Comment la filière nucléaire compte recruter au pas de course des dizaines de milliers de travailleurs

DOSSIER SPÉCIAL. Pour relever l’immense défi de la relance du nucléaire en France, la filière devra embaucher 10.000 à 15.000 personnes par an d'ici à 2030, contre environ 1.500 seulement jusqu'ici. Dans cette optique, celle-ci a déjà commencé sa croisade sur tout le territoire, afin de multiplier les formations pour accéder aux métiers en tension, notamment dans les régions qui devraient accueillir les futurs réacteurs. Et s'active pour attirer du monde dans ses rangs, malgré une image écornée de l'atome civil tricolore.
Marine Godelier
(Crédits : BENJAMIN MALLET)

Après l'annonce politique, vient la mise en pratique. Et celle de la « renaissance » du nucléaire en France, proclamée par Emmanuel Macron début 2022, promet de donner du fil à retordre à la filière. Car l'intention ne suffira pas : EDF et les autres industriels concernés n'auront d'autres choix que d'aligner leurs compétences sur ce défi immense, une condition sine qua non à sa réussite.

« C'est là où il y a le plus d'enjeux [...] avec un changement massif d'échelle ! », a d'ailleurs souligné le 15 novembre dernier Alain Tranzer, responsable du plan Excell censé remettre sur pied le secteur de l'atome civil.

Et pour cause, ce dernier a été très « fragilisé » par une longue « rupture de charge », a lui-même reconnu Emmanuel Macron lors de son fameux discours de Belfort, le 10 février 2022. Le gigantesque plan Messmer de 1974, qui a donné un coup d'accélérateur au déploiement de cette source d'électricité décarbonée en France, semble en effet bien loin : aucun nouveau réacteur n'a été mis en service sur le territoire depuis plus de vingt ans. De quoi amputer l'industrie tricolore d'une partie de son savoir-faire. Et écorner un peu plus l'image du nucléaire, alors que le chantier du seul EPR en construction dans l'Hexagone, à Flamanville, piétine depuis plus de quinze ans.

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Métiers en tension

Pour en ériger six, voire quatorze autres d'ici à la moitié du siècle, il faudra donc rapidement inverser la tendance. Et les premières estimations montrent l'ampleur de la tâche : avec un objectif de 10.000 à 15.000 nouveaux recrutements par an d'ici à 2030, contre environ 1.500 jusqu'ici (sur un total de 220.000), un salarié sur deux qui travaillera dans la filière à cette échéance n'y exerce pas encore. Une fois le cap fixé, reste donc à « attirer, former et recruter, puis accélérer l'expérience et les compétences des nouveaux arrivants », souligne-t-on chez EDF.

Une mission de taille, à l'heure où un grand nombre de métiers nécessaires à la relance et à l'entretien du parc se trouvent en tension, des soudeurs aux chaudronniers, en passant par les tuyauteurs, les électriciens, ou encore les ingénieurs de génie civil ou de conception. Énième signe que la France manque cruellement de bras, ces derniers mois, EDF s'est appuyé sur une centaine de soudeurs nord-américains pour réparer ses réacteurs nucléaires touchés par des défauts de corrosion. Et la découverte de nouvelles fissures à Penly et Cattenom ces derniers jours, liés cette fois à de la fatigue thermique, mettent encore plus en exergue l'importance de disposer de compétences solides dans le domaine.

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Un programme pour faire « matcher » les besoins et les ressources

Alors, pour rectifier le tir, le Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (Gifen) s'active et a dressé dès 2021 un inventaire de la main d'œuvre présente à l'instant T sur le territoire, dans le cadre d'un Engagement de développement de l'emploi et des compétences (EDEC) décroché auprès de l'Etat. Électriciens, chaudronniers, mécaniciens spécialistes des machines tournantes ou encore soudeurs : y est explicité « le nombre de personnes qualifiées pour chacun de ces emplois et où elles se situent géographiquement, tout en prenant en compte la notion d'âge et d'expérience pour faire de la prospective », expliquait il y a quelques mois à La Tribune son ancienne déléguée générale, Cécile Arbouille.

Une photographie d'ensemble indispensable avant de passer à l'étape suivante, à travers un programme baptisé MATCH. En préparation depuis plusieurs mois, celui-ci vise à « analyser les plus de 80 métiers » qui seront nécessaires à la relance du nucléaire, afin de connaître précisément le type de postes à créer sur la décennie, en fonction des ressources et des lacunes actuelles. Sa présentation officielle est prévue en avril, date à laquelle le Gifen devrait également communiquer sur le nombre exact de salariés qu'il faudra dans chaque branche d'ici à la fin de la décennie.

