La France n'a plus les moyens de se payer un cancer incurable

Vaincre le Cancer 1/2. Avec des prix dix à vingt fois plus élevés qu'auparavant, les nouveaux anticancéreux soignent peut-être des cancers jusqu'alors incurables, mais ils remettent en question notre politique du médicament. Dans un premier épisode, La Tribune explore les difficultés d'accès aux nouveaux traitements avant de se pencher, dans un second volet, sur le modèle économique du médicament.
(Crédits : DR)

Certains big pharmas annoncent - publiquement ou non - renoncer au marché français pour leurs nouveaux anticancéreux. C'est le cas de Janssen qui en a retiré son Carvykti début avril. La formule d'immunothérapie par cellules CAR-T contre les myélomes multiples (cancer de la moelle osseuse) avait bien été utilisée en France dans le cadre de la procédure dite "d'accès précoce". Mais lors de l'évaluation des progrès thérapeutiques de médicament (ASMR), la mauvaise note obtenue annonçait au labo qu'il aurait bien du mal à en tirer le prix espéré. Dans la mesure où son Carvykti soigne certains cas incurables avec des résultats parfois exceptionnels, Janssen sait bien que son traitement facturé quelque 500 000 $ aux États-Unis trouvera preneur sur d'autres marchés.

En France, notre 100 % ou presque remboursé par la Sécu a un prix, celui de la maîtrise des coûts. Le système actuel donne en effet un accès gratuit aux anticancéreux via l'hôpital. Pour le maintenir sans plomber les comptes de l'Assurance maladie, les politiques de santé imposent aux labos des négociations de prix toujours plus longues et complexes faute d'avoir trouvé une autre solution. C'est ainsi que le traitement par immunothérapie Keytruda (Merck MSD), initialement conçu contre le cancer de la vessie, a mis plusieurs années avant d'être accessible chez nous. Son prix revient à 6 000 € par mois de traitement par patient et il est désormais indiqué dans différents autres cancers.

Aujourd'hui, l'évaluation administrative de l'ASMR est très mal adaptée aux innovations. Comme elle mesure l'intérêt du nouveau traitement au regard de ce qu'on utilise déjà sur la maladie, il lui faut un produit auquel se confronter. Avec des médicaments totalement nouveaux pour des cancers qu'on ne savait pas soigner, la commission botte en touche et attribue sa plus mauvaise note, faute de pouvoir comparer. Or comme cette note influence largement la négociation du prix remboursable, les labos vont voir ailleurs... Et les nouveaux traitements adaptés au malade s'adressent à des petits échantillons. Il n'y a pas assez de patients pour réaliser des essais comparatifs classiques.

Le prix de l'innovation fait tousser la Sécu

Suite à l'annonce de Janssen, plus de 150 oncologues ont interpellé Emmanuel Macron sur les difficultés d'accès aux nouveaux anticancéreux. C'est le cas du Pr Jean-Yves Blay, président de la fédération Unicancer « La France permet un bon accès au médicament, mais pas toujours aux innovations, notamment aux innovations de ruptures comme on le voit dans la médecine de précision. Nous sommes incités à faire de la recherche, mais parfois, même si l'objectif de l'étude est rempli, les médicaments ne sont pas mis à disposition des patients en routine On en revient alors à des médicaments plus anciens, parfois mis sur le marché il y a longtemps avec des données moins probantes, souvent moins efficaces ou plus toxiques, mais moins onéreux...on s'en doute bien, soigner les thérapies des années 1990 est souvent moins efficace que soigner avec celles des années 2020. »

Il faut dire que le prix de l'innovation fait tousser les autorités de santé. Depuis cinq ans, les sommes consacrées aux anticancéreux s'envolent : d'un milliard d'€ par an en 2007 à 3 milliards d'€ en 2021, soit 10 % des dépenses du médicament. Devant cette inflation pharmaceutique, se payer l'innovation médicale en France devient compliqué : « Cela reste anecdotique, mais certains patients fortunés vont acheter leurs nouveaux anticancéreux en Suisse ou aux États-Unis. », remarque Jean-Yves Blay.

420 000 euros l'injection !

L'accès aux nouveaux médicaments anime les débats associatifs depuis les premiers super prix annoncés en 2016. Pour l'améliorer tout en maîtrisant les dépenses de santé, différentes procédures ont été mises au point. « L'accès précoce permet de délivrer des traitements innovants avant ou après l'autorisation de mise sur le marché pendant la négociation des prix, explique Catherine Simonin, administratrice à France Assos Santé et membre du bureau. Mais ils sont réservés aux patients chez qui tous les autres médicaments ont échoué. Aujourd'hui, l'immunothérapie par cellules CAR-T ABECMA® a été délivrée en accès précoce chez les personnes atteintes de myélome en rechute et réfractaire à tout traitement. L'absence de données comparatives ne permet pas de valoriser l'ASMR et il n'est pas remboursé directement aux établissements de santé. Avec un tarif annoncé de 420 000 € l'injection, elle n'est plus financée dans le tarif intra-hospitalier. Les associations demandent que ces médicaments sans données comparatives intègrent à titre provisoire la « liste en sus » qui donne accès au remboursement en attendant des données complémentaires confirmant l'efficacité et la tolérance pour les patients. »

Le nouveau visage de l'oncologie

En se montrant de plus en plus experte, l'oncologie est devenue une vraie médecine de précision. Face à la première cause de mortalité en France, elle a mis au point de nouvelles façons de soigner. Elle découvre exactement quel produit attaquera le mieux telles mutations cancéreuses dans tel milieu. Elle s'attaque ainsi à des formes rares du cancer qu'on ne savait pas soigner auparavant.

