LA TRIBUNE - Du 11 au 24 octobre prochain aura lieu la COP 15 sur la biodiversité à Kunming en Chine. Où en est-on sur ce sujet sensible ?
VÉRONIQUE ANDRIEUX - Nous assistons à une perte alarmante de biodiversité. Depuis 1998, le WWF publie tous les deux ans le Rapport Planète Vivante, qui mesure l'état de la biodiversité mondiale. En 50 ans, nous avons perdu 68 % du nombre de vertébrés sauvages dans le monde. Les trois quarts des systèmes terrestres et les deux tiers des systèmes marins sont dégradés. La première des causes de cette perte de vivant, c'est le modèle industriel d'agriculture, fondé sur la monoculture et l'utilisation massive d'intrants chimiques. Depuis un an, nous faisons face à une crise sanitaire dont les racines du mal sont à chercher dans la déforestation qui force les animaux sauvages à côtoyer les humains, ce qui déclenche des zoonoses. En continuant à déforester, nous créons les conditions idéales pour la prochaine pandémie. Or, il existe des solutions pour produire des aliments sans couper les forêts : friches industrielles à réhabiliter, terres dégradées que l'on pourrait restaurer, etc.
Quelle est la responsabilité des entreprises dans ces atteintes à la biodiversité ?
Elle est considérable. Nous pensons qu'il faut élever le niveau de contrainte réglementaire et législative. Le WWF milite avec d'autres ONG pour la création d'une réglementation européenne qui interdise la mise sur le marché européen des produits liés à la déforestation. Soyons clair : nous ne cherchons pas à interdire toutes les importations, mais à garantir que les matières premières importées (soja, huile de palme, bois, bœuf, etc.) ne sont pas responsables de la destruction des écosystèmes. C'est un projet en cours sur lequel travaille actuellement la Commission européenne et qui devrait aboutir au premier semestre 2022, au moment de la présidence française du Conseil européen. C'est pourquoi nous demandons à la France d'user de tout son poids pour rehausser le niveau d'ambition et d'efficacité de cette future législation afin qu'elle soit à la hauteur des enjeux.
Comment faire comprendre au monde économique que la lutte pour la préservation de la biodiversité est dans son intérêt ?
Des études récentes comme The Economics of Biodiversity du Dasgupta Review (rapport indépendant dirigé par un professeur de l'Université de Cambridge), ceux de l'IPBES (The Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, une organisation intergouvernementale) ou notre étude Global Futures Report démontrent que le coût économique du déclin de la nature est énorme : il équivaudrait à 480 milliards de dollars par an. L'OCDE a aussi estimé la valeur des services écosystémiques fournis par la biodiversité, c'est-à-dire tout ce que la nature offre gratuitement à l'homme, soit entre 125 et 140 000 milliards de dollars par an. Ce qui veut dire que les activités économiques dans leur majorité sont corrélées à l'état de santé de la nature. Certains secteurs, comme la médecine ou le tourisme, sont directement impactés par la perte de biodiversité.
Les entreprises françaises sont-elles plus ou moins vertueuses que leurs homologues étrangères en ce qui concerne la protection de la biodiversité ?
Je ne sais pas car nous ne réalisons pas de ranking. En revanche, nous essayons d'agir sur les lois et de transformer les pratiques des entreprises, en développant des outils et des métriques pour les aider à améliorer leur impact environnemental. Nous avons ainsi noué des partenariats avec des groupes en pointe sur cette question au sein de leur industrie. L'idée étant de créer un effet d'entraînement pour que l'ensemble de la filière évolue vers des pratiques mieux-disantes.
Pouvez-vous donner des exemples de ces sociétés leaders ?
Nous avons lancé en 2019 avec le Groupe Michelin la Plateforme Internationale pour un Caoutchouc Naturel Durable pour faire évoluer l'ensemble de la chaîne de valeurs. Depuis, une quarantaine d'acteurs majeurs ont rejoint cette plateforme. Nous avons noué plusieurs partenariats transformationnels avec des acteurs qui sont moteurs pour toute leur industrie. Par exemple, nous travaillons avec Sodexo. Mais ce qui nous intéresse, ce n'est pas juste que Sodexo change, mais qu'elle crée une sorte de benchmark en deçà duquel ses concurrents et parties prenantes ne descendront pas.
Les entreprises vous consultent-elles pour améliorer leurs pratiques en matière de biodiversité ?
Oui, nous sommes partenaires d'une trentaine d'entreprises et fondations. On connaît déjà le capital financier, le capital humain mais il existe aussi un capital nature. Nous nous battons pour des activités économiques compatibles avec les limites planétaires. Pour ce faire, il existe de nombreux instruments de capital naturel à soutenabilité forte visant à améliorer la « performance biodiversité » des entreprises » : Care-TDL, One Planet Living, ou les Science-Based Target Network. Certaines entreprises avancent dans l'intégration du capital naturel dans les modèles de comptabilité en triple capital. Plus largement, le WWF œuvre pour la préservation de la nature à travers la production de connaissances « science based ». Nous proposons d'établir et de hiérarchiser les enjeux climat et biodiversité sur l'ensemble de la chaîne de valeur, pour atteindre la neutralité carbone et tendre vers un impact positif sur la nature.
Vos actions et celles des autres ONG sont-elles suffisantes pour infléchir les pratiques des entreprises ?
Les dangers du dérèglement climatique sont beaucoup mieux appréhendés par les sociétés que la perte de biodiversité, pour laquelle nous ne sommes encore qu'au début. Nous essayons d'agir sur les termes du débat, pour que l'on cesse d'opposer performance économique et environnementale. Lorsqu'on est un dirigeant, il faut avoir une vision à moyen et long terme, et donc développer une stratégie d'entreprise. Il est primordial de comprendre que si les ressources naturelles sont exploitées au-delà des capacités d'absorption de la planète, c'est la pérennité du modèle économique qui est mis en danger. Nous essayons de véhiculer l'idée, en s'appuyant sur des données concrètes, que c'est dans le propre intérêt de l'entreprise et de l'économie en général de changer de logiciel. Dans le cas des ressources halieutiques, quand un gouvernement accorde des subventions à des chalutiers industriels qui vont aller pêcher toujours plus loin et plus profond, il empêche les stocks de se renouveler, et menace la survie de toute la filière.
Existe-t-il néanmoins des raisons d'être optimiste sur ce sujet de la protection de la biodiversité ?
Oui, il y a des signaux faibles qui montrent une prise de conscience de la part du monde économique. Dans le dernier Global Risks Report publié par le Forum Économique Mondial, pour la première fois, la perte de biodiversité est identifiée dans le top 5 des risques majeurs. Ce n'est pas une question de positionnement idéologique mais un fait établi. De plus en plus d'économistes embrassent ce genre d'approche. Le Secrétaire Général des Nations Unies a fait des déclarations à plusieurs reprises dans ce sens. Ce n'est plus un sujet à la marge, qui serait porté uniquement par des ONG environnementales.
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