De nouvelles formations dans les régions critiques

Mais identifier les besoins ne suffira pas : encore faudra-t-il être en mesure d'y répondre sur le terrain. Y compris à travers les offres de formation, primordiales pour mettre à niveau les salariés désespérément recherchés par la filière. C'est dans cet esprit qu'en avril 2021, ses principaux acteurs (EDF, Orano, Framatome, l'Andra et le CEA), mais aussi le Gifen et Pôle Emploi, se sont rassemblés afin de créer l'« Université des métiers du nucléaire » (UMN). Et sa présidente, Hélène Badia, ne tarit pas d'éloges sur les premiers résultats.

« En moins de deux ans, six écoles de soudage ont vu le jour, et nous avons mis au point un pass pour former 300 tuyauteurs en trois ans, avec l'Union des industries entreprises de la métallurgie », explique la salariée d'EDF à La Tribune.

L'un de ces établissements a d'ailleurs attiré l'attention de la presse, lors de son ouverture en septembre dernier : baptisé Hefaïs, pour Haute Ecole de formation en soudage, son nom sonne comme une référence grandiose au dieu grec de la métallurgie, Héphaïstos. Et son implantation n'a pas été choisie au hasard, puisque le bâtiment se trouve à Cherbourg, près du futur EPR de Flamanville.

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« L'idée est d'adapter, à la maille régionale, l'offre de formation et les besoins en recrutement. Or, même si la Normandie concentre 15% des emplois de la filière nucléaire aujourd'hui, on n'y trouve que 6% des offres de formation. On cherche donc à combler ce déséquilibre », souligne Hélène Badia.

En tout, l'UMN a ainsi participé, aux côtés des entreprises du secteur, à créer « une dizaine de formations » dans la région, de la soudure à l'ingénierie en passant par la chaudronnerie.

Même chose dans les Hauts-de-France, où le collectif a conçu « en quelques mois » un titre de soudeur avec un lycée professionnel à Dunkerque, situé à moins d'une demi-heure en voiture des six réacteurs nucléaires de Gravelines.

« Pôle Emploi nous a aidés à recruter des personnes en reconversion, pour lesquelles nous avons monté une formation adaptée. Et les entreprises de la filière, qui travaillent avec EDF sur le Grand Carénage [le programme visant à allonger la durée de vie des centrales, ndlr] à Gravelines, se sont engagées à les embaucher », développe Hélène Badia.

L'organisation a d'ailleurs su tisser sa toile dans toute la France, et compte 26 lycées partenaires (+16 en 2022).

Opération séduction

Ce n'est pas tout : avec 2,3 millions d'euros déployés sur 3 ans dans le cadre de France Relance, l'Etat a également mis en place une bourse d'étude dans le nucléaire, avec 200 étudiants bénéficiant de 600 euros par mois. De quoi attirer de nouveaux profils, espère Hélène Badia : « Au-delà des boursiers en question, cela permet de toucher l'ensemble des promotions. Car dans les conventions, il est prévu d'emmener toute la classe à des visites de centrale, d'usine ou d'entreprise dans le nucléaire, ou encore d'organiser des interventions en école, par exemple », note la présidente de l'UMN.

Une opération séduction prise, là aussi, à bras-le-corps par la filière. Et pour cause, « le gros enjeu n'est pas tant de créer des formations que de renforcer leur attractivité », insiste Hélène Badia.

« Il ne s'agit pas d'un problème spécifique au nucléaire, puisque toutes les filières techniques et scientifiques sont concernées, notamment pour les jeunes femmes », abonde Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d'énergie nucléaire (Sfen), le syndicat de promotion de l'atome civil.

D'autant que la loi de 2015, qui prévoit toujours de fermer des réacteurs en France sans en construire de nouveaux, n'arrange pas les choses. « A cet égard, la relance annoncée par Emmanuel Macron est un formidable levier d'attractivité. Ce qui importe pour embaucher, c'est de promettre un avenir aux gens qu'on recrute ! », estime Valérie Faudon.

