A chaque départ de navire chargé de céréales depuis les ports de Tchornomorsk ou Odessa, le monde retient son souffle. A la suite de l'accord entre Russes, Turcs et Ukrainiens sous le parrainage de l'ONU scellé le 22 juillet, les exportations de céréales ukrainiennes ont timidement redémarré le 1er août. Les quantités transportées sont faibles, presque insignifiantes au regard de ce qu'elles furent avant l'invasion russe.
Pourtant, elles accaparent l'attention des grandes puissances, des pays africains, arabes qui attendent désespérément ces céréales et, évidemment, des pays riverains de la mer Noire. Ces liaisons commerciales improvisées, qui sillonnent entre les mines sous-marines et les bâtiments de guerre russes, racontent la fragilité nouvelle du commerce en mer Noire.
Place centrale dans le commerce mondial
« Avant la guerre en Ukraine, la mer Noire était un point de transit majeur pour les céréales ukrainiennes et russes vers le Moyen-Orient. Le trafic légal était intense, avec des échanges bilatéraux entre les pays de la mer Noire, et internationaux. Chaque pays exportait ses ressources avec de grandes différences, en fonction de ce chacun produisait, même si les céréales et les hydrocarbures restaient les principales ressources commerciales. Désormais, le commerce légal est interrompu ou réduit », analyse Michael Eric Lambert, spécialiste renseignement en mer Noire chez Pinkerton, une agence de conseil en sécurité. Ce dernier déplore en revanche qu'il soit impossible de chiffrer précisément le ralentissement des échanges, tant les données de transit maritime sont jalousement gardées par les nations qui bordent la mer, quand elles ne sont pas manipulées.
Si une région de la mer Noire illustre cette paralysie du commerce, il s'agit bien du littoral ukrainien et russe. Sur ce théâtre de guerre, les grands ports ukrainiens sous blocus se trouvent dans le viseur des navires militaires russes. La marine aux ordres de Moscou frappe - selon ses objectifs - des infrastructures d'export comme à Odessa, ou pilonne les quartiers à l'intérieur des villes comme à Marioupol. Difficile de faire des affaires avec le reste du monde sur ces quais déserts et en ruine. Soumise aux sanctions, la Russie a elle perdu des marchés à l'export.
Le tournant de l'annexion de la Crimée en 2014
Dans les faits, sur les côtes nord et nord-ouest, les exportations n'étaient déjà plus aussi florissantes depuis plusieurs années. « Il y a un conflit armé depuis l'annexion de la Crimée par la Russie. Les historiens de demain marqueront peut-être 2014 comme le début d'une nouvelle guerre froide. On a assisté à la première annexion territoriale par la force depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Certes, c'est un territoire de taille modeste, mais d'une importance considérable. Sa position en fait une sorte de porte-avions avancé dans la mer Noire. Désormais, le risque d'un nouveau rideau de fer en mer Noire existe entre l'Occident et ses alliés d'une part, de l'autre la Russie », s'inquiète le docteur en géopolitique Jean-Sylvestre Mongrenier.
Le chercheur à l'Institut Thomas More observe qu'au-delà du conflit russo-ukrainien, la mer Noire est davantage régie par des rapports de forces brutaux que par de la coopération commerciale comme entre pays d'Europe occidentale. Ici, la géopolitique dure prime sur la géoéconomie, même si elles coexistent. L'historien parle ainsi d'une « entente brutale » entre les deux principales puissances riveraines : la Russie au Nord et la Turquie au Sud, forte du contrôle des détroits qui ouvrent sur la Méditerranée. Partenaires de circonstance, Poutine et Erdogan veulent exercer un « condominium » (domination partagée) sur ces eaux.
Etre une puissance géopolitique pour être une puissance commerciale
Si l'Ukraine s'est vue interdire soudainement sa façade maritime, c'est - entre autres - parce qu'elle n'a pas été pas en mesure de défendre son littoral avec une flotte navale solide. Les rares bâtiments de guerre qu'elle possédait étaient basés à Sébastopol en Crimée annexée. La Russie a pu faire main basse dessus.
