Après vingt-cinq ans ans d'existence, le marché européen de l'électricité vit-il ses derniers jours ? Depuis sa libéralisation en 1996 en tout cas, jamais un choc ne l'aura autant éprouvé. De fait, alors que les prix de l'énergie, déjà engagés dans une course folle depuis l'automne dernier, continuent de grimper en flèche avec la guerre russo-ukrainienne, son fonctionnement se trouve aujourd'hui remis en cause.
Notamment par la France, qui n'a d'ailleurs jamais vraiment adhéré à la manière dont ce marché s'est construit. Et pour cause, dans ce système interconnecté, les prix de l'électricité à l'échelle des Vingt-Sept restent fortement sensibles au prix du gaz, dont les cours ont eux aussi explosé ces derniers mois (même si ni la Russie ni l'Europe n'ont encore coupé l'alimentation des pipelines). Y compris dans l'Hexagone, où la production d'électricité dépend pourtant peu des énergies fossiles, mais principalement du nucléaire et de l'hydraulique.
Un paradoxe « aberrant », selon le ministre de l'Economie, Bruno le Maire, qui semble bien décidé à découpler les prix des hydrocarbures de ceux de l'électricité nucléaire, afin de « contenir la facture » des Français. Après avoir soumis aux ministres des Finances européens un débat sur une possible réforme, le sujet est désormais dans les tuyaux.
« D'ici la mi-mai, la Commission [européenne] présentera des options visant à optimiser l'organisation du marché de l'électricité, afin qu'elle soutienne mieux la transition écologique », a en effet annoncé Emmanuel Macron vendredi, lors de son discours de clôture du sommet européen de Versailles.
Mais quelles sont les alternatives ? « Il y en a en réalité très peu, sauf à revenir en arrière, et, selon les différents échos qui circulent à Bruxelles, les adaptations auxquelles pense la Commission resteraient mineures et ne remettraient pas en cause la directive de 1996 », glisse à La Tribune André Merlin, ancien haut dirigeant chez EDF et ex-président du conseil de surveillance du gestionnaire de réseau national de transport d'électricité RTE.
Indexation aux prix du gaz
Avant tout, il faut comprendre la manière dont le marché européen fonctionne. Concrètement, son principe est celui de la vente au coût marginal, c'est-à-dire que les prix au mégawattheure (MWh) dépendent du coût nécessaire à la mise en route de la toute dernière centrale appelée afin de répondre à la demande dans chaque Etat membre, notamment aux heures de pointe.
« Or, c'est généralement une centrale au gaz fossile ou au charbon, appelée en dernier recours en Allemagne, par exemple. Et l'ensemble des prix de l'électricité dans l'UE s'indexeront en fonction, peu importe leur origine », précise Nicolas Goldberg, manager Energie à Columbus Consulting.
Résultat : quel que soit leur mix national, ou presque, tous les pays subissent peu ou prou la même hausse, liée à la flambée des prix des hydrocarbures. Jusqu'à flirter aujourd'hui avec les 350 euros le mégawattheure (MWh)... contre près de 45 euros/MWh l'été dernier.
« Cela tient à la nature physique de l'électricité. On ne peut pas la stocker et, d'une heure à l'autre, son prix peut varier énormément. D'où la construction de ce marché, qui doit permettre d'assurer des ajustements en fonction de l'offre et de la demande à chaque instant. Forcément, cette libéralisation va de pair avec une forte volatilité », précise Jacques Percebois, directeur du Centre de Recherche en Economie et Droit de l'Energie (CREDEN).
Jouer sur l'offre de gaz et la demande d'électricité
Dans ces conditions, plutôt que de renoncer à ce marché interconnecté, l'exécutif européen proposera probablement de réduire le coût d'accès au gaz pour les Vingt-Sept, en procédant à des achats groupés. « Cela signifie que plusieurs Etats membres se réuniraient pour obtenir de meilleurs prix, puis partageraient les stocks sur le territoire », développe Jacques Percebois. Dans la même logique, la Commission pourrait également revoir les clauses d'indexation du prix du gaz, aujourd'hui complètement dépendant du marché "spot" très volatile, et le coupler, par exemple, au prix du pétrole « dont les variations restent moins fortes et moins rapides ».