Dans cette perspective, l'État a ainsi mis la main au portefeuille : le 19 février, l'opérateur de compétences interindustriel OPCO 2i, rassemblant 32 branches professionnelles, a lancé une vaste campagne de communication de 15 millions d'euros baptisée « Avec l'industrie », pour changer l'image des métiers manufacturiers. L'UMN ne chôme pas non plus, et a conçu l'an dernier le site monavenirdanslenucléaire.fr, en lien avec Pôle Emploi. « Sur ce portail, on décrit tous les métiers avec des vidéos qui donnent envie, et on recense l'offre de formations menant à ces métiers. Il y a même un quiz d'orientation ! », précise Hélène Badia. Signe de l'ébullition en cours, Pôle Emploi a d'ailleurs organisé du 6 au 10 mars 2023 la « semaine des métiers du nucléaire », un immense événement qui s'est tenu dans toute la France. « Cela fait grand bruit. Plus de 150 événements ont été mis en place pour parler de nos métiers, nos formations et nos offres d'emplois ! », s'enthousiasme l'ingénieure de formation.

L'atome retrouve des couleurs

Et même si Pôle Emploi n'a pas encore communiqué sur les chiffres d'affluence, le bilan de l'événement sera très probablement positif, si l'on en croit les acteurs du secteur. « Il y a encore deux ou trois ans, on voyait beaucoup de parents dissuader leurs enfants lorsqu'ils se dirigeaient vers les stands ''nucléaire'' aux forums des métiers, en leur expliquant qu'il n'y avait pas d'avenir dans ce secteur. Mais au Mondial des métiers de Lyon qui s'est tenu en décembre dernier, par exemple, le très grand stand sur les métiers du nucléaire n'a pas désempli ! », sourit Valérie Faudon.

 Même son de cloche côté UMN.

« Depuis trois ans, une école d'ingénieurs à Douai propose un module facultatif sur le nucléaire. Alors qu'au début, personne ne voulait y aller, aujourd'hui ça se bouscule au portillon ! », assure Hélène Badia.

Au point que le collectif s'apprête à le dupliquer dans une dizaine d'autres écoles volontaires. Il faut dire que d'Orano à Framatome, en passant par l'autorité de sûreté nucléaire (ASN) ou EDF, de nombreux intervenants extérieurs savent vanter les mérites d'un parcours dans l'atome civil, d'autant plus porteur avec les annonces récentes.

Pour que la mayonnaise prenne, ceux-ci peuvent d'ailleurs compter sur un argument de taille en ces temps d'urgence climatique : le nucléaire émet très peu de dioxyde de carbone, à l'origine du réchauffement de l'atmosphère terrestre. « C'est excitant pour les jeunes que ce soit une énergie bas carbone ! », juge Valérie Faudon. Reste à voir si ce nouveau souffle suffira à relever l'immense défi du renouvellement des compétences, après des années de perte de vitesse pour l'atome civil tricolore.

Lire aussiLe nucléaire est-il menacé par le réchauffement climatique ?

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Commentaires 5
à écrit le 17/03/2023 à 13:42
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Aucun réacteur nucléaire depuis 20 ans en France ? Vous plaisantez, cela fait 20 ans que notre incompérant nucléaire essaie d'en mettre un seul en marche à Flamanville sans y arriver et vous auriez voulu en voir patiner combien dans la choucroute du...

à écrit le 17/03/2023 à 13:39
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Aucun réacteur nucléaire depuis 20 ans en France ? Vous plaisantez, cela fait 20 ans que notre incompérant nucléaire essaie d'en mettre un seul en marche à Flamanville sans y arriver et vous auriez voulu en voir patiner combien dans la choucroute du...

à écrit le 17/03/2023 à 9:41
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Mon fils ingénieur Mines de Nantes option nucléaire 4 ans de petits contrats intérim de 4 à 10 mois avec des trous , payé au lance pierre chez Aréva et EDF. Aujourd'hui controleur aérien. Il n'est pas pret de revenir dans le nucléaire.

le 17/03/2023 à 13:42
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Vous devriez lui conseiller les renouvelables, les vrais métiers d'avenir dans l'énergie. Serge Rochain

à écrit le 17/03/2023 à 9:41
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Mon fils ingénieur Mines de Nantes option nucléaire 4 ans de petits contrats intérim de 4 à 10 mois avec des trous , payé au lance pierre chez Aréva et EDF. Aujourd'hui controleur aérien. Il n'est pas pret de revenir dans le nucléaire.

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