L'inquiétude des défenseurs de l'environnement ne cesse de monter. Depuis la guerre engagée par la Russie contre l'Ukraine, les appels à produire plus sur les sols agricoles français et européens dans le but de pouvoir nourrir les pays qui dépendent des importations des pays en conflit, se multiplient.
La Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (Fnsea), à l'unisson de la fédération européenne Copa-Cogeca, les assortit même d'une remise en cause accrue des objectifs environnementaux européens à l'horizon 2030. Un lobbying déjà intense avant la guerre en Ukraine. A ses yeux, ceux-ci freinent trop la production agricole. Pour rappel, ces objectifs sont une réduction de l'utilisation des pesticides de 50% et des fertilisants de 20%, ainsi que la consécration de 25% des terres à l'agriculture biologique et la mise en jachère de 10% des surfaces.
Face à la crise alimentaire qui s'annonce, "(...) les solutions écologiquement compatibles ne sont acceptables que si elles n'entraînent pas une baisse des volumes de production. Et nous ne pouvons plus imaginer, comme l'exige la stratégie européenne Farm to Fork, de consacrer des terres arables à la seule biodiversité : comment l'expliquer aux pays qui ont besoin de nos céréales pour se nourrir?", explique Henri Biès-Péré, vice-président de la Fnsea.
Le soutien d'Emmanuel Macron
En France, ces tenants d'une agriculture productiviste ont le soutien du gouvernement : un atout encore plus fort au moment où Paris préside l'Union européenne. Dès début mars, le ministre de l'Agriculture, Julien Denormandie, a demandé à la Commission européenne une "réévaluation" de ses objectifs, et notamment une mise en production des 4% de terres déjà en jachère, afin "d'assurer notre mission nourricière (...) pour répondre à la demande européenne et mondiale". Avec un certain succès auprès du commissaire à l'Agriculture Janusz Wojciechowski, qui a répondu:
"Si la sécurité alimentaire est en péril, il faudra revoir nos objectifs et peut-être les corriger".
Vendredi 11 mars, à l'issu du sommet du G7 organisé par l'Elysée à Versailles, le président de la République a soutenu aussi cette position :
"L'Europe et l'Afrique seront très profondément déstabilisées sur le plan alimentaire. "Il nous faut réévaluer nos stratégies de production pour défendre notre souveraineté alimentaire et protéinique, en Européens, mais aussi réévaluer une stratégie à l'égard de l'Afrique, sans quoi plusieurs pays en Afrique seront touchés dans la période de 12 à 18 mois", a-t-il plaidé.
"Il faut qu'on continue à produire en Europe, et qu'on révise la Politique agricole commune (PAC) et la transition environnementale à l'aune de cette nécessité", estime aussi la sénatrice Sophie Primas, qui le 14 mars a présidé un débat des parlementaire des 27 Etats membres sur la souveraineté économique européenne.
Or, ces discours constituent une forme d'"instrumentalisation", estiment 26 organisations environnementales, citoyennes et paysannes qui ont envoyé le 10 mars une lettre ouverte à Emmanuel Macron.
"Les représentants d'un modèle agricole industriel, sous couvert de répondre à une demande alimentaire mondiale, cherchent à détricoter les rares avancées environnementales des politiques agricoles européennes pour pousser leur logique productiviste", dénoncent-elles.
Aucun danger pour la souveraineté alimentaire française
Le risque que cette guerre représente pour la sécurité alimentaire mondiale, bien réel, n'est pas remis en cause par ces organisations. Tant la Russie que l'Ukraine sont en effet des exportateurs importants de plusieurs céréales et oléagineux ainsi que d'intrants agricoles. Ensemble, ils représentent un tiers des exportations de blé. Le conflit met en danger le transport de ces marchandises ainsi que les productions à venir.
Lire: « Avec l'arme militaire, la Russie détient l'arme alimentaire » Henri Biès Peré, FNSEA
Leurs prix flambent d'ailleurs déjà, à cause d'une raréfaction des échanges et de phénomènes spéculatifs, et risquent de se répercuter sur ceux d'autres produits: de la viande par exemple, une partie des produits ukrainiens et russes étant destinés à l'alimentation animale, mais aussi d'autres aliments, à cause de l'inflation des intrants agricoles. Dans certains pays, historiquement importateurs nets de céréales, notamment ceux du Maghreb, du Sahel et de l'Afrique de l'Ouest, mais aussi dans les pays très endettés, ou dans ceux qui seront frappés par des évènements météorologiques extrêmes, l'augmentation de l'insécurité alimentaire est désormais quasi-certaine.
