LA TRIBUNE - Vous en avez rêvé, la Covid est en train de le faire. Il y a aujourd'hui un changement complet d'état d'esprit sur les bénéfices du « made in monde ». 2020 marque-t-elle une vraie rupture dans la mondialisation telle que nous l'avons connue ?
ARNAUD MONTEBOURG - Il y a en tout cas une prise de conscience nette, précise et désormais documentée de la part des citoyens qui ont compris que la dépendance est une perte de liberté. Celui qui ne produit pas est dans la main de ceux qui produisent. Ceux qui disposent des brevets tiennent les autres. Et ceux qui ont abandonné leur appareil productif, et donc vendu leur technologie, leurs savoir-faire, leurs brevets, qui ne défendent pas leurs normes, sont condamnés à être asservis aux projets des autres. C'est pourquoi la domination économique est une perte de liberté politique. Nous sommes devenus sans nous en rendre compte une colonie numérique des États-Unis d'Amérique. Avec la domination numérique américaine d'un côté et la domination industrielle de la Chine de l'autre, deux empires nous tiennent en tenaille et vont finir par dérober ce qui nous reste de création de valeur, dont nous sommes pourtant historiquement et concrètement capables.
La Chine produit en violation des règles sociales et environnementales. On achète des produits low cost à ce pays qui piétine notre propre modèle et nos propres valeurs. Cette prise de conscience est sérieuse et générale. Va-t-elle conduire à d'autres choix ? Chez le consommateur, le "made in France" est un mouvement de société très puissant qui s'est emparé des cerveaux.
Tous les jours, les citoyens, autant qu'ils le peuvent, selon leurs moyens, votent avec leur carte bleue. Il reste aux pouvoirs publics à obliger à dire ce qu'il y a dans le produit. Car les produits ne sont pas étiquetés de façon loyale et transparente. C'est le prochain combat. Deuxièmement, est-ce que le prix mondial des produits, résultat de la mondialisation est en train de céder le pas à des prix européens, nationaux ou locaux ? La réponse est oui, de plus en plus. Parce que dans les deux cerveaux du consommateur, il y a un cerveau qui protège son pouvoir d'achat, qui veut des prix peu élevés, et il y a un cerveau citoyen qui veut des PME près de chez lui, des emplois pour ses enfants, des lois sociales généreuses et des lois environnementales d'avant-garde.
Ces deux cerveaux sont en train de se reconnecter. Les choix des consommateurs sont de plus en plus déconnectés des prix mondiaux, dès lors qu'ils y trouvent un profit symbolique, comme le circuit court, la PME qu'on connaît, la fierté d'une marque nationale... Le consommateur est prêt à l'acheter et à le payer. C'est ce qu'il fait de plus en plus.
On a laissé partir la matière productive. Comment on la relocalise ?
Pour moi, l'exemple du bon gouvernement en la matière n'est pas le nôtre, mais celui du gouvernement japonais. Il a décidé de faire fermer le plus possible d'usines sur le sol chinois et de les rapatrier au Japon. Il a dit :
« Je mets 2 milliards sur la table et je paie les trois quarts du prix du déménagement et du réinvestissement sur le sol japonais. »
Conséquence, selon le site du ministère de l'Industrie japonais, il y a eu 1.674 projets, pour un montant de 14 milliards d'euros. Les entreprises proposent au gouvernement 14 milliards d'euros de réinvestissements industriels sur le sol japonais ! Ce que fait la troisième puissance économique, la cinquième ou la sixième seraient parfaitement capables de le faire aussi. Je demande au gouvernement de faire selon le modèle japonais. C'est-à-dire, on enlève les multi-critères budgétaires, les multi-intervenants bureautiques, on ouvre le plan de relance aux relocalisations et, en retour, on bénéficiera d'investissements massifs.
Deuxième solution concrète, monter le prix de la taxe carbone sur tous les produits d'importation. Les Allemands ont proposé de passer de 50 à 60 euros. Avec une taxe carbone à 700 euros, l'affaire serait réglée depuis longtemps. Il faut aller vers cette trajectoire. À 50 euros, cela n'a pas de sens. Par ailleurs, il nous faudra bien trouver des recettes pour rembourser le plan de relance. Pour une fois, prenons l'argent sur les autres et pas sur nous.
