Economie du médicament : l'équation des traitements du cancer devient de plus en plus complexe

Vaincre le Cancer (2/2). C’est une course sans fin : alors que la Sécurité sociale cherche toujours comment maîtriser ses dépenses, l’innovation médicale ne cesse d’alourdir l’enveloppe Médicaments. Après un article sur la difficulté d’accès aux anticancéreux innovants, La Tribune se penche sur cette question : entre amélioration des biotechnologies et limites du budget, quel modèle économique pour les nouvelles molécules et traitements ?
(Crédits : Oncodiag)

La politique française du médicament a atteint ses limites. Illustration ? Les tarifs des nouveaux traitements atteignent des sommets, dénoncés par les associations de patients, tandis que Janssen a retiré son anticancéreux du marché français faute de pouvoir en tirer le prix escompté. De fait, la Sécurité sociale n'a plus aujourd'hui les moyens de payer les meilleures innovations anticancéreuses à tous les Français. À moins de continuer à creuser les déficits. Pour survivre, elle va devoir faire évoluer ses règles et trouver de nouvelles sources de financement. Entre labos et autorités de santé, chacun cherche des solutions tout en prenant soin de défendre ses intérêts. Faut-il rationner les soins, forcer les labos à revoir leurs marges ou faire travailler un jour férié « cancer » ? L'équation est compliquée.

> Episode 1La France n'a plus les moyens de se payer un cancer incurable

Un nouveau profil de l'innovation

Du côté des producteurs, les arguments ne manquent pas. Pour le Leem, les tarifs des nouveaux traitements sont dus au changement du profil de l'innovation. « Dans notre économie, les blockbusters avec leurs gros volumes de vente permettaient d'amortir les investissements R&D et les milliers d'essais nécessaires pour découvrir un nouveau médicament, explique son directeur général Philippe Lamoureux. Aujourd'hui, les innovations sont des traitements de précision pour soigner des formes de cancers rares que l'on ne parvenait pas à soigner auparavant. Les investissements considérables en termes de recherche et développement doivent donc souvent être amortis sur des indications de niche. » Les producteurs de médicaments s'inquiètent donc de leur capacité à conserver leurs marges. « Le budget pharma en France a été décapitalisé. Alors que l'enveloppe du médicament s'élevait à 14 % des dépenses de Santé en 2007, elle est tombée à 11 % en 2022. » Le Leem vient d'ailleurs d'ouvrir un observatoire de l'accès des médicaments au marché avec une question : quels produits de santé disponibles chez nos voisins européens ne le sont pas chez nous ? Une façon de montrer que certains médicaments innovants restent "bloqués" à nos frontières administratives.

Dans les hôpitaux, les nouveaux anticancéreux onéreux sont rares. Avec des prix dépassant les 200.000 euros l'injection, les équipes disposent de peu de produits. Ils doivent arbitrer entre les patients. Pourtant, au regard des anciennes chimiothérapies, ces innovations peuvent se montrer très efficaces sur des cancers jusqu'ici incurables. Les immunothérapies qui rééduquent les globules blancs par chirurgie génétique arrivent à en guérir de manière spectaculaire. Mais pour l'instant, ces thérapies géniques ne fonctionnent que sur une partie des patients traités. La médecine n'a pas encore compris pourquoi et comment éviter les injections qui ne guériront pas.

Modifier le logiciel d'évaluation

L'idée de dépenser des dizaines de milliers d'euros d'anticancéreux pour rien a beaucoup refroidi les autorités de santé. Pendant un temps, l'idée d'un tarif à la performance, avec des médicaments remboursés au labo en cas de succès, semblait très bonne. Mais pour l'instant, autorités de santé et labos ne se sont pas mis d'accord sur une formule qui convient aux deux parties. Pourtant, après des années de compression des prix, les industriels cherchent clairement de nouveaux modèles de politique du médicament.

