Quelle protection juridique donner aux lanceurs d'alerte ?

Une proposition de "loi globale relative à la protection des lanceurs d'alerte" a été déposée jeudi à l'Assemblée nationale. La veille, plusieurs d'entre eux ont témoigné de leur isolement, à l'occasion d'un table ronde organisée par Techonologia, à Paris. Selon ce cabinet d'expertise, 36% des salariés français ont constaté des pratiques frauduleuses sur leur lieu de travail en 2015, et se sont tus.
Une proposition de "loi globale relative à la protection des lanceurs d'alerte" a été déposée jeudi à l'Assemblée nationale.

"De la même manière qu'il existe un délit de non-assistance à personne en danger, la loi devrait pouvoir punir les gens qui sont confrontés à des faits délictueux et qui se taisent", affirme Jean-Claude Delgènes, directeur du cabinet Technologia, spécialisé dans l'évaluation et la prévention des risques professionnels.

L'idée fait mouche dans l'assistance, réunie le mercredi 2 décembre à la Maison de l'Europe, à Paris, pour une table ronde sur les lanceurs d'alerte et la présentation des résultats de la dernière étude de Technologia, intitulée "Fraudes, malversations, lanceurs d'alerte... Comment réagissent les salariés français?"

Le  cas d'Hervé Falciani

Pour autant, la récente condamnation par la justice suisse de l'ex-informaticien d'HSBC Hervé Falciani -à l'origine des SwissLeaks- tend à prouver que ceux qui parlent ont, aujourd'hui, plus de chances de rencontrer un juge que ceux qui "se taisent". Selon l'étude du cabinet d'expertise, alors que 36% des salariés français se sont déjà trouvés confrontés à des pratiques frauduleuses sur leur lieu de travail en 2015, la même proportion n'ose pas en parler de crainte d'éventuelles représailles. Ils étaient plusieurs, mercredi, ex-employés de laboratoires, de banques ou encore d'administrations publiques, à en avoir fait l'expérience.

"Culture du silence"

Stéphanie Gibaud, ancienne responsable du marketing chez UBS France, qui a mis au jour en 2009 un vaste système d'évasion fiscale internationale organisé par son employeur, décrit la "culture du silence" et la "peur" qui a étreint nombre de ses collègues dès la première perquisition effectuée contre un des directeurs de la banque en 2008:

 "Tout le monde s'est caché sous la table, y compris les délégués syndicaux", dénonce-t-elle, évoquant "les poubelles installée dans les couloirs" pour se débarrasser de documents incriminants.

Ce jour-là, sa supérieure lui demande de détruire certaines archives stockées dans son disque dur, ce qu'elle refuse. Elle est licenciée et porte plainte contre UBS en 2009, qui sera condamné aux Prud'hommes l'année suivante pour "harcèlement" à son encontre. S'en suivent plusieurs années de procédures, un licenciement, une dépression, les minima sociaux pour seule ressource, et l'impossibilité de retrouver un travail dans son secteur: "une descente aux enfers", résume Stéphanie Gibaud.

Aujourd'hui encore, UBS la poursuit pour diffamation à cause du livre qu'elle a publié sur le sujet, alors même que la banque été condamnée en 2013 pour son "laxisme" dans le contrôle des pratiques pouvant relever de blanchiment aggravé de fraude fiscale.

Obligation de confidentialité contre droits d'expression

Son cas n'est pas isolé. Invité à la table ronde, l'avocat spécialisé en droit du travail Claude Katz fait état du même type de comportement et d'une "stigmatisation" (surcharge de travail, mise au placard...) menée à l'encontre de son client, James Dunn.

Entre 2012 et 2015, il a défendu ce responsable de documentation technique contre son ancien employeur, la société Qosmos, spécialisée dans l'édition de logiciels. Licencié pour "faute lourde" et manquement à "ses obligations de loyauté et de confidentialité", James Dunn affirmait que son entreprise était impliquée dans des systèmes d'espionnage mis en place par les régimes libyen et syrien contre leurs opposants.