Le plan de relance est-il à la hauteur du discours du gouvernement sur les relocalisations ?
J'ai pris le temps d'éplucher le plan de relance. Un document intéressant de 296 pages. Je les ai lues et fait deux colonnes. Une colonne opérationnelle, l'autre non opérationnelle. Ce qui est opérationnel, c'est ce qui sera investi de suite, en 2020 et 2021. Ce qui est non opérationnel, c'est ce qui sera investi à la saint-glinglin, on ne sait pas quand, ni comment. On a des chiffres astronomiques. Mais quand on regarde la colonne non opérationnelle, c'est-à-dire les financements assujettis à des appels à projets, des appels à manifestation d'intérêt, des autorisations administratives, des enquêtes publiques, des permis de construire, on doit amplement relativiser. Il y a l'équivalent de 60 milliards non opérationnels. Par exemple, les friches urbaines à réhabiliter, 300 millions : on sait qu'il n'y aura rien avant trois ans. La modernisation des centres de tri et de déchets, 274 millions, on sait qu'il n'y aura rien avant très longtemps. La sécurisation des infrastructures d'eau potable et l'assainissement de pluie est à 300 millions, mais selon les spécialistes de l'eau, cela nécessiterait 25 milliards d'investissement...
Or là, seuls 300 millions sont donc prévus, et comme les collectivités locales n'ont pas d'argent, il faut compter trois ou quatre ans... On nous parle de 3 milliards pour le programme d'investissement d'avenir, le PIA 3. Je sais com- ment cela fonctionne, c'est le grand emprunt, il y en a pour cinq ans. En 2025, on en parlera encore. Donc, dans les 100 milliards d'euros de la relance, il y en a réellement 40, dont 20 qui sont des baisses d'impôts, sans aucune contrepartie. Ce n'est pas un plan de relance, mais une politique de compétitivité : 10 milliards en 2021 et 10 autres en 2022, cela fait 0,4 point de PIB. Donc il n'y a pas de plan de relance. La seule chose positive bien qu'insuffisante, ce sont les 6,6 milliards de chômage partiel de longue durée et les 800 millions pour les associations de lutte contre la pauvreté. En réalité, pour le chômage partiel, on passe de 25 milliards à 6 milliards.
Et pour toutes les entreprises qui ont eu accès au prêt garanti par l'État (PGE), soit 120 milliards d'euros de dettes, il n'y a pas de processus de conversion en fonds propres. Or, il faudra rembourser. On a créé des entreprises zombies qui vont s'échouer dans le surendettement et mourir à petit feu, au fil du temps. On abandonne l'outil productif à sa dette. C'est donc un plan qui contient déjà en germe de futurs plans d'austérité. Car on n'a toujours pas trouvé la solution pour rembourser. La dette est mutualisée au niveau européen, mais on ne sait pas comment sera alimenté le budget du remboursement européen.
Qu'aurait-il fallu faire pour enclencher le plus rapidement possible ce mouvement de réindustrialisation du pays ?
Permettez-moi de reprendre l'exemple japonais. Vous prenez les 1.000 plus grosses entreprises françaises, vous les convoquez à Bercy et vous leur dites :
« Je supprime les impôts de production et je finance vos investissements de relocalisation, si vous relocalisez. »
Et là, on passe un accord : baisse d'impôt contre relocalisation.
La relocalisation, elle, passe par la direction des achats, la sous-traitance, la reconstruction d'usine. Et chaque entreprise apporte au gouvernement une proposition de relocalisation à prix compétitif, avec de la robotique. Car il est possible d'être compétitif face aux Chinois avec l'apport de la robotique. Je crois que ça vaudrait tous les plans machine-outil du général de Gaulle. Moi j'aurais fait ça. C'est simple, massif et contractuel. Pas règlementaire, mais contractuel.
On ne va pas ramener toutes les usines en France...