Pierre Dubois, professeur d'économie à l'Université Toulouse School of Economics, a beaucoup étudié le sujet. « On a intérêt à changer la façon dont on détermine le prix d'un médicament car les anticancéreux innovants ont un modèle économique différent, estime-t-il. Ceux de type CAR-T sont conçus sur mesure avec des coûts de production importants et sans effet d'échelle. Même avec des prix élevés, leurs marges ne sont plus très importantes et ne valorisent pas le travail d'innovation. »

Pour améliorer les évaluations, Pierre Dubois a quelques idées. « Comment déterminer si ça vaut la peine pour le système de santé de payer aussi cher pour ce nouveau médicament ? Les déterminants de base sont la longévité du patient et sa qualité de vie, mais on peut faire évoluer les critères. Pourquoi ne pas mesurer les bénéfices en termes de réduction des frais de santé grâce aux absences de suite et de rechute quand le traitement entraîne une vraie guérison ? On pourrait aussi demander aux laboratoires de transmettre une partie de leurs technologies contre rémunération pour mettre les producteurs en concurrence afin d'obtenir des médicaments à moindre prix. »

Autre critère d'évaluation évoqué, l'intérêt de l'activité économique du médicament pour le pays. Les producteurs aimeraient que la France considère le médicament comme un investissement qui permet de créer des emplois plutôt que comme un coût de Santé. Mais l'argument nécessite une vraie relocalisation des productions innovantes et des biotechs pour se montrer crédible.

L'innovation financée deux fois

Face aux arguments des grands labos pour des prix finançant leurs efforts d'innovation, d'autres répondent que celle-ci a quitté leurs locaux. Car les pratiques des big pharmas aussi ont changé le profil de l'innovation. Aujourd'hui, même si les plus grands gardent des équipes R&D, leurs nouveaux anticancéreux viennent la plupart du temps du rachat d'innovations mises au point par des startup issues de la recherche académique. Des achats très coûteux, mais effectués à un stade de preuve de concept ce qui réduit beaucoup les risques d'échecs.

« Une partie de la recherche a été faite en milieu académique et une fois que le grand pharma rachète une startup et dépose le brevet, il n'a plus qu'à produire le médicament, estime Jean-Paul Vernant, professeur émérite d'hématologie et vice-président de la Ligue contre le Cancer. Rajouter le facteur recherche au prix de cette innovation revient pour les finances publiques à payer l'innovation deux fois. Alors que les marges des grands labos oscillent autour de 20 %, où est l'intérêt du patient ? »

Pour d'autres, demander davantage de données aux big pharmas améliorerait aussi une juste évaluation du prix. Par exemple, « La Haute autorité de santé (HAS) pourrait accepter l'utilisation de ces nouveaux médicaments en leur imposant de traiter les malades sous forme d'essais thérapeutiques en vie réelle, suggère le Pr Thierry Philip, président du directoire de l'Institut Curie. C'est-à-dire en transmettant les données aux autorités de santé, Et les résultats du traitement pourraient mener à un déremboursement si le médicament n'a pas été efficace. »

Plus de contraintes ou d'impôts ?

Reste qu'il faudra sans doute revaloriser le budget santé pour avoir les moyens de se payer l'innovation, les décisions risquent d'être dures à prendre. « Il faudrait accorder un meilleur pourcentage de notre PIB à la Santé, remarque Pierre Dubois. Mais avec nos grosses dépenses sociales et une faible croissance, ce serait compliqué. Un jour férié de solidarité contre le cancer serait aussi une solution, mais ce ne serait sans doute pas très populaire. L'espoir sur lequel on peut miser est que les économies de long terme générées par des traitements plus performants permettent de financer l'innovation. » Une équation plausible, mais dont l'intérêt réel mettrait au moins cinq ans à être vérifié.

 canc

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Commentaires 3
à écrit le 16/05/2023 à 16:19
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Recherche, pharma, santé publique, innovation, développement, enseignement, services publics (...) : "-Tant que nous n'aurons pas complètement saccagé le pays, nous n'arrêterons pas en si bon chemin! Dixit Le politique.

à écrit le 16/05/2023 à 16:02
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"L'équation se complique " curieusement les algorithmes élaborés par les géants du net arrivent à résoudre des équations bien plus complexes . En ce qui concerne la santé, les traitements leurs couts et leurs financements il est possible de trouver...

le 16/05/2023 à 18:06
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Ils ont déjà trouvé! La réduction irrationnelle des coûts d'une part et, de l'autre, une allocation inefficiente (et contreproductive) des ressources ont déjà conduit à la situation catastrophique d'aujourd'hui. Et comme l'accès aux soins de qualité ...

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