

Le Premier ministre a promis d'inscrire la notion de souveraineté alimentaire dans la loi, ce qui pourrait limiter les avancées du droit de l'environnement. Alors que les principaux syndicats des agriculteurs soutiennent une notion fondée sur la productivité, sa définition originelle est complètement différente.
Giulietta Gamberini
« Nous voulons réarmer l'outil de production agricole français, en renversant la perspective: alors que jusqu'ici, la production s'adaptait aux contraintes environnementales, elle doit désormais primer », explique Yannick Fialip, président de la FNSEA.
« Nous voulons réarmer l'outil de production agricole français, en renversant la perspective: alors que jusqu'ici, la production s'adaptait aux contraintes environnementales, elle doit désormais primer », explique Yannick Fialip, président de la FNSEA. (Crédits : Reuters)

L'annonce début février de Gabriel Attal d'inscrire l'objectif de souveraineté alimentaire dans la loi a fait moins de bruit que celle de la mise « à l'arrêt » du plan de réduction des pesticides. Elle n'en est pas moins cruciale. Pour le Premier ministre, cet « objectif est essentiel pour nos agriculteurs et pour notre pays », et doit déboucher sur « un plan de souveraineté dans chaque filière qui en a besoin, notamment sur l'élevage ».  Des propos qui reprennent l'une des revendications du principal syndicat des agriculteurs, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA). Le « volet souveraineté » figurera donc dans la prochaine version de la loi d'orientation agricole, laquelle doit être soumise au Conseil d'Etat avant la fin du mois de février et approuvée par le Parlement avant juin. Le ministre de l'Agriculture y travaille, avec les syndicats agricoles et des parlementaires, selon son ministère. Reste à savoir ce qu'il contiendra exactement.

« Réarmer l'outil de production agricole français  »

Pour la FNSEA, le texte vise à prévoir « un complément du droit de l'environnement », susceptible de neutraliser « toute mesure environnementale » qui s'y opposerait, expliquait récemment à La Tribune son président, Arnaud Rousseau.

« C'est l'affirmation claire d'un cap qui va irriguer toutes nos politiques publiques et qui va fixer le cadre pour toutes les mesures que nous prendrons au niveau législatif », confirme le ministère de l'Agriculture à La Tribune.

Lire: « Le Premier ministre n'a obtenu la levée définitive que d'un seul barrage » (Arnaud Rousseau, président de la FNSEA)

Pour le syndicat, l'objectif de souveraineté va de pair avec une notion de souveraineté spécifique : celle de la maximisation de la production agricole, destinée à la fois à la consommation interne et aux exportations, notamment de céréales dont plusieurs pays du Sud ont besoin.

« Nous voulons ainsi réarmer l'outil de production agricole français, en renversant la perspective : alors que jusqu'ici, la production s'adaptait aux contraintes environnementales, elle doit désormais primer », précise Yannick Fialip, président de la FNSEA, qui évoque aussi la remise en cause de « normes sur la sécurité au travail et les embauches ».

Problème : si une telle notion de souveraineté était retenue et inscrite dans la loi, « elle constituerait en effet une menace directe pour le droit de l'environnement, notamment en ce qui concerne la consommation de produits phytosanitaires et la mise en place d'infrastructures agro-écologiques (haies, prairies, zones humides, ndlr) », rétorque Christian Couturier, directeur de l'association de conseil en matière d'agro-écologie Solagro.

Un titre de la loi d'orientation agricole abandonné

La maximisation de la production n'est pas nouvelle. Le concept était déjà au centre de la définition de la souveraineté alimentaire retenue dans une première mouture, datant de juillet 2023, de la « loi d'orientation agricole », analyse Aurélie Catallo, spécialiste de politiques agricoles à l'Institut du développement durable et des relations Internationales (Iddri). Ce texte, publié par Contexte, consacrait entièrement son premier titre à la notion. Quelques mois plus tard, la souveraineté alimentaire n'était toutefois pas inscrite dans l'avant projet de loi publié par le même média en décembre, qui était désormais exclusivement consacré au « renouvellement des générations en agriculture ».

« Le gouvernement a préféré échapper à un débat sanglant à l'Assemblée nationale », analyse Mathieu Courgeau, co-président du collectif Nourrir, qui regroupe une cinquantaine d'organisations paysannes et d'ONG.

Une notion datant des années 90

La définition soutenue par la FNSEA est en effet loin d'être consensuelle. Au contraire, la souveraineté alimentaire, qui depuis 2022 complète pourtant le nom du ministère de l'Agriculture- est une notion à forte portée politique et, surtout, à géométrie variable. Elle a émergé pour la première fois dans les années 90, à l'initiative du mouvement international paysan Via Campesina, qui en a fait un outil de remise en cause du postulat de la production à bas coûts et du libre-échange des denrées comme pilier de la sécurité alimentaire mondiale.

« Elle intègre une dimension démocratique, renvoyant au droit des peuples à choisir leur alimentation. Tout en prônant une relocalisation des productions, elle reste ouverte à un commerce international "juste", permettant aux paysans de tous les pays de produire correctement », explique Mathieu Courgeau.

Et d'ajouter : « Elle représente ainsi un outil au service de la régulation des échanges commerciaux internationaux voire de planification des systèmes agricole et alimentaire de chaque pays. ».