Tous les pays puissants contrôlent leurs besoins. Je ne vois pas pourquoi on ne ramènerait pas chez nous tout ce dont nous avons besoin. On peut être dépendant dans un ou deux secteurs, excédentaire dans d'autres. Mais pour nos besoins vitaux : santé, alimentation, mobilité et transport, énergie, nous dépendons des autres. Les démantèlements d'Alstom, Technip, Alcatel, ce sont là les œuvres complètes du président actuel. Car il faut rappeler qu'il est au pouvoir depuis 2014, date à laquelle il m'a succédé à Bercy. Cela fait six ans révolus qu'il a participé au démantèlement de nos outils industriels de souveraineté dans des domaines stratégiques. J'en suis navré. Mais mieux vaut le dire. Les discours n'ont pas de valeur, les actes en ont, puisque ce sont eux qui restent.
Comment on invente le « Yuka » du made in France. Est-ce qu'on prend en compte le dernier lieu de transformation, ou la chaîne de valeur ?
Il faut prendre en compte ce qu'il y a dans la boîte. Ce qu'il y a réellement dedans et le lieu de fabrication. Il faut donc obliger les producteurs à dire où ils fabriquent. Pas uniquement là où ils assemblent. Lorsqu'il y a 5.000 pièces, comme dans une voiture, c'est difficile. Dans ce cas, on communique le lieu d'assemblage. Mais il est possible d'obliger à dire s'il y a 40% ou 10% de made in France... Cela se calcule. Les organismes de certification Afnor ou Veritas le font avec le label Origine France Garantie.
Mes entreprises y sont abonnées. L'organisme indépendant calcule la part de made in France réel dans le produit et le certifie. Je voudrais que la certification soit obligatoire pour toutes les entreprises. Y compris celles importatrices. L'Union européenne, la Commission européenne, dans son idéologie libérale obstinée, considère que c'est un obstacle au commerce. Pour moi, l'obstacle au commerce, c'est l'opacité. Il faut combattre la Commission européenne et résister à sa bêtise dogmatique. Quand j'ai voulu imposer une loi sur le « made in », mon homologue allemand m'a répondu :
« On ne veut pas que le monde entier sache que nos Porsche sont fabriquées à Bratislava. »
La transparence dans le commerce, c'est un progrès pour le citoyen et le consommateur qui peut ainsi choisir ce qu'il veut consommer.
Le consommateur peut reprendre le pouvoir ?
Il vote avec sa carte bleue et il peut, selon ses moyens, exercer le contrôle.
Comment identifier les vrais coûts du « made in monde » ? Vous dites qu'on peut les effacer avec l'innovation technologique, la robotisation, mais pas dans tous les domaines...
Si on continue dans l'univers du libre-échange actuel, on a en effet peu de chances de convaincre des entreprises de relocaliser. C'est vrai qu'elles pourront difficilement supporter un double coût de leur investissement : celui qu'elles ont investi et qui n'est pas amorti et qu'il faut abandonner, et celui nouveau du réinvestissement à domicile. Il faut démontrer qu'avec une combinaison productive différente, plus automatisée, elles sont en mesure de soutenir la concurrence et de s'adapter. Beaucoup d'industriels font en ce moment le calcul. Il faudra revenir à des économies continentales où les taxes douanières vont égaliser la concurrence mondiale.
La guerre Chine-Amérique déclenchée par le président Trump accélère cette évolution positive. Je n'ai aucune sympathie pour Donald Trump et souhaite sa défaite cuisante (cette interview a été réalisée avant le 4 novembre, NDLR), mais sa politique, qui avait été déjà enclenchée par les démocrates avec Obama, et qui pourraient être pro- longée par Biden, est une politique de rétrécissement de la mondialisation qui nous sera à terme profitable. L'Europe doit se protéger. Elle doit instaurer des droits de douane sur ses besoins fondamentaux, déclencher une taxe carbone sur l'ensemble des importations dédouanées, et assumer les risques de représailles sur ses propres productions. On doit donc se recentrer sur nos économies. Si on ne le fait pas, c'est par crainte pour l'automobile allemande et les vins et spiritueux français. La peur est mauvaise conseillère.
A retrouver dans la Revue T de La Tribune du 15 décembre : Fabriquer tout français, le nouveau rêve de l'Hexagone.