Modification des habitats naturels, surexploitation des ressources ou invasion d'espèces exotiques : en plus de leurs effets sur le dérèglement climatique, les activités humaines perturbent la faune et la flore partout sur le globe. Une problématique aux conséquences majeures, reconnue en 2020 par le Forum Economique Mondial comme l'un des plus grands risques sur la planète, aux côtés de la propagation de virus ou du changement climatique. D'autant que ces sujets se croisent, aggravant encore l'impact de chacun : plus de 10% des émissions annuelles de gaz à effet de serre sont séquestrées par la biodiversité terrestre et marine, véritable puits de carbone. Et les atteintes à celle-ci favorisent l'apparition de zoonose, à l'origine de maladies infectieuses comme le Covid-19.
Pourtant, le déclin se poursuit inlassablement, à un rythme sans précédent dans l'histoire de l'humanité : depuis 1970, selon le WWF, 68% des vertébrés ont disparu, et depuis 30 ans, c'est 75% des insectes qui ont été effacés de la surface du globe.
Des risques colossaux
Mais dans le monde économique, l'urgence détonne avec les actes : concentrées sur leurs émissions de gaz à effet de serre, force est de constater que les grandes entreprises n'ont pas encore mis la préservation de la biodiversité en haut de leur agenda. Un « décalage » mis en avant par le Boston Consulting Group (BCG) et ChangeNow avec le soutien de l'INSEAD, auteurs d'une nouvelle étude sur l'intégration de cette problématique dans les stratégies des groupes du CAC 40. Les résultats sont préoccupants : en 2020, alors que 33% de ces entreprises avaient élaboré une stratégie spécifique concernant la préservation de la biodiversité, seulement 5% d'entre elles ont déclaré dans leur rapport annuel que son érosion avait un « impact élevé » pour les actionnaires et les parties prenantes.
Les risques sont pourtant colossaux, avertissent les auteurs. Et constituent une épée de Damoclès qui plane au-dessus de la plupart des sociétés. « Dans le domaine agricole, par exemple, on assiste à une augmentation des pandémies parmi les espèces cultivées. Comme pour le citron en Amérique, qui a perdu plus de 30% de rendement en 20 ans », illustre Francesco Bellino, directeur associé du BCG.
Par ailleurs, l'appauvrissement des ressources induites par la perte de biodiversité altère les chaînes d'approvisionnement de matières spécifiques dans certains secteurs d'activités. Et les conséquences sociales sont aussi nombreuses : « Dans certains pays émergents, la déforestation entraîne des conditions de vie difficiles pour les populations locales, les poussant à se déplacer », note Francesco Bellino. Autant d'aléas aux retombées économiques majeures : près de la moitié du PIB mondial dépendrait de la biodiversité, dont les pertes ont été évaluées par le cabinet de conseil à « 5 à 25 trillions de dollars par an », assure son directeur associé.
« Toutes les entreprises sont concernées par ce sujet, et courent un risque à ne pas agir. En première ligne l'agriculture, les secteurs primaires, la mode ou le transport, mais pas que : chacune des industries peut aujourd'hui y perdre des possibilités pour son développement », souligne Francesco Bellino.
Manque d'une définition commune
Alors, face à un tel danger, qu'est-ce qui explique cette inaction ? Pour définir leur stratégie, les entreprises ont besoin d'indicateurs fiables et d'outils de mesures d'impact. A cet égard, la tonne équivalent CO2 a joué un rôle déterminant dans la prise de conscience des enjeux liés au changement du climat, et constitué un levier dans la mise en oeuvre d'actions concrètes.
Mais aujourd'hui, la thématique de la biodiversité reste plus dure à saisir que celle du réchauffement. « Ce dernier est posé par une équation simple : produire trop de gaz à effet de serre dans l'atmosphère. Il est assez facile de mesurer son impact en la matière. Alors qu'il y a plein de manières différentes de faire du mal à la biodiversité » explique-t-on à l'INSEAD.
Depuis 2017, l'obligation de reporting extra-financier, inséré dans le rapport de gestion des entreprises pour présenter leurs actions en matière de Responsabilité Sociale d'Entreprise (RSE), intègre bien la question de la biodiversité. Mais il n'existe toujours pas de définition commune ou de méthodologie unique. « C'est très fragmenté : chacun joue avec des indicateurs différents, ce qui rend la comparabilité difficile », précise Francesco Bellino. Avec des « spécificités qui varient localement » et une large variété d'écosystèmes à considérer, la plupart des acteurs ne s'y retrouvent pas. Ainsi, seules 4% des entreprises se sentent « bien informées sur les actions qu'elles devraient mettre en place » en la matière, rapporte l'étude.
Avantages comparatifs
Ce qui ne signifie pas dire que chaque entreprise ne doit pas avancer en interne sur le sujet, précisent les auteurs. « Celles qui prennent en compte la biodiversité dans leur stratégie auront l'avantage du « first mover », et verront de nouvelles opportunités de marché s'ouvrir. Ce n'est pas qu'une contrainte à gérer », fait valoir Katell Le Goulven, directrice exécutive du Hoffmann Global Institute Business and Society à l'INSEAD. « Cela peut créer un sentiment de fierté et d'appartenance, attirer de nouveaux talents, et permettre de se diversifier », ajoute Kevin Tayebaly. Autant d'avantages comparatifs pour les compagnies pionnières, qui pourront aussi voir leurs coûts de financement diminuer, affirme l'étude.
« Pour protéger le climat, la sphère financière s'équipe aujourd'hui afin de proposer aux entreprises des produits de financements à taux favorable, sous respect de certains indicateurs de performance environnementale. Alors que l'Europe travaille sur une structuration et une définition de la biodiversité, celle-ci suivra. D'ici 3 à 5 ans, il y aura probablement un cadre de règles et de mesures sur lesquelles le secteur financier pourra construire des produits à taux avantageux », développe Francesco Bellino.
Demandes pressantes
Car la pression des gouvernements et des institutions monte sur le sujet, à quelques mois du Congrès mondial de la Nature, organisé par l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) à Marseille, et de la COP 15 sur la biodiversité qui se tiendra en octobre à Kunming (Chine).
D'autant que la demande émane de plus en plus directement des consommateurs : selon une étude du BCG menée en mai 2020, la crise du Covid-19 a accéléré la sensibilité du public vis-à-vis des sujets environnementaux, notamment liés à la faune et la flore. « Dans la grande consommation, les équipes marketing des entreprises s'intéressent peu à peu aux impacts sur la biodiversité de leurs produits, afin de les communiquer aux acheteurs, qui accorderont au produit une valeur plus élevée du fait de sa responsabilité intégrée », conclut Francesco Bellino.
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