"En cas d'embargo sur l'énergie russe, les difficultés sur l'industrie pourraient s'accentuer"

ENTRETIEN - Guerre en Ukraine, désindustrialisation, balance commerciale, planification, transition écologique...dans une récente étude réalisée avec Carl Grekou, l'économiste du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) Thomas Grjebine revient en détail sur les facteurs d'aggravation des déficits commerciaux en zone euro et plaide pour une relance coordonnée entre les pays européens.
Grégoire Normand
Thomas Grjebine est responsable du programme  « Macroéconomie et finance internationales » au CEPII.
Thomas Grjebine est responsable du programme « Macroéconomie et finance internationales » au CEPII. (Crédits : CEPII)

LA TRIBUNE -  La guerre en Ukraine ne risque-t-elle pas d'amplifier le phénomène de désindustrialisation en France ?

THOMAS GRJEBINE - La guerre en Ukraine affecte l'industrie par le biais de la hausse du prix des intrants, ce qui entraîne des fortes augmentations des prix de production. Des difficultés qui pourraient être accentuées en cas d'embargo sur le pétrole et le gaz russes. D'autant plus que le secteur industriel a plus de difficulté à répercuter ces hausses des coûts sur les consommateurs.

Par ailleurs, les marges de manœuvre pour soutenir le secteur industriel sont plus limitées dans un contexte d'endettement public élevé, et alors que la BCE pourrait être contrainte (du fait de l'inflation) de suspendre ses programmes de rachats d'actifs qui contribuaient à maintenir les taux bas. Et avec cela peut revenir la division de l'Europe entre des pays du Nord comme l'Allemagne, l'Autriche ou les Pays Bas peu endettés et des pays du Sud (France, Espagne, Italie) connaissant des niveaux d'endettement beaucoup plus élevés.

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Quels sont les principaux enseignements de votre dernière étude dévoilée ce lundi 2 mai et intitulée "Déficits commerciaux et désindustrialisation : la faute de la demande" ?

Le principal enseignement est que la demande est déterminante pour comprendre non seulement les évolutions des soldes commerciaux en Europe mais également les écarts de performances à l'exportation. Ces écarts se sont creusés dans les années 2000 entre l'Allemagne d'un côté, et la France, l'Espagne et l'Italie de l'autre du fait des politiques plus expansionnistes menées dans ces trois pays.

L'Allemagne a mené dans le même temps une politique volontariste de compression de la demande. Les politiques plus expansionnistes en France, en Espagne et en Italie ont non seulement eu pour résultat de creuser les déficits commerciaux mais aussi d'accélérer la désindustrialisation dans ces trois pays.

Quels rôles ont pu jouer les politiques d'austérité en Europe ?

Après des politiques expansionnistes dans les années 2000, l'Espagne et l'Italie ont mené des politiques de rigueur très sévères au début des années 2010 qui ont permis d'améliorer leurs soldes commerciaux. En effet, de telles politiques permettent de diminuer les importations (du fait de la compression de la demande).

Elles ont aussi un effet positif sur les exportations à la fois parce que les salaires sont comprimés (ce qui est favorable à la compétitivité) et parce que les entreprises sont incitées à chercher des débouchés à l'étranger pour compenser la baisse de leurs ventes sur le marché intérieur.

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Pour autant, faut-il appliquer des politiques de compression de la demande comme en Allemagne pour réduire le déficit commercial ?

Si ces politiques d'austérité ont des effets bénéfiques sur les balances commerciales, il ne faut pas sous-estimer la forte aggravation des taux de chômage qu'elles entraînent. Ce fut le cas en Espagne et en Italie. Et elles peuvent conduire à une surenchère de politiques de rigueur comme il y a dix ans dans la zone euro où chaque pays a essayé d'améliorer sa balance commerciale au détriment de ses partenaires, avec comme résultat une hausse du chômage pour tout le monde.

Une bien meilleure option serait de privilégier un rééquilibrage durable de la demande au sein de la zone euro - c'est-à-dire que les pays qui ont des forts excédents commerciaux comme l'Allemagne relancent davantage leur économie que les pays déficitaires comme la France. Ce qu'il faut éviter à l'inverse c'est une relance française unilatérale qui conduirait à aggraver à nouveau nos déficits commerciaux. Si la France doit relancer son économie, elle doit veiller à le faire de façon coordonnée avec ses partenaires européens.

Vous affirmez qu'il y a une relation quasi mécanique entre la dégradation du solde manufacturier et la désindustrialisation. Comment l'expliquez-vous ?

Lorsque les déficits commerciaux s'aggravent, et plus précisément lorsque le solde manufacturier se dégrade, cela conduit à substituer des importations à la production nationale. Prenons l'exemple de l'automobile. Si l'on augmente nos importations d'automobiles par rapport aux automobiles exportées (c'est-à-dire si notre déficit extérieur dans l'automobile s'aggrave), cela réduit d'autant les débouchés pour les constructeurs français qui doivent ajuster leur production à la baisse : on substitue ainsi des importations à la production nationale, d'où la désindustrialisation.