C'est sous ce prisme qu'elle est d'ailleurs officiellement définie à l'article 15 d'une résolution non contraignante de l'ONU : la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales, adoptée en 2018.

L'enjeu alimentaire repolitisé

Sa réémergence aujourd'hui, avec un sens aussi différent que flou, a aussi une fonction politique. Elle exprime un un sentiment de perte de contrôle sur la production et la consommation de l'alimentation, repolitise l'enjeu alimentaire, « témoigne d'une demande d'État, d'intervention, voire de régulation, mais aussi d'une forme d'action publique concertée », observe sur son site la Fondation pour l'agriculture et la ruralité dans le monde (Farm).

La réouverture d'un débat public et parlementaire sur ce sujet est donc plutôt saluée par l'ensemble des acteurs qui s'y intéressent.

« Si l'objectif de cette inscription dans la loi est d'obliger à un diagnostic objectif de la dépendance du système agricole et alimentaire français des importations, pour s'interroger sur sa capacité à être autonome par rapport à la consommation interne, la démarche est saine et intéressante », considère Aurélie Catallo.

Des liens étroits entre les exportations et les importations

Sa définition via l'objectif d'une maximisation de la production fait en revanche l'objet de nombreuses critiques.

« Elle cache les liens entre les exportations et les besoins en exportations », note l'experte de l'Iddri.

« Si on produit beaucoup de blé pour l'exporter, c'est autant de surfaces agricoles qui ne sont pas consacrées à d'autres cultures, par exemple des légumineuses, alors même que nous sommes très dépendants des importations sur les protéines végétales », explique-t-elle.

« Augmenter la production implique en outre d'augmenter la dépendance de moyens de production largement importés : les engrais -qui viennent surtout de Russie et de Chine-, le gazole, les produits phytosanitaires, les aliments du bétail. Cela accroît donc la vulnérabilité », observe Christian Couturier, pour qui il serait « plus intéressant de raisonner en valeur ajoutée qu'en valeur brute, qui cache les consommations intermédiaires ».

Pour illustrer cet enjeu, Aurélie Catallo prend en exemple les trois produits que la France exporte le plus : le blé; les produits laitiers et le vin.

« Pour produire du blé, on a besoin d'importer beaucoup d'engrais : la France en importe à peu près l'équivalent de 4 milliards d'euros par an. Pour fabriquer des produits laitiers, on a besoin du soja largement consommé par les vaches laitières françaises. Or, la France importe 4 millions de tonnes de tourteaux de soja par an. La viticulture, quant à elle, est assez gourmande en pesticides, dont la France importe chaque année l'équivalent de 2 milliards d'euros par an », analyse la chercheuse.

Des indicateurs définis « avec les agriculteurs ».

« Sans compter que les exportations non seulement perturbent parfois les productions locales d'autres pays, mais induisent aussi une plus grande dépendance de la France de marchés extérieurs », note Christian Couturier, qui fait l'exemple de la construction d'unités de déshydratation du lait en France devenues obsolètes dès que le marché chinois de lait en poudre a déçu.

Tout dépendra donc de la définition que le gouvernement retiendra de la notion de souveraineté alimentaire, ainsi que des indicateurs qui seront choisis pour la mesurer dans chaque filière. Gabriel Attal a promis de définir ces derniers « avec les agriculteurs ». Mais pour le ministère de l'Agriculture, « c'est un peu tôt pour détailler ».

L'ampleur et la liberté du débat parlementaire aura aussi un fort impact sur le résultat final : le collectif Nourrir espère qu'il ne se soldera pas par un recours à l'article 49.3 de la Constitution -qui permet d'adopter un texte sans vote par l'Assemblée nationale, et dont le gouvernement précédent, dirigé par Elisabeth Borne, a largement fait usage.

Giulietta Gamberini
Commentaires 6
à écrit le 17/02/2024 à 18:57
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L'exploitation familiale telle que l'on a connait c'est finie , la globlisation permet une concurence plus dur . Si l'on regarde l'activité d'un exploitant actuel , il ne travaille que six mois car beaucoup ne font plus d'élevage . Donc ils ont besoi...

à écrit le 17/02/2024 à 13:28
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Avec les hausses de prix difficile de manger cinq fruits et légumes par jour.

à écrit le 17/02/2024 à 8:51
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Ben c'est que ce sont pas des génies les gars à part demander du gaspillage d'eau, des pesticides et de l'argent public, ce qu’ils font depuis près de cent ans maintenant ils ne osnt paramétrés à rien d'autre. Certainement pas à penser en tout cas. C...

à écrit le 16/02/2024 à 23:34
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Entre les agriculteurs, les cheminots et les autres qui suivront derrière je ne vois pas trop la diff.. ils préfèrent été nuisibles que constructifs … faut dire que leurs interlocuteurs/ responsables le sont aussi .. on risque pas d avancer ..

le 17/02/2024 à 10:36
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Si avancer c’est importer de plus en plus de produits pour nous nourrir de l’étranger parce que les contraintes que nous nous mettons poussent de plus en plus d’agriculteurs à laisser tomber, ça ressemble plutôt à un recul général de notre mode de vi...

à écrit le 16/02/2024 à 23:34
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Entre les agriculteurs, les cheminots et les autres qui suivront derrière benz vous pas trop la diff.. ils préfèrent été nuisibles que constructifs … faut dire que leurs interlocuteurs le sont aussi .. on risque pas d avancer ..

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