J - 208 - « Tourner le dos à cette ambiance de déclin »
LA TRIBUNE DIMANCHE - Quel effet cela fait d'entrer en 2024 ?
TONY ESTANGUET - On attend ça depuis neuf ans, c'est un moment très fort. En 2023, on a basculé dans le début des opérations avec des premières compétitions tests, le lancement de la billetterie, le recrutement des volontaires... Les indicateurs sont très prometteurs, le niveau d'ambition est toujours là. On a maintenu le cap et on a hâte que la France accueille le monde sous son plus beau jour. Ce ne seront pas des Jeux à l'eau tiède, on a pris des engagements forts et on n'a pas reculé. Mais ça reste un défi, il y a encore du travail.
Êtes-vous soulagé de refermer une année conclue sur de nombreuses polémiques ?
Mais il y en a toujours. Même Londres 2012 a subi une campagne de dénigrement. Moi, je suis dans mon couloir et j'avance. Le budget a été voté à l'unanimité lors du dernier conseil d'administration. Tous les acteurs ont salué le bilan. Parfois, il y a un décalage entre la petite musique et la réalité. Tous les jours, des gens m'expliquent qu'on ne va pas y arriver. Si, on va réussir ! Ce qui est fou, c'est qu'on n'a pas d'alerte. Imaginez si on avait des retards ou un trou financier. Moi, j'ai envie que la France rayonne, se retrouve, croie en elle, tourne le dos à cette ambiance de déclin.
Cela peut-il être un instrument de réconciliation dans un pays très polarisé ?
Il faut garder beaucoup d'humilité, ne pas faire de fausses promesses. Je souhaite que ce soit une grande fête inoubliable, un moment de fierté nationale, de cohésion et d'émotion positive. Les gens se souviennent de ce qu'ils ont fait le soir de la finale de 1998, et ça n'a pas de prix.
On a le sentiment que les Français ne s'approprient pas encore l'événement...
Regardons de manière objective les marqueurs. On lance la billetterie ? Les gens se jettent dessus [7,6 millions de billets vendus]. On lance le programme des volontaires ? Trois cent douze mille candidatures en un mois alors qu'on en a besoin de 45 000.
SÉCURITÉ - « L'endroit le plus sécurisé sur la planète »
La menace terroriste inquiète les Français. Et vous ?
Paris 2024 est né au lendemain des attaques de 2015. Dès la phase de candidature, les décisions ont été prises au filtre de la sécurité. Un dispositif sans précédent est en train d'être mis en place : 45 000 forces de l'ordre public, 17 000 agents de sécurité privée. J'ai confiance. Il y a une énorme anticipation et un vrai savoir-faire dans l'organisation de célébrations dans la ville. Tout a été mis en œuvre pour que ce soit l'endroit le plus sécurisé sur la planète.
Est-il raisonnable de maintenir la cérémonie sur la Seine ?
Oui. Le niveau de menace et d'exposition a été parfaitement intégré. Le dispositif est à la mesure. C'est important aussi de garder de l'ambition.
Le président de la République a pourtant évoqué la possibilité de plans B et C, en cas de menace encore plus élevée. Quels sont ces plans alternatifs ?
Il y a une diversité de mesures d'adaptation, ce qu'on appelle dans notre jargon les « plans de contingence », qui n'ont pas vocation à être publics par ailleurs. Nous en avons sur tous les risques identifiés : canicule, cyberattaque, et la cérémonie n'y fait pas exception.
Quelle sera la jauge pour cette cérémonie ? 400 000 places gratuites ?
Elle n'est pas encore arrêtée, parce qu'on se donne du temps au regard du contexte et du spectacle construit par Thomas Jolly. Le but étant de mettre les gens dans de bonnes conditions pour vivre un moment inoubliable. On peut saluer le fait que, pour la première fois de l'Histoire, des centaines de milliers de personnes bénéficieront d'un accès gratuit au plus grand spectacle télévisuel de la planète. La cérémonie donne le la. C'est pour ça que je la voulais dans l'ADN de ces Jeux : spectaculaire, populaire, responsable, dans la ville.
TRANSPORTS - « Pas d'inquiétude, la France saura faire »
Anne Hidalgo a-t-elle brisé l'union sacrée en disant que les transports ne seraient pas prêts ?
On sera prêts. Île-de-France Mobilités va augmenter l'offre de transport de 15 % et même de 50 % pour les lignes les plus sollicitées par rapport à un été normal. Le CIO a récemment apprécié le niveau de préparation. Oui, il reste encore quelques sites sous tension, mais il n'y a pas d'inquiétude. La France saura faire. Les transports, c'est systématiquement un sujet de difficultés pour le comité d'organisation. Donc il ne faut pas le minimiser, et ce n'est pas ce qu'on fait.
Mais Anne Hidalgo prépare-t-elle le terrain pour le moment où il faudra trouver un responsable ?
