Impact sur l'environnement, manque de compétitivité, dépendance des subventions, faibles revenus... Depuis quelques années, les défis auxquels est confrontée l'agriculture française remettent en cause le modèle intensif dominant, fondé sur la recherche de productivité. Des pratiques plus économes en intrants, afin de moins peser sur l'environnement, émergent et s'affirment progressivement, malgré des rendements inférieurs. Elles sont de plus en plus soutenues par les législateurs français et européens, ce dernier prévoyant notamment dans sa stratégie "Farm to Fork", à l'horizon 2030, de réduire l'utilisation de pesticides de 50% et de fertilisants de 20%, ainsi que d'atteindre 25% de terres consacrées à l'agriculture biologique et 10% de terres en jachère. La guerre engagée par la Russie en Ukraine, avec les chamboulements qu'elle entraîne sur le marché alimentaire mondial, vient secouer cette lente transition. Des inquiétudes sur la souveraineté alimentaire de la France et de l'Europe, voire sur la sécurité alimentaire mondiale, se fraient une place à côté de celles sur la résilience et l'impact environnemental de l'agriculture productiviste. Une question émerge alors: avec les conséquence de la guerre en Ukraine sur les marchés agricoles, l'agriculture française doit-elle produire plus?
Le conflit en Ukraine a complètement perturbé les échanges et les équilibres mondiaux. Dans les grandes zones de production alimentaire, depuis plusieurs années, il n'y avait pas eu de guerres ni de grands incidents climatiques. Globalement, la planète produisait suffisamment pour nourrir sa population. La malnutrition concernait essentiellement des régions où il était difficile d'acheminer la nourriture. Mais la guerre en cours, en affectant une des plus grandes zones de production du monde, risque de troubler cet équilibre dans les années à venir. On savait déjà que, avec l'augmentation de la population mondiale, la France et l'Europe ne pouvaient pas baisser la garde sur leurs volumes de production. Maintenant, elles sont aussi appelées à jouer leur rôle de réserve alimentaire pour les pays qui dépendaient des importations des régions en conflit. Nous avons beaucoup de terres arables, des agriculteurs formés, des technologies: ce sont des atouts qui n'existent pas partout. Notre vocation exportatrice, qui ne vise pas à faire du business mais à apporter ponctuellement de l'alimentation à des zones qui n'ont pas les sols, la climatologie et les technologies pour en produire suffisamment, doit pouvoir être assurée. Gagner en compétitivité, et donc en productivité, est en outre essentiel afin de réduire les importations et renforcer la souveraineté alimentaire française et européenne, que la commande publique et la réglementation doivent néanmoins continuer de soutenir. Bien que des pratiques agroécologiques soient en train de se mettre en place dans toutes les filières, les solutions écologiquement compatibles ne sont donc acceptables que si elles n'entraînent pas une baisse des volumes de production. Les engrais chimiques et les produits phytosanitaires nécessaires afin d'assurer les rendements escomptés doivent pouvoir continuer d'être utilisés. Et nous ne pouvons plus imaginer, comme l'exige la stratégie européenne "Farm to Fork", de consacrer des terres arables à la seule biodiversité: comment l'expliquer aux pays qui ont besoin de nos céréales pour se nourrir? C'est devenu inaudible. Il y a d'ailleurs d'autres voies pour regagner en biodiversité, qui demanderont juste un peu plus de temps.
Certes, si les consommateurs se mettaient à manger moins de viande, les besoins en production seraient inférieurs, et les agriculteurs suivraient. Mais aujourd'hui, au niveau mondial, ce n'est pas la tendance: la demande de protéines animales persiste, même si en France les esprits évoluent. Et c'est le consommateur qui dicte la production. Si on ne le respecte pas, il va encore une fois se tourner vers les importations.
Commençons par distinguer les horizons temporels. A court terme, si produire plus est peut-être un enjeu, accompagner économiquement les premières victimes de l'augmentation des prix l'est sans aucun doute. Je pense notamment aux éleveurs les moins autonomes, ceux qui dépendent le plus des importations pour l'alimentation de leurs animaux, qui vont subir de plein fouet l'augmentation des prix des céréales, ainsi qu'aux consommateurs les plus précaires, qui doivent pouvoir continuer à s'alimenter malgré l'inflation. En revanche, à moyen-long terme, on ne pourra pas produire plus tout en renforçant l'autonomie et la résilience des exploitations. En effet, accroître la production c'est aujourd'hui accroître la dépendance de notre système alimentaire aux importations d'intrants azotés, de céréales et d'oléo-protéagineux. Les systèmes les plus intensifs, particulièrement sujets à ces dépendances, sont loin d'être plus résilients que les exploitations extensives, davantage autonomes. Vouloir produire plus c'est aussi, dans certaines filières et notamment en élevage, entraîner les exploitations dans une course à l'agrandissement et à la capitalisation qui endette toujours plus les agriculteurs, alors même que leurs revenus n'augmentent pas, mettant ainsi en danger leur retraite. Ce moment historique est donc l'occasion unique d'accélérer la transition, de repenser complètement notre système alimentaire pour le rendre plus souverain et plus résilient. Si dans une logique de souveraineté alimentaire il faut certes produire plus pour limiter les importations, ceci n'est vrai qu'à consommation constante. Or les préconisations de nombreuses instances nous incitent aujourd'hui à réduire la consommation de viande, pour des raisons de santé publique comme d'écologie. Le premier débouché des grandes cultures et des oléo-protéagineux étant l'alimentation animale, cela permettrait de gagner énormément en souveraineté face à l'exigence de nourrir la population française, voire européenne. Par ailleurs, Produire davantage de légumineuses engendrerait un cercle vertueux, car insérer ces cultures dans les rotations permettrait de réduire l'utilisation d'engrais azotés.
Alors que, jusqu'à présent, toutes les politiques publiques agricoles et alimentaires ont été essentiellement tournées vers la production, il faut désormais développer des politiques fortes visant à réorienter la consommation des ménages : chèques alimentaires, taxes, réglementations en matière de marketing, etc. Selon une étude récente de l'Institut for climate economics (I4CE), 90% des revenus du système agricole et alimentaire sont assurés par les achats des consommateurs : ceux-ci constituent une clé essentielle d'une agriculture plus souveraine et résiliente.
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