Les mots utilisés par le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres, sont sans doute les plus forts.
"L'Ukraine est en feu" et "le pays est en train d'être décimé sous les yeux du monde (...). Nous devons faire tout notre possible pour éviter un ouragan de famines et un effondrement du système alimentaire mondial", a-t-il déclaré à New York, lundi 14 mars en fin de journée.
Mais depuis le début du conflit, la crainte que la guerre engagée par la Russie en Ukraine affecte profondément la sécurité alimentaire mondiale est soulignée par de nombreux responsables politiques et institutionnels.
"La guerre en Ukraine signifie la faim en Afrique", a déploré dimanche la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, sur CBS News.
"L'Europe et l'Afrique seront très profondément déstabilisées sur le plan alimentaire, il nous faut donc là aussi nous préparer", avait pour sa part déclaré vendredi 11 mars Emmanuel Macron à l'issue d'un G7 à Versailles.
Si les chamboulements liés à la guerre devaient durer, en 2022/2023, "le nombre global de personnes sous-alimentées pourrait augmenter de 8 à 13 millions", a calculé dimanche l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (Food and Agriculture Organization, FAO). Elles viendraient s'ajouter aux quelque 800 millions de personnes souffrant déjà de la faim en 2020.
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Des prix qui flambent
"Greniers du monde", la Russie et l'Ukraine représentent en effet à elles deux un tiers des échanges de blé mondiaux, et sont aussi d'importants exportateurs d'autres céréales telles que le maïs, des oléagineux et autres intrants essentiels pour l'agriculture intensive, comme les engrais. Or, le conflit, non seulement perturbe le transport de ces marchandises, mais met aussi en danger les productions à venir. Au niveau international, le contexte est donc particulièrement propice pour une double crise d'accès à ces denrées : une crise physique, à cause de la raréfaction des échanges, mais aussi financière puisque la rareté est source d'inflation.
Leurs prix commencent d'ailleurs déjà à flamber, sous l'effet d'une réaction spéculative des marchés boursiers qui anticipent des pénuries, et risquent de se répercuter sur ceux d'autres produits : de la viande notamment puisqu'une partie des produits ukrainiens et russes étant destinés à l'alimentation animale, mais aussi d'autres aliments, à cause de l'inflation des intrants agricoles.
"L'indice mondial des prix des denrées alimentaires de la FAO est à son plus haut niveau jamais enregistré", a noté Antonio Guterres.
Avec le risque associé de désordres politiques et sociaux aux répercussions mondiales:
"Les prix des céréales ont déjà dépassé ceux du début du printemps arabe et des émeutes de la faim de 2007-2008", a encore souligné le secrétaire général de l'Onu.
Les pays plus fragiles davantage touchés
Les régions les plus concernées seraient l'Asie-Pacifique, l'Afrique subsaharienne, le Proche-Orient et l'Afrique du Nord, selon la Fao, l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture. Et les pays les plus touchés seront à l'évidence les plus fragiles, historiquement importateurs nets de céréales pour des raisons climatiques, et souvent très endettés.
Au total, "45 pays africains et pays les moins avancés importent au moins un tiers de leur blé d'Ukraine ou de Russie - 18 de ces pays en importent au moins 50%. Cela comprend des pays comme le Burkina Faso, l'Egypte, la République démocratique du Congo, le Liban, la Libye, la Somalie, le Soudan et le Yémen", a précisé le chef de l'ONU.
Mais les effets se feront sentir aussi dans l'Union européenne, laquelle, grâce à ses stocks, est exportatrice nette de céréales et de viandes. Car, si l'UE n'est pas exposée au risque de pénuries, l'inflation pèsera sur les prix alimentaires, en renforçant la précarité des ménages déjà en difficulté.
"La guerre en Ukraine va avoir un très gros impact", a estimé lundi sur Cnews le président du comité stratégique E.Leclerc, Michel-Edouard Leclerc.
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Les appels à produire plus
Face à cette menace, en France, les appels à produire plus se multiplient, portés notamment par la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (Fnsea), mais repris aussi par le gouvernement. Il s'agit d'une part d'assurer "la mission nourricière" de l'Europe, d'autre part de gagner une guerre géostratégique autour du blé avec la Russie, a encore une fois plaidé le ministère de l'Agriculture français lundi.
"Vous avez une stratégie d'influence menée par la Russie depuis plus de vingt ans pour mettre plus d'emprise sur ces pays - le Liban, l'Égypte, le Maroc - vis-à-vis du blé", a déclaré Julien Denormandie sur France Inter. "Il faut absolument que l'Europe se remette dans une démarche de se repositionner sur ces pays-là. Ça veut dire accroître nos productions (...) et regagner ces relations avec ces pays sur un sujet fondamental qui est le sujet alimentaire", a expliqué le ministre.
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Une approche qui impliquerait toutefois un assouplissement des normes environnementales européennes qui contraignent la production agricole, et que l'Union européenne, dans sa stratégie Farm to Fork, veut renforcer à l'horizon 2030, s'inquiètent les organisations environnementales. Julien Denormandie s'est d'ailleurs dit favorable à la mise en culture "pendant une période donnée" de terres aujourd'hui laissées en jachère au nom de la préservation des sols et de la biodiversité, afin de produire davantage de protéines végétales (soja, pois, féveroles...). Un discours qu'il défend à Bruxelles.
Selon les défenseurs de l'environnement, à moyen-long terme, le danger est ainsi de continuer de polluer l'environnement, émettre des gaz à effet de serre et mettre la biodiversité en danger sans pour autant corriger, mais plutôt en aggravant, les principales causes de la faim dans le monde : l'industrialisation de l'agriculture et la mondialisation des marchés. Ils craignent également que la résilience du système agricole français en sorte affaiblie plutôt que renforcée, la recherche de productivité étant associée à la dépendance des importations.
Garder le sang froid
L'espoir pour le moment est aussi que les divers pays conservent leur sang froid.
"Si tout le monde pense à soi dans cette situation, cela va encore aggraver la crise et conduire à une nouvelle flambée des prix", a noté le 11 mars le Ministre fédéral allemand de l'Alimentation et de l'Agriculture, Cem Ozdemir, à l'issue de la réunion du G7.
Les pays membres (États-Unis, Allemagne, Grande-Bretagne, France, Italie, Japon, Canada) ont d'ailleurs promis que, malgré la tentation de certains pays exportateurs de garder pour eux leur production, ils éviteront toute mesure restrictive des exportations. Ils ont demandé à la communauté internationale de faire de même.
Tout le monde ne les suivra pas. L'Argentine a d'ailleurs déjà annoncé, dimanche soir, la suspension de ses nouvelles exportations de farine et d'huile de soja, dont elle est première exportatrice mondiale, afin de protéger ses prix alimentaires intérieurs et d'imposer plus facilement par la suite des augmentations des taxes à l'exportation. Et mardi, la Russie, où les prix flambent aussi, a restreint les exportations de céréales vers quatre républiques ex-soviétiques (le Kazakhstan, le Bélarus, l'Arménie et le Kirghizstan) et interdit l'exportation de sucre vers des pays tiers.