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En revanche, malgré l'insistance de la Fnsea sur la nécessité de protéger la "souveraineté alimentaire" de la France et de l'Europe, aucun danger ne semble exister à ce niveau, ni pour leur sécurité alimentaire d'ailleurs. Certes, les coûts de production agricole augmenteront, et seront particulièrement durs à supporter pour les petits producteurs, notamment pour les éleveurs. Les ménages seront aussi sans doute confrontés à une hausse des prix alimentaires, et les moins aisés verront leur précarité s'aggraver.
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Mais puisque l'Europe est exportateur net de céréales et de viandes, et dispose de stocks de céréales, "il ressort clairement que l'UE n'est pas en danger de pénuries alimentaires", a reconnu la Commission européenne, qui a réuni mercredi les experts de son "Mécanisme de préparation et réaction aux crises de sécurité alimentaire".
Une mauvaise répartition de la nourriture
Dans ce contexte, une stratégie productiviste non seulement serait inefficace, selon les ONG, mais produirait également, à moyen-long terme, des résultats contraires à ceux escomptés.
"Il faut casser un mythe : en dehors des contextes d'urgence humanitaire, la faim n'est pas une question de production mais de répartition. Un tiers des productions mondiales sont gaspillées", écrivent-elles dans leur lettre à Macron.
Au niveau mondial d'ailleurs, l'insécurité alimentaire croît déjà depuis six ans, et l'inflation sur les marchés agricoles et alimentaires l'aggrave depuis déjà plus d'un an - pour la la troisième fois en moins de quinze ans. Le conflit en cours ne fait donc que mettre à jour les "causes structurelles" de ces inégalités, selon ces organisations: des marchés insuffisamment régulés; un système agricole et alimentaire mondialisé et industrialisé; la spécialisation des productions locales, qui accentue "la dépendance de certains pays aux importations subventionnées".
"En 2019, les agences des Nations Unies avaient déjà souligné la corrélation existante entre hausse de l'insécurité alimentaire et dépendance d'un pays aux marchés internationaux : 70% des individus souffrant de la faim vivent dans des pays caractérisés par leur forte dépendance à ces marchés (que ce soit pour l'import comme pour l'export)", note CCFD Terre solidaire.
Un cercle vicieux
Une augmentation de la production en Europe ne corrigerait donc pas ces dysfonctionnements. En revanche, si elle devait être poursuivie au prix d'une remise en cause des objectifs environnementaux, une hausse de la production mettrait en danger la résilience de l'agriculture européenne, argumentent les ONG. Les pesticides et les engrais, en effet, non seulement polluent les sols, les eaux et l'air, érodent la biodiversité et contribuent au changement climatique, mais finissent aussi par affecter la fertilité des terres, qui bénéficie en revanche des jachères et des infrastructures agroécologiques (haies, bosquets, mares, etc.).
La dépendance des produits phytosanitaires, des engrais et des protéines importées pour la production animale renferme en outre l'agriculture et l'élevage intensifs dans un cercle vicieux que cette guerre ne vient que révéler. Les engrais, dont la Russie est un grand exportateur, et qui sont largement utilisés afin de booster la production des céréales, en représentent un paradoxe frappant. Leurs prix flambent depuis des mois, en raison de l'augmentation des coûts des énergies fossiles, nécessaires pour les fabriquer, mais aussi, désormais, de la menace de Moscou d'en suspendre les exportations. Afin de limiter les contraintes pesant sur les agriculteurs, la Fnsea plaide alors depuis des mois contre toute limitation de leur utilisation ou de leur stockage, malgré leurs effets contre-productifs sur la souveraineté alimentaire que pourtant elle défend.
"Si les prix augmentent, cela devrait plutôt pousser à s'en affranchir", résume Sébastien Treyer, directeur de l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri).
"Mais le prix du blé aujourd'hui est tellement élevé que ses producteurs ont toujours intérêt à pouvoir en utiliser un maximum malgré leurs coûts", suggère Claudine Foucherot, directrice du programme Agriculture et forêt à l'Institute for climate economics (I4CE), qui s'interroge pourtant: "Jusqu'à quand cette équation sera-t-elle tenable?"