Avec ces innovations, les anticancéreux deviennent médicaments réservés à des marchés de niche ou élaborés sur mesure. Du coup, ils sont plus chers à produire et doivent trouver leurs marges sur des marchés plus serrés. Mais comme le souligne Philippe Lamoureux, directeur général du syndicat des industriels du médicament, leurs tarifs donnent lieu à des remises accordées lors des négociations de prix : « On assiste à une véritable révolution dans le traitement du cancer avec les immunothérapies, les thérapies géniques et bientôt les thérapies cellulaires. Ces innovations donnent l'impression de prix très élevés, mais c'est en partie dû à l'affichage de leur prix facial. Il s'agit d'un trompe-l'œil car ce prix fait l'objet de remises et de retours sur les bénéfices souvent considérables en fonction du volume des ventes. En 2022, toutes ces remises dépasseront les sept milliards d'€ reversés à l'Assurance maladie. »

L'autre grande innovation de l'oncologie c'est la thérapie génique qui modifie les globules blancs du patient pour que son système immunitaire apprenne à lutter contre son propre cancer. C'est une thérapie sur mesure, donc plus chère à produire que les anciennes chimiothérapies. Elle fonctionne très bien, mais pas sur tous les patients.

La gestion opaque du prix des médicaments

Si les traitements possèdent un prix facial, leur tarif réel reste cependant secret dans les pays européens pour éviter les négociations à la baisse sur la base des tarifs des États les moins généreux. Du coup, les débats sont faussés sur fond de négociations : intérêt des labos contre maîtrise des budgets d'Assurance maladie. La Sécu se plaint de la facture médicament alors qu'elle en récupère une partie. Les big pharmas annoncent des coûts de production élevés dont les autorités de santé se doutent qu'ils sont surévalués. Chacun veille sur ses dépenses et sur ses marges en toute opacité sur ce terrain sensible de la santé.

Le Pr Thierry Philip, président du directoire de l'Institut Curie sait bien que les prix demandés ici sont élevés : « Lorsque l'on consulte nos voisins hospitaliers des pays de l'Est, on constate que leurs mêmes médicaments innovants y sont moins chers. Et je ne pense pas que cela s'explique par une démarche humanitaire des laboratoires. »

Evaluer le prix de la vie

Pendant des décennies, les tarifs accordés aux médicaments visaient à récompenser les efforts de recherche sans grand rapport avec les coûts de production. Mais aujourd'hui, le prix des innovations interroge sérieusement le modèle économique du médicament et les choix de notre politique de santé. « Ces prix posent la question fondamentale de la médecine, souligne le Pr Thierry Philip. Le fait qu'un patient atteint d'un cancer du poumon gagne 20 % de chances de survie à cinq ans avec une immunothérapie coûteuse, contre 5 % de chance de survie avec l'actuelle chimiothérapie vaut-il le coût ? ». Il y a dix ans, le Royaume-Uni avait calibré une partie de cet algorithme en estimant à 50 000 $ le prix d'une année de survie grâce au médicament avec une qualité de vie acceptable.

Cette évaluation du prix de la vie avait beaucoup choqué mais la question se pose à chaque évaluation. Telle innovation vaut-elle le coût de dépenser autant et dans quelles conditions ? Voilà une des questions de notre politique de santé sur laquelle travaille sans nul doute le nouveau président de la Haute autorité de santé (HAS) Lionel Collet. Une question dont la réponse permettra de poser les bases du futur modèle économique du médicament, abordé dans la deuxième partie de cette série.

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Commentaires 6
à écrit le 15/05/2023 à 21:15
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Nos elites ,eux trouveront le moyen pour en bénéficier..

à écrit le 15/05/2023 à 15:58
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"Janssen sait bien que son traitement facturé quelque 500 000 $" C'est pour financer les colloques de médecins à Marrakech ?

à écrit le 15/05/2023 à 13:25
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Selon l'OFDT la France en 2022 comptait 12 millions de fumeurs régulier !!! 12 millions de personnes qui se suicident et en tuent d'autres avec le tabagisme passif !!!

à écrit le 15/05/2023 à 13:08
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Avant de penser à soigner des gens à 500 000 dollars, il faudrait au préalable s'occuper de faire vivre correctement ceux qui n"auront jamais 500 000 dollars, dans de bonnes conditions de logement, alimentaires, sociales, environnementales.

à écrit le 15/05/2023 à 11:04
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on a appris dans nos cours sur l'innovation ( et en controle de gestion) comment ca se passe....apres, faut pas oublier que la seule politique de la france c'est de taper sur les prix du medicament ' sans aucune consequence'....de notre temps on appr...

à écrit le 15/05/2023 à 10:18
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"soigne certains cas incurables" une gageure, mais on peut dire incurable tant que pas de traitement efficace (à l'époque de feu le Pr Bernard, jeune médecin, les maladies du sang étaient mortelles à 100%, mais ça c'était avant). Un essai préalable ...

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