Les espèces envahissantes, un fléau qui coûte des milliards

Selon une étude encore jamais menée à cette échelle, les pertes engendrées par les espèces exotiques invasives s’élèveraient à 1.300 milliards de dollars entre 1970 et 2017. Pourtant, la lutte contre leur propagation reste marginale.
Marine Godelier
Les piqûres de la fourmi de feu, qui engendrent parfois un choc anaphylactique, entraînent des dizaines de milliers d'hospitalisations par an.
Les piqûres de la fourmi de feu, qui engendrent parfois un choc anaphylactique, entraînent des dizaines de milliers d'hospitalisations par an. (Crédits : Florence Bardin (Agence F))

A Porto Rico, dans les Caraïbes, une grenouille endémique au coassement bruyant est devenue l'un des symboles vantés par l'île. Pourtant, 10.000 kilomètres plus loin, sur celle d'Hawaï, elle s'est plutôt transformée en cauchemar. Au coucher du soleil, le refrain du soir de ce petit envahisseur reprend inlassablement, dans une cacophonie infernale. Introduits par accident sur la « Big Island » à la fin du vingtième siècle, ces minuscules amphibiens se comptent désormais en dizaines de millions. Et leur prolifération va de pair avec la chute de l'immobilier.

En Europe, c'est un autre genre d'espèce importée qui fait grincer des dents. Les jussies rampantes, ces plantes aquatiques à la belle fleur jaune vif, s'y répandent à une vitesse éclair. Introduites au 19ème siècle de l'Hémisphère Sud pour ornementer les bassins, elles ont depuis colonisé les berges. Dégradant sur leur passage la qualité des eaux.

Un coût astronomique

Leur point commun ? Ce sont des espèces exotiques envahissantes. C'est-à-dire, introduites par l'humain dans un nouveau milieu, volontairement ou non, qui deviennent nuisibles et menacent leur nouvel habitat. Elles comprennent des organismes aussi divers que le moustique tigre, la fourmi de feu, la moule zébrée ou encore le rat noir. Sur le Grand Continent, par exemple, on trouve environ 14.000 espèces exotiques, dont près de 5.000 sont envahissantes.

En bouleversant l'écosystème local, elles entraînent des coûts immenses. Selon une étude encore jamais menée à cette échelle, ceux-ci s'élèvent à pas moins de 1.300 milliards de dollars entre 1970 et 2017 dans le monde entier. Si l'on se concentre sur cette dernière année seulement, ces pertes représentent 162 milliards de dollars. Une somme vingt fois supérieure aux budgets combinés de l'OMS et du Secrétariat de l'ONU pour la même période. Et qui dépasse largement le PIB de 50 des 54 pays du continent africain. Surtout, le chiffre, déjà astronomique, suit une courbe à la croissance exponentielle : il triple à chaque nouvelle décennie.

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Des milliers de données standardisées

Pour parvenir à ce résultat, des chercheurs issus des quatre coins du globe ont compilé 850 travaux de recherche existants sur les pertes économiques induites par les espèces exotiques envahissantes. De l'analyse des coûts de gestion des mammifères dans les îles japonaises en 2005, à la modélisation des pertes agricoles de l'ambroisie en Europe, tout a été passé en revue. Cependant, « les études n'étaient pas comparables. Il nous fallait une méthodologie solide de standardisation », explique Franck Courchamp, écologue et chercheur, qui a participé au projet.

Est alors née une nouvelle base de données, Invacost, nourrie par 100 experts issus de 39 pays. « Ils ont standardisé près de 2.500 données, pour pouvoir les comparer et les classer selon une quarantaine de variables définies. Comme l'espèce, la région, le type de milieu, le secteur économique, etc », précise Franck Courchamp. Le consortium a ainsi obtenu, pour la première fois au monde, une synthèse de tous les coûts rapportés pour les invasions biologiques, partout sur terre, toutes espèces confondues. Publiée mercredi 31 mars dans la revue Nature, l'étude a été dirigée par des scientifiques du CNRS, de Paris-Saclay et de l'AgroParis Tech.

Dégâts multi sectoriels

Mais à quoi cette somme astronomique est-elle due ? En bouleversant l'écosystème, ces milliers d'envahisseurs entraînent des pertes immenses en terme de biodiversité. Ils représentent d'ailleurs la seconde cause d'extinction d'espèces dans le monde. « La plupart des animaux et végétaux introduits ne survivent pas dans un nouvel écosystème. Mais lorsqu'ils s'établissent, ils prennent généralement la place d'un autre, voire souvent de plusieurs », explique Franck Courchamp.

Et leur prolifération touche aussi les sociétés humaines : « Ils altèrent la foresterie, l'agriculture, ou encore la santé, le tourisme et l'immobilier », développe le scientifique. Par exemple, les moules zébrées aux Etats-Unis « ont causé plus de 9 milliards de dollars de dégâts dans les grands lacs ». Autre source d'inquiétude outre-Atlantique : la propagation de la longicorne asiatique, dont les ravages sur les forêts ont été estimés à près de 40 milliards de dollars. Les Etats-Unis sont le pays qui a subi les plus grandes pertes économiques : jusqu'à 550 milliards de dollars, selon l'étude.