Ce tarissement des flux de marchandises n'a rien d'anecdotique pour le reste du monde. En dépit de sa forme de lac fermé sur les cartes, « la mer Noire est une zone charnière dans le système agroalimentaire et commercial mondial. Près de 30% des exportations de céréales dans le monde y transitaient avant la guerre. On ne s'en est rendu compte que trop tard en Occident », pointe Jean-Sylvestre Mongrenier en référence à la crise alimentaire actuelle. La mer Noire, immense territoire de près de 300 millions d'habitants, se décompose elle-même en trois grandes sous-régions. La zone proche de l'Union européenne avec la Bulgarie et la Roumanie à l'Ouest, la façade russo-ukrainienne au Nord et à l'Est, et enfin, la zone d'influence turque au Sud. Cultures, religions voire civilisations variées y sont présentes.
Quant à l'agriculture, l'arrêt du filon russo-ukrainien a asséché les réserves mondiales de blé, de maïs et, surtout, fait flamber les cours céréaliers. Jean-Sylvestre Mongrenier rappelle que la mer Noire est « centrale géographiquement », à la croisée de l'Europe, du Caucase, du monde slave et du Moyen-Orient. « Il faut avoir à l'esprit que la mer Noire s'insère dans une grande Méditerranée qui permet de relier l'Atlantique à l'Océan indien », insiste le professeur agrégé d'histoire Jean-Sylvestre Mongrenier.
7% du PIB ukrainien annulé par le blocus
Pour les pays qui l'entourent, la mer Noire revêt une importance absolue en tant que route commerciale. A Kiev, la Kyiv School of Economics a mené une étude qui évalue l'ensemble des pertes infligées au secteur agricole ukrainien à 23 milliards de dollars en six mois de conflit. Dont 12 milliards de dollars dus au blocage de ses ports (soit 7% du PIB ukrainien). 90% de l'envoi de céréales ukrainiennes à l'étranger se fait par voie maritime. Le port russe de Novorossiïsk, proche du détroit de Kertch, s'impose lui comme le premier de Russie en termes de trafic de marchandises.
Et que dire de Constanta pour les Roumains, et d'Istanbul pour les Turcs, même si l'ancienne Constantinople se situe stricto sensu sur la mer de Marmara mais à seulement 15 kilomètres de la mer Noire dont elle tient les portes via le Bosphore ?
Hausse des transports clandestins
Hors de question pour les puissances riveraines de renoncer, malgré le danger de la guerre, à toutes leurs exportations. S'organisent dès lors des exportations clandestines, plus ou moins approuvées par les pays de transit. Tandis que les flux légaux s'effondrent, le trafic se maintient. « Depuis le début de la guerre en Ukraine, le commerce illégal est probablement à un niveau similaire à celui d'avant la guerre », considère Michael Eric Lambert qui précise que le transit de marchandises clandestines demeure une constante dans l'Histoire de la mer Noire, qu'il s'agisse d'armes, d'hydrocarbures, d'alcool et de tabac de contrebande ou de denrées agricoles.
« C'est aussi une zone de trafic et de prédation, avec des choses qui peuvent passer sous les radars. Il semble bien que la Russie vole du blé en Ukraine pour le vendre au Proche-Orient », abonde Jean-Sylvestre Mongrenier. Le cabinet israélien Windward, qui possède une technique de traçage des trajets de bateaux, rapporte une hausse de 160% de transports clandestins (c'est-à-dire sans allumer le système d'identification de la position géographique du bateau) en mer Noire de navires battant pavillon russe ou syrien sur la période juin 2021-juin 2022 comparé à la plage de temps juin 2020-juin 2021. « Les activités clandestines (en mer Noire) explosent. », affirme un des rapports de Windward.
Berceau de civilisation et d'échanges
Après avoir été un berceau de civilisations pendant des millénaires, de l'Arche de Noé sur le mont Ararat à la première nation chrétienne en Arménie, en passant par la deuxième Rome à Constantinople, le commerce en mer Noire se relèvera-t-il des affres de la guerre pour retrouver sa prospérité ?
« Si la guerre retarde le développement de la mer Noire, des régions comme la Bulgarie et la Roumanie (UE/OTAN) vont continuer à se développer, ainsi que la Turquie. Batumi en Géorgie a la possibilité de devenir un Las Vegas sur la mer Noire et attire l'attention de nombreux investisseurs et des chinois. L'Ukraine, en revanche, deviendra un État en crise et a peu de chance de récupérer de cette guerre. La Russie devrait rester stationnaire grâce à l'exportation de céréales et d'hydrocarbures, mais cette guerre aura endommagé ses relations avec les autres pays de la mer Noire, et donc son commerce et le développement des villes russes en mer Noire », conclut Michael Eric Sylvestre.