Ne comptez pas sur moi pour commenter les déclarations publiques des uns et des autres. Au conseil d'administration du 11 décembre, j'avais à ma droite Anne Hidalgo, à ma gauche la ministre des Sports [Amélie Oudéa-Castéra] et à côté la présidente de la Région, Valérie Pécresse. Et ce n'était pas l'ambiance que vous décrivez. Je ne suis pas complètement naïf non plus. Ce sont des personnes engagées dans la vie politique, défendant des convictions qui ne sont pas toujours les mêmes. Mais sur les Jeux, elles ont pris leurs responsabilités.
Conseillez-vous aux Parisiens de quitter la capitale pendant les JO ?
Non. Moi, je leur conseille d'en profiter. C'est une opportunité exceptionnelle, un événement à vivre une fois dans sa vie. Qu'on ait des billets ou non. Il y a plein de façons de vivre les Jeux de manière intense et de voir ce que c'est que d'accueillir 15 000 athlètes de plus de 200 pays dans 54 sports.
Mais les craintes de voir Paris saturé existent ?
Si vous pensez qu'on peut organiser les Jeux olympiques et paralympiques dans une ville sans aucun impact, la réponse est non. Des zones seront fermées, mais c'est loin d'être tout Paris. Et à pied ou à vélo, cela reste accessible. C'est ça aussi, la mobilité pendant les Jeux.
Comment est-on passé de la gratuité des transports pour les détenteurs de billets, promesse initiale de Paris 2024, au doublement des tarifs annoncé par Valérie Pécresse ?
Il y a plusieurs points. Pourquoi ce n'est plus gratuit ? Parce que nous sommes une entité financée à plus de 96 % par de l'argent privé. Il y a des arbitrages budgétaires en permanence. Et on s'est dit à l'époque [fin 2022] que la remise en question de la gratuité des transports ne remettait pas en question l'expérience des spectateurs. L'augmentation des prix ? Les Franciliens qui ont déjà un abonnement ne paieront pas les surcoûts. Tout le monde préférerait que ce soit gratuit, mais l'enjeu est aussi de faire le meilleur usage possible de l'argent public.
IMAGE - « On n'a pas choisi la facilité »
La billetterie a été un succès et a en même temps plombé l'image de Jeux populaires. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
L'offre est largement inférieure à la demande. Et nous avons besoin de maximiser les revenus de billetterie, qui comptent pour un tiers de notre budget. La grille tarifaire a été fixée avec l'objectif suivant en tête : si nous pouvons proposer une grande majorité de billets à des tarifs accessibles - 1 million de billets à 24 euros, 40 % des billets à 50 euros et moins -, c'est parce qu'il y a une minorité de billets à des prix plus élevés qui nous permettent d'équilibrer notre budget.
Les billets à 100 euros et moins ont été pris d'assaut en quelques secondes, on l'a encore vu récemment quand on a mis 400 000 nouveaux billets en vente.
L'image des Jeux écologiques a-t-elle pris un coup avec le surf sur le site polynésien de Teahupoo et notamment la barge qui a abîmé le corail ?
Ce genre d'incident est bien sûr regrettable. Mais ce qui s'est passé ne remet pas en question notre ambition environnementale de réduire de moitié les émissions carbone. Un changement de paradigme incroyable. Nous savons que le monde du sport doit aussi évoluer, et nous faisons tout pour. Tahiti, c'est d'abord un sujet de sécurité : on doit remplacer l'ancienne tour, qui n'est pas aux normes.
Autre test raté : la Seine propre. Jurez-vous comme Anne Hidalgo que vous vous baignerez dedans ?
Désolé, j'ai déjà craqué à l'occasion du test event en août dernier ! Mais c'est un très bon exemple, ce sujet. Quel plus bel héritage que d'avoir une qualité d'eau de la Seine qui sera sans commune mesure avec ce qu'elle était ? Il y avait 20 000 habitations et entreprises qui déversaient leurs eaux usées directement dans la Seine. Ce sera bientôt fini. On n'a pas choisi la facilité en optant pour ce triathlon. Idem pour la cérémonie ou les épreuves de surf. Mais à la fin, les Jeux de Paris feront un carton.
Est-ce que ça va être plus magique pour la Seine-Saint-Denis après les Jeux ?
Le département aura bénéficié de 80 % des investissements publics. Logements, transports, infrastructures sportives et autres qui changent le quotidien des habitants... Est-ce que ça suffira à rattraper les inégalités ? Les Jeux ne vont pas tout régler d'un coup de baguette magique. Nous sommes en tout cas allés au maximum de ce qu'on pouvait faire pour optimiser l'impact.
FINANCES - « Même en cas de coup dur... »
Si vous deviez comparer ces Jeux avec les précédents en matière de maîtrise des dépenses, ce seraient lesquels ?