L'Australie n'est pas en reste : des lapins importés y ont engendré « plusieurs milliards de dollars » en perte d'agriculture. Et alors que le phalanger-renard y est menacé, chez son voisin, la Nouvelle-Zélande, la population souffre de la prolifération du petit marsupial, qui détruit les arbres sur son passage et transmet aux vaches la tuberculose.

Le volet sanitaire n'est pas à négliger : dans plusieurs régions du monde, les piqûres de la fourmi de feu, qui entraînent parfois un choc anaphylactique, entraînent des dizaines de milliers d'hospitalisations par an. « Sans parler du moustique, responsable de dizaines de milliers de morts », ajoute Franck Courchamp.

Un coût probablement sous-estimé

Pourtant, le sujet « reste très méconnu du grand public et des décideurs », regrette le chercheur Christophe Diagne, qui a participé au projet Invacost. « Les montants liés à la prévention, la surveillance et la lutte contre leur propagation restent marginaux par rapport aux coûts des dégâts », s'inquiète-t-il. En France, ils font pourtant partie de la Stratégie nationale pour la biodiversité 2011-2020. Il y existe bien une liste noire, qui répertorie une soixantaine d'espèces dont l'introduction est interdite, fixée au niveau européen. Mais, pour les scientifiques, c'est insuffisant. « En Nouvelle-Zélande, par exemple, c'est l'inverse : des listes blanches précisent les espèces autorisées, s'il est démontré qu'elles ne sont pas problématiques. Ici, il faut attendre de faire face au problème pour réagir », déplore Franck Courchamp.

Des lacunes d'autant plus préoccupantes que le coût révélé par l'étude est très probablement « largement sous-estimé », signale le scientifique. « Nous avons été très conservatifs dans l'analyse. Nous l'avons restreinte aux données les plus robustes, c'est-à-dire environ 55% du sous-jeu de la grande base dont nous disposions », assure-t-il. « Si l'on avait pris l'intégralité, le coût de 1.000 milliards de dollars aurait pu quadrupler assez facilement. »

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En outre, d'autres pertes n'y figurent pas, du fait d'un manque de recherche et d'accessibilité des données dans certains pays tiers, notamment en Afrique et en Asie. Enfin, de nombreuses espèces y échappent. « Par exemple, les rongeurs ne sont pas identifiés comme des exotiques envahissants, alors qu'ils provoquent des dégâts conséquents. Et contrairement à ce que l'on pourrait penser, en France, une partie d'entre eux sont bien exotiques. Les rats, par exemple, ont été importés à la fin du 18ème siècle », souligne Christophe Diagne.

Agir vite

Face à un tel bilan, les scientifiques tirent la sonnette d'alarme : « Les invasions devraient être évitées, gérées et étudiées. L'impact économique n'est que secondaire, les pertes sur la biodiversité sont plus inquiétantes. [...] Quelle est la valeur d'une espèce éteinte ? Certains coûts ne sont pas estimables », lance Franck Courchamp.

Pour s'y attaquer, ils préconisent d'appliquer des stratégies de prévention, comme l'installation de plateformes de surveillance sur le territoire, « de manière à identifier si des individus seront importés d'une zone A à une zone B », explique Christophe Diagne.

Quant aux espèces déjà installées, « il faut mettre en place des systèmes de contrôle durable dans l'environnement envahi », recommande le chercheur. « Le changement climatique va encore augmenter le risque que des espèces exotiques survivent, s'établissent et bouleversent les écosystèmes. Malheureusement, il n'y a pas de stratégie miracle. Mais plus tôt on agit, moins cher et plus efficace ce sera », conclut-il.

Marine Godelier

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Commentaires 6
à écrit le 01/04/2021 à 17:10
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C'est pas nouveau, poisson chat importé des US en 1880 par un français ,perche soleil ,écrevisses américaine qui détruit les rives , tortue de Floride qui pullulent dans les étangs parisiens.

à écrit le 01/04/2021 à 9:20
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La France possédait à une époque la meilleur gestion de commerce de plantes de toutes sortes, tout le monde achetait français car les produits venant d'ailleurs étaient isolés pendant plusieurs mois afin d'éviter justement que des espèces végétales o...

à écrit le 31/03/2021 à 21:26
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Et l'avion qui permet de faire circuler les virus est une espèce invasive, nocive.

à écrit le 31/03/2021 à 19:42
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On parle bien des espèces LREM/Modem et Ecolo, nous sommes d'accord ? 😁

à écrit le 31/03/2021 à 18:52
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L'espèce la plus envahissante est bien l'espèce humaine qui simplifie le monde autour de lui en complexifiant les moyens d'y parvenir!

à écrit le 31/03/2021 à 18:45
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En premier lieu l'humain

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