James Dunn a finalement obtenu gain de cause aux Prud'hommes, mais Qosmos -qui a le statut de témoin assisté dans une enquête en cours sur les dossiers syrien et libyen- n'en a pas moins porté plainte contre lui pour "diffamation" et "dénonciation calomnieuse".

I Lire l'opinion d'Eric Delpha: Les lanceurs d'alerte : amis ou ennemis, comment les traiter ?

Confrontées à une dénonciation, les entreprises peuvent aussi invoquer le devoir de confidentialité des salariés, et nombreuses sont celles qui s'inquiètent de l'influence grandissante des lanceurs d'alerte dans les médias. Toutefois, il existe des cas, notamment pour les fonctionnaires, où il est prévu une obligation légale de dénoncer des faits délictueux, qui passe au-dessus d'un quelconque devoir de réserve.

Citant les lois Auroux de 1982, Me Katz rappelle que "lorsqu'il arrive au travail, le salarié ne troque pas son habit de citoyen contre un col bleu", et bénéficie de droits d'expression directs (en vertu notamment de l'article L2281-1 du code du travail) lui permettant de révéler, de bonne foi, des faits frauduleux susceptibles de porter atteinte à l'intérêt général.

 I Lire l'interview de Geoffroy de Lagasnerie sur les lanceurs d'alerte et la loi Renseignement: "Le projet de loi sur le renseignement est éthiquement indéfendable et stratégiquement inefficace"

D'où l'idée d'une protection globale des lanceurs d'alerte, qui pourrait couvrir les situations les plus diverses, du secteur bancaire au domaine pharmaceutique, en passant par les agents de l'administration publique. Pour l'heure, six lois sectorielles, dont celle du 16 avril 2013, qui crée le statut de lanceur d'alerte, traitent de la question, sans apporter satisfaction quant à la protection des personnes, selon les experts.

Jeudi 3 décembre, le député socialiste Yann Galut a déposé une proposition de "loi globale relative à la protection des lanceurs d'alerte", proposant notamment la création d'une Agence nationale de l'alerte, indépendante, afin de protéger les salariés et d'enquêter sur leurs dénonciations.

Dénoncer ou ne pas dénoncer ?

S'il n'est pas encore question de punir ceux qui "se taisent" (cela semblerait assez difficile à mettre en oeuvre en l'état actuel des choses), le texte prévoit des sanctions pénales pour ceux qui entravent l'alerte. L'attachée parlementaire de Yann Galut, Olivia Nloga, indique que "la proposition de loi prévoit aussi des sanctions disciplinaires pour les agents administratifs qui entravent l'alerte", et qui pourraient en être remerciés par le biais, notamment, de promotions internes.

D'un autre côté, l'acte même de dénoncer reste souvent mal perçu en France, et pour le directeur de Technologia, il reste beaucoup à faire pour développer une "culture de la prévention", et "élever le niveau de conscience pour que les lanceurs d'alerte ne restent pas des transgresseurs isolés".

L'une des lanceuses d'alerte présente dans la salle, ancienne analyste financière au Crédit agricole, réagit: "Personne n'applique la loi. Personne ne nous défend. (...) Il n'est pas juste de dire que les lanceurs d'alerte sont dans une logique de transgression. Nous ne sommes pas des transgresseurs. Nous sommes parmi les plus obéissants".

 * L'étude de Technologia  a été réalisée auprès d'un échantillon de 1000 personnes représentatives des salariés français et confrontée au témoignage d'une dizaine de lanceurs d'alerte en entreprise rencontrés pendants l'année 2015.

Commentaires 2
à écrit le 05/12/2015 à 19:02
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"Technologia" pas "Techonologia"

à écrit le 05/12/2015 à 16:32
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Oui mais... dans une affaire comme Tefal quelle serait l'application de cette loi ? Parce que finalement cette affaire dont le jugement a été odieux envers l'inspectrice du travail devrait être rejugée dans le cadre de cette loi vu qu'il s'agissait b...

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