Passé le temps de l'enthousiasme, voici venu le temps des interrogations. Deux semaines après l'annonce choc du plan Renaulution, un plan stratégique en trois étapes visant à redresser le groupe automobile français, plusieurs questions se posent quant aux arbitrages pris par Luca de Meo.
Enfermé sur Clio et Captur
Le PDG de Renault a placé son plan sous l'angle du repositionnement de marque. Selon lui, Renault a souffert d'une course aux volumes destructrice de valeur et qui l'a sorti des segments C (Mégane), et plus encore du segment D (Talisman). Il est vrai que l'essentiel des ventes de Renault sont le fait de Clio et Captur, deux véhicules leaders du segment B en Europe. Pour Luca de Meo, Renault s'est enfermé dans le segment B alors qu'il existe d'autres opportunités autrement plus lucratives: "Renault réalise les deux tiers de ses profits sur le segment B, alors que le segment C rapporte trois fois plus", avait-il lancé lors de la présentation de son plan Renaulution.
Pour reconquérir le segment C, Renault doit recréer une dynamique de marque vertueuse. Son remède : en finir avec les chevauchements de territoires de marques, homogénéiser les gammes et renouveler les modèles. C'est le fameux "pricing power", cher à Carlos Tavares de PSA, qui consiste à améliorer la capacité intrinsèque d'une marque à défendre ses prix grâce à des produits mieux finis et un marketing plus efficace et cohérent.
Ainsi, Renault ne pourra plus vendre de produits Dacia sous sa marque, comme c'est actuellement le cas en Amérique Latine et en Inde avec le Duster et le Sandero. Or, c'est précisément grâce à ces modèles que Renault est parvenu à se faire une place dans les pays émergents. Au Brésil par exemple, la marque au losange contrôle 8% du marché. En Inde, le Duster lui a enfin permis de percer après plusieurs vagues ratées de nouveaux modèles.
Pour Bernard Jullien, maître de conférence à l'Université de Bordeaux et grand spécialiste de l'industrie automobile, si Renault applique sa gamme européenne au Brésil, "sa part de marché pourrait chuter à 1%. Le marché brésilien est essentiellement un marché à moins de 10.000 euros", souligne-t-il en rappelant que d'autres n'ont pas de complexes à y aller avec d'anciens modèles tels que Volkswagen.
"Quand Renault vend des modèles Dacia dans les pays émergents, ils sont beaucoup mieux équipés. Il faut aussi observer où se trouve le curseur de marché dans les émergents. En Inde, le Duster, c'est déjà du haut de gamme", nous explique un très bon connaisseur du groupe qui a requis l'anonymat.
La stratégie de marque globale
Bernard Jullien, lui, rappelle le contexte de l'époque où a été décidée cette offensive dans les émergents: "ils étaient le principal levier pour faire revenir Renault au même niveau que Nissan afin de rééquilibrer l'Alliance. C'était aussi une époque où ces pays étaient en forte croissance". Selon lui, "les stratégies de "global branding" ont un sens pour les marques premium, c'est beaucoup moins évident pour les marques généralistes. Le succès de Renault à l'international c'est d'avoir su adapter son offre aux spécificités locales", martèle-t-il.
Le meilleur exemple d'un échec d'une stratégie de marque globale est probablement la Chine où Renault a tenté de vendre des modèles européens comme le Koleos ou le Kadjar. Cette stratégie s'est soldée par un échec cuisant contraignant le groupe à battre en retraite moins de quatre ans après une couteuse implantation.
Chez PSA aussi on a expérimenté le "global branding" avec le succès que l'on connaît: les ventes du groupe se sont massivement repliées sur l'Europe. Face à ce constat, le groupe dirigé par Carlos Tavares a décidé de changer de braquet et s'apprête à lancer une gamme Citroën dédiée aux pays émergents avec l'objectif de s'implanter en Inde et enfin percer en Amérique Latine.
Le risque pour Renault serait donc de perdre du terrain sur des marchés chèrement acquis, prometteurs à long terme. D'autant qu'il n'est pas prévu que Dacia sorte de son périmètre géographique actuel (le pourtour méditerranéen) et ainsi prendre le relais dans les émergents.