En 2015, on a évalué que les Jeux à Paris, c'était 3,8 milliards d'euros. Aujourd'hui, on est à 4,4 milliards. C'est 15 % d'augmentation en neuf ans, face à une inflation supérieure sur la même période. On a ajouté quatre sports, des cérémonies en ville, maintenu des sites de compétition exceptionnels et on a un budget à l'équilibre. On a su aller chercher des revenus complémentaires. Les entreprises françaises se sont mobilisées et apportent de vraies solutions. Dans le budget de candidature, le revenu sponsoring s'établissait à 1,088 milliard. On a dépassé 1,2 milliard.
Le coût global est passé de 6,6 milliards à 8,8 milliards en sept ans, mais il n'intègre pas ceux assumés par l'État, notamment la sécurité. À combien se chiffrera la facture ?
On additionne des choses qui n'ont rien à voir. Le budget de la Solideo, ce n'est pas celui des Jeux. Les 4 400 logements construits, nous les louons deux mois puis ils seront habités. Les infrastructures routières, nous allons certes les utiliser, mais elles servent surtout au développement du territoire. Il y a un actif derrière. Nous avons par ailleurs un format atypique, car nous sommes à 95 % sur des équipements déjà existants. Les infrastructures ont été livrées dans les temps. Il n'y a eu aucun stress malgré le confinement.
Quels sont les principaux risques financiers des mois à venir ?
Les dernières éditions des Jeux incitent à la vigilance sur tout. Je touche du bois pour l'instant. Malgré l'inflation record, on a réussi à faire tenir la digue. Mais beaucoup d'infrastructures vont être montées dans les dernières semaines, il peut y avoir des défaillances d'entreprise, des retards... Comptez sur nous pour rester concentrés jusqu'au bout ! La Cour des comptes nous avait recommandé de garder 100 millions d'euros dans les réserves, on est à 120. Même en cas de coup dur dans la dernière ligne droite, et il y aura forcément des imprévus vu l'immensité du projet, on devrait avoir les ressources pour pallier.
SPORTS - « Hâte de voir Kylian Mbappé »
Selon les dernières prévisions, la France serait dans le top 3 avec 27 médailles d'or. Ça vous parle ?
Athlète, je détestais les pronostics. Quand j'étais dans les prévisions de médailles, ça me mettait la pression. Quand je n'y étais pas, ça m'agaçait. Désormais, je trouve ce genre de nouvelle formidable. L'objectif du top 5 me paraissait déjà incroyable, car ça signifiait que la France battait son record du nombre de médailles [43 à Pékin]. Alors top 3... Moi, je pense qu'il va y avoir un supplément d'âme. Que les Français vont porter nos représentants. Les athlètes paralympiques doivent bénéficier de la même exposition. On a vraiment le même niveau d'ambition pour les deux événements. On n'a pas baissé la voilure sur les sites de compétition. Il y aura une seule équipe de France. On a fait bouger les lignes. Je crois que les Français vont adorer.
Léon Marchand sera-t-il la star des Jeux?
Il peut l'être, clairement. Je ne veux pas lui porter la poisse, mais sa maturité et son potentiel sont bluffants. Quand on voit la manière dont il a effacé un record de Michael Phelps... waouh ! J'ai l'impression qu'il sait où il va. Partageons des bonnes ondes, n'en faisons pas trop, laissons-le se préparer et vivre ses Jeux. Ça ne doit pas être simple de porter cette pression. Il n'est pas le seul. Teddy Riner, le hand français... On a quand même des stars et des légendes.
Que peuvent apporter Antoine Dupont et Kylian Mbappé ?
Quand des athlètes de cette trempe, qui n'ont pas forcément besoin de faire les Jeux pour enluminer leur palmarès, disent que c'est un rêve qu'ils ont envie de réaliser, ça booste en interne. J'ai hâte de voir Kylian Mbappé en équipe de France et aller, j'espère, jusqu'en finale pour gagner une nouvelle médaille d'or en football après 1984. J'ai vu Thierry Henry récemment, et son objectif, c'est le titre.
Pensez-vous que Martin Fourcade ferait un bon Tony Estanguet pour les Jeux d'hiver 2030 ?
J'en suis convaincu, il a toutes les qualités et sera sûrement meilleur que moi. En tout cas, je suis à disposition pour partager mon expérience. Je ne peux que conseiller à un athlète d'y aller. J'ai adoré chaque jour de ce projet.
Vraiment ?
Ce qui est magique dans cette aventure, c'est que j'ai rencontré des univers qui n'étaient pas les miens. Je suis à l'intersection de tous ces mondes qui doivent cohabiter, travailler et réussir ensemble. Quand on arrive à aligner les planètes, c'est d'une puissance incroyable. On a des ressources dingues dans ce pays, une grande créativité. À titre personnel, je suis régulièrement poussé dans mes retranchements et je m'appuie beaucoup sur mon expérience d'athlète. Organiser les Jeux, c'est du sport. Et tant mieux s'il reste un peu d'ADN sportif dans tout ça.