Par ailleurs, les politiques expansionnistes ont pour conséquence de réorienter l'activité de l'industrie vers les services. En effet, à la suite de ces politiques, les prix vont augmenter davantage dans le secteur des services (ou de la construction) que dans l'industrie car les prix des biens industriels sont davantage soumis à la concurrence internationale (et ne peuvent donc pas augmenter autant).

Ce qui va tendre à augmenter les marges dans la construction ou dans les services et à réorienter l'activité dans ces secteurs. C'est pourquoi on a assisté à des booms dans les secteurs de l'immobilier et certains services en Espagne ou en France et à un affaiblissement parallèle du secteur manufacturier. Pour le dire autrement, il y a eu un report de la production de l'industrie vers les services et la construction.

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Comment réconcilier la réindustrialisation et la prise en compte des enjeux environnementaux ?

Il n'est pas évident de concilier la transition écologique avec la réindustrialisation de l'économie française. Il n'est en effet pas clair aujourd'hui si cette transition est une opportunité pour notre tissu industriel ou si au contraire cela risque de conduire à un choc d'offre très négatif (on va mettre au rebus une partie du capital). Par ailleurs des contraintes fortes de réductions d'émissions vont s'imposer à l'industrie.

A ce sujet, deux visions coexistent actuellement. Aux États-Unis, l'administration Biden considère que la transition écologique est un coût supplémentaire pour l'industrie. L'objectif de l'administration démocrate est de limiter au maximum ce coût pour que l'industrie puisse supporter ce choc. Quitte à prendre des mesures controversées à court terme comme la demande faite à l'OPEP d'augmenter sa production pétrolière.

L'autre approche est celle de la Commission européenne qui considère au contraire la transition écologique comme une opportunité. Les programmes d'investissements pourraient ainsi favoriser l'adoption de technologies plus efficaces, ce qui pourrait stimuler la croissance et les salaires. Aujourd'hui, il est difficile de savoir sur quoi va déboucher la transition écologique. A court terme, elle risque en tout cas de représenter des coûts importants pour l'industrie.

Quel regard portez-vous sur la notion de "croissance verte" ?

La notion de croissance verte repose sur l'hypothèse qu'on va pouvoir continuer de se développer, de connaître de la croissance économique tout en polluant moins. Elle repose sur le pari que grâce au progrès technique on va réussir à découpler cette croissance de l'impact environnemental. A l'heure actuelle, on est très loin d'un tel découplage, c'est-à-dire d'une croissance du PIB qui s'accompagnerait d'une baisse de l'impact environnemental.

C'est la raison pour laquelle certains condamnent la notion même de « croissance verte » et jugent croissance et environnement irréconciliables. La grosse difficulté c'est que d'un point de vue macroéconomique, il est encore très difficile d'imaginer un monde sans croissance économique (le développement économique est en particulier intimement lié à la croissance).

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L'élection présidentielle a remis en avant le thème de la planification, notamment dans le domaine de l'écologie et certains secteurs industriels. Quel regard portez-vous sur la volonté de mettre en avant cette stratégie ?

Une telle planification semble d'autant plus nécessaire que la transition écologique nécessite de transformer le régime de croissance, les structures de production, les modes de vie et les territoires. Il faut donc penser une stratégie pour articuler tout cela et pour s'inscrire dans le temps long. Il faut aussi réussir à concilier des objectifs qui peuvent s'avérer contradictoires. On a vu que concilier réindustrialisation et transition écologique n'était pas évident. Mais de la même manière, comment concilier justice sociale et transition écologique ?

Par exemple, l'instauration d'une taxe carbone, bien que plébiscitée par les économistes, a été très mal perçue par les classes moyennes et les catégories populaires parce qu'elle tend à pénaliser les ménages les plus modestes. Planifier s'avère d'autant plus nécessaire que la transition écologique prendra du temps. Donc il ne faut pas seulement penser des compensations ponctuelles, mais planifier des réponses durables pour les ménages et les industries les plus affectées.

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Grégoire Normand
Commentaires 5
à écrit le 04/05/2022 à 9:06
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Même un ignorant comme moi a compris ce qui nous attend! Il est vrai que je n'écoute jamais les "grands" médias de désinformation continue.

à écrit le 03/05/2022 à 10:59
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Bah on s'en serait douté

à écrit le 03/05/2022 à 10:09
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tres bien de dire que se priver de gaz va envoyer tout le monde au tas; bcp moins d'expliquer que des pays comme la france qui sont endettes jusqu'au cou doivent faire de la relance avec de l'argent qu'ils n'ont pas........d'ailleurs c'est quoi ' la ...

à écrit le 03/05/2022 à 10:04
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Oui mais le camp du bien est prêt à tout nos sacrifices afin que le mal soit battu. Et s'il le faut, nous y passerons jusqu'au dernier que le camp du mal se le dise non mais !

le 03/05/2022 à 18:00
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@ citoyen blasé. Le camp du bien, on peut discuter, mais il est certain que le clan du Mal est à l'Est, chez Poutine...et aussi un peu plus loin, chez Monsieur XI.

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