L'international perd trop d'argent
Mais pour Luca de Meo, il est impératif que Renault renoue avec les profits à l'international. "Après dix ans d'internationalisation, nous vendons des voitures dans 130 pays, mais c'est en Europe que nous réalisons les trois quarts de nos profits, voire la moitié avec cinq pays seulement", a expliqué l'ancien de chez Seat.
Pour un ancien cadre de Renault, il y a une erreur d'analyse sur les émergents: "le Brésil et la Russie vont mal depuis 3-4 ans pour des raisons essentiellement conjoncturelles. Ces deux pays ont longtemps été très profitables pour Renault, tout comme l'Afrique du Nord, la Turquie ou la Corée du Sud". Selon lui, changer de stratégie conduirait à baisser la profitabilité du groupe à long terme.
L'autre pilier du plan de Meo est le repositionnement de Dacia. Selon lui, la marque à bas coûts doit être "plus cool" si elle veut augmenter ses revenus, notamment à travers le prix moyen d'achat. Un rafraichissement de son identité visuelle est à l'étude tandis que le plan produit pourrait aller plus franchement sur le segment C. Denis le Vot, patron de Dacia-Lada, a présenté le concept-car Bigster, un grand SUV de près de 4,6 mètres. Sauf que dans cette configuration, le Bigster est plus proche d'un Nissan X-Trail que d'un Nissan Qashqai (4,4 mètres) qui est pourtant le coeur du segment C. D'ailleurs, Nissan a sorti son X-Trail de son catalogue européen tant il était peu adapté.
De plus, cette stratégie de montée en gamme pourrait écarter Dacia de sa clientèle historique, pourtant réputée comme l'une des plus fidèles du marché derrière les premiums allemands. Pour Bernard Jullien, il y a un risque de "skodaïsation" de Dacia, du nom de la marque tchèque Skoda reprise par le groupe Volkswagen et dont les produits n'ont cessé de monter en gamme ces dernières années au point de rivaliser en matière de technologies et de qualité perçue directement avec les modèles de la maison-mère.
"Le chevauchement des prix entre Renault et Dacia n'est pas un problème parce que ce ne sont pas les mêmes clients entre les deux marques. C'est avéré, un client Renault n'a jamais opté pour son équivalent Dacia une fois arrivé en concession", nous explique un ancien de Renault.
De son côté, Bernard Jullien rappelle le rôle de Dacia : "la mission stratégique de Dacia a toujours été d'être une alternative au marché de la voiture d'occasion. Les autres constructeurs automobiles ont tenté de rationaliser le commerce du VO en structurant une filière, mais c'est compliqué. Avec Dacia, Renault est parvenu à capter la valeur de ce marché, à moindre coûts".
Pour Luca de Meo, il y a un enjeu à bien séparer les deux marques en les autonomisant. Mais il s'agit aussi de casser cette culture Entry (entrée de gamme) dont Renault s'est fait une spécialité ces dix dernières années. Ainsi, le groupe a vendu autant de voitures en 2008 qu'en 2009, sauf que la part des voitures badgées Dacia est passée de 16 à 36% du total des ventes du groupe. Sans parler bien entendu des modèles Dacia signés Renault.
Rouleau-compresseur
Enfin, si on ajoute à tout cela, le volet industriel, mais également les ambitions en matière de connectivité et de mobilité, le plan Renaulution pourrait prendre des allures de rouleau-compresseur pour les équipes qui sortent à peine de leur torpeur après plus de dix ans de règne sans partage de Carlos Ghosn, et d'une crise managérial et d'identité sans précédent. "La nouvelle direction n'a pas suffisamment confronté son plan au terrain pour vérifier sa faisabilité opérationnelle", s'inquiète un cadre du groupe. "Le groupe s'est appuyé sur des cabinets de conseil extérieurs pour construire ce plan... Ils ne connaissent rien du tout de la réalité opérationnelle de terrain", ajoute-t-il.
Oui mais Luca de Meo est pressé par le temps. Le groupe doit sortir au plus vite du cercle vicieux de la baisse de ses profits, et préparer plus activement l'avenir d'un secteur en profonde mutation (révolution de la connectivité, l'électrification, voiture autonome, consolidation sectorielle...). Pour Luca de Meo, Renault regorge de ressources internes et d'une très forte culture de l'innovation. Casser la chape de plomb qui a inhibé ces équipes pendant tant d'années sera probablement la vraie révolution de Renault, et une porte de sortie vers le haut...
Sujets les + commentés