Les éleveurs industriels, auxquels sont destinés deux tiers des céréales produites en Europe, et qui sont aussi dépendants des protéines provenant d'Ukraine, paient d'ores-et-déjà le prix de ce paradoxe.
Moins de viande et plus d'agro-écologie
Alors, si produire plus n'est pas la solution, que faire? Le conflit représente, pour les défenseurs de l'environnement, l'occasion unique d'une refonte radicale des systèmes agricoles et alimentaires français et européens. La réduction de la production et de la consommation de produits industriels d'origine animale en est le premier ingrédient, puisqu'elle permettrait de diminuer les importations et la déforestation associée, et de destiner ainsi davantage de productions végétales locales aux humains. Les ONG parient aussi sur des systèmes de culture et d'élevage moins dépendants des énergies fossiles et des intrants de synthèse : des pratiques dites agro-écologiques telles que le développement des légumineuses, la valorisation du fumier, le recours au pâturage et aux prairies permanentes.
"Réduire ainsi les dépendances n'implique pas un retour en arrière, mais ouvre au contraire de nouvelles trajectoires de recherche et d'innovation", estime Sébastien Treyer.
"Pour contribuer à la vraie souveraineté alimentaire, énergétique et écologique de la France, le plan de résilience prévu par le gouvernement doit être bâti sur une vision de long terme. Sans quoi, il sera condamné à être un énième plan sans la moindre vision d'avenir, bâti dans l'urgence pour éponger les pertes des agriculteurs étouffés par un modèle à bout de souffle qui ne tient que grâce aux perfusions d'argent public et qui nourrit mal tant les Français·es que les citoyen·nes partout dans le monde", plaident les ONG.
Au niveau international, elles invitent la communauté internationale "à un sursaut", "pour prendre des mesures immédiates et de moyen terme adaptées", mais dans le cadre d'une approche inclusive de l'ensemble des pays concernés. C'est pourquoi elle considèrent que le cadre le plus adapté serait le Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA), organisme intergouvernemental des Nations Unies, et non pas le G7 États-Unis, Allemagne, Grande-Bretagne, France, Italie, Japon, Canada ), qui s'est penché sur le sujet vendredi, et qui représente les principaux pays producteurs de céréales mais pas ceux dépendants des importations. La France et l'Union européenne pourraient donner l'impulsion de l'organisation d'une session extraordinaire du CSA.
La Commission européenne fidèle à sa stratégie
Pour l'instant, afin de ne pas aggraver l'inflation des denrées alimentaires, les membres du G7 se sont limités à promettre qu'ils éviteront toute mesure restrictive des exportations, et ont demandé à la communauté internationale de faire de même, malgré la tentation de certains pays exportateurs de garder pour eux leur production. Lundi, le gouvernement argentin a d'ailleurs décidé de suspendre ses exportations de farine et d'huile de soja, dont il est le premier exportateur mondial, pour une durée indéterminée.
Quant à l'Union européenne, elle prépare des aides d'urgence aux agriculteurs, qui pourraient être pour la première fois financées par la "réserve de crise", un fonds de quelque 450 millions d'euros destiné à les aider en cas d'instabilité des prix, selon l'AFP. Une mesure qui demanderait l'accord des Etats membres et des eurodéputés.
Malgré les pressions, Bruxelles ne veut toutefois pas infléchir sa stratégie de verdissement de l'agriculture "De la ferme à la fourchette", croit encore savoir l'AFP, qui cite une source européenne. Le seul infléchissement pourrait consister en un assouplissement des règles sur les terres en jachère, mais les objectifs en matières de pesticides, engrais et agriculture biologique seraient maintenus.
"Ne croyez pas que vous aiderez la production alimentaire en la rendant moins durable", alors que la potasse des engrais vient essentiellement de Russie et du Bélarus, a d'ailleurs observé Frans Timmermans, vice-président de la Commission chargé du "Pacte vert", en réponse aux attaques à Farm to Fork.
L'UE est lucide sur le fait que la sécurité alimentaire européenne n'est pas en danger, et mise sur l'essor des biopesticides, une meilleure sélection des variétés, les changements de régimes alimentaires et des critères environnementaux plus strictes pour les importations pour compenser les contraintes. Des facteurs qui ne sont pas inclus dans les études citées par Julien Denormandie pour déplorer le risque de baisses de rendements de 10 à 15% pour les céréales, oléagineux, viandes bovine et porcine en cas d'application de la stratégie environnementale de l'UE.