Par ailleurs, jouer sur l'offre d'hydrocarbures n'est pas la seule option : Bruxelles s'attaquera aussi, en tout état de cause, à la demande d'électricité.
« Si l'on arrive à éviter une trop forte consommation d'électricité, cela atténuera mécaniquement le recours au gaz, appelé aux heures de pointe pour en produire », explique le directeur du CREDEN.
Pour ce faire, la Commission, qui prône déjà l'efficacité énergétique notamment dans les logements, pourrait aussi favoriser les contrats d'effacement. C'est-à-dire une réduction provisoire de la consommation de certains sites industriels, afin de lisser la courbe de charge.
Renoncer au système des enchères à prix limités
Mais au-delà de ces adaptations cosmétiques, l'exécutif bruxellois pourrait aller plus loin. Et revoir le mécanisme même des enchères sur le marché "spot", qui aboutit à ce que toutes les centrales soient payées au prix d'équilibre déterminé par le coût de la dernière unité appelée en renfort.
« On peut imaginer un système discriminant dans lequel les centrales reçoivent le prix qu'elles ont demandé, et pas celui de la dernière centrale retenue. La rémunération des centrales nucléaires serait donc moindre par rapport au prix actuel du gaz », fait ainsi valoir Jacques Percebois.
Reste que les effets pervers seraient nombreux. « Ce qu'on gagne d'un côté sur le court terme, on risque de le perdre de l'autre. Car les installations nucléaires récupéreraient leurs coûts de fonctionnement, mais pas les coûts fixes, nécessaires pour mener des investissements », ajoute le chercheur. Sans compter que chacun des producteurs pourrait être tenté de demander plus que ses simples frais de fonctionnement... ce qui ferait gonfler artificiellement les tarifs. « C'est intellectuellement séduisant, mais très compliqué à mettre en place », note Jacques Percebois.
Limiter le rôle du marché de gros
Enfin, au vu du choc actuel, les Vingt-Sept pourraient décider, purement et simplement, de mettre un coût d'arrêt au marché de gros unique, en le transformant en un simple marché d'ajustement aux frontières. « Il y aurait alors un système de rémunération des centrales par le marché de capacité, c'est-à-dire fondé sur la puissance et non pas sur la production au kWh », souligne le chercheur.
« Concrètement, cela voudrait dire : chacun reste chez soi et fait son propre marché, à l'exception d'échanges d'appoint sur des petites quantités. Mais c'est tout le contraire de l'objectif initial porté par la Commission européenne ! », précise-t-il.
D'autant que la France dépend actuellement de ses voisins pour passer la fin de l'hiver. « Sans l'Allemagne, on ne passerait pas la pointe. On a fermé des réacteurs, temporairement ou définitivement, et on n'a plus assez de capacités. Il faut se rappeler que l'interconnexion n'a pas que des inconvénients, et qu'on en tire aussi parti », conclut Jacques Percebois.
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Valérie Pécresse demande à débrancher la France du marché européen
A moins d'un mois du premier tour de la Présidentielle, la candidate LR, Valérie Pécresse, est allée encore plus loin que le gouvernement, et a demandé de « déconnecter par décret le prix de l'électricité en France du prix du marché européen, qui lui est indexé sur le gaz ». Autrement dit, l'actuelle présidente de la Région Île de France propose tout bonnement de se couper du système d'interconnexion européen, afin de profiter du mix électrique largement décarboné et plutôt bon marché de l'Hexagone. De fait, cette déconnexion temporaire est bien prévue dans la directive de 1996, puisqu'il est possible d'invoquer des cas de force majeure dans des circonstances exceptionnelles telles que celle connue aujourd'hui. Mais cette option est loin de régler un problème aussi complexe. Car si la France continue d'exporter une bonne partie de son électricité, elle a besoin de faire appel à l'étranger à certaines heures de la journée, lors des périodes de pointe. « Il est possible de demander aux citoyens de consommer moins le matin et le soir, en revenant à une logique de chasse au gaspi, mais cela risque de ne pas suffire », fait valoir Jacques Percebois.
Sans compter que le signal serait très mauvais politiquement, à l'heure où l'Union européenne entend renforcer sa cohérence et sa solidarité face à la guerre russo-ukrainienne.
Enfin, la mesure ne pourrait être qu'éphémère, sans quoi cela signifierait que la France renonce une fois pour toute à l'application de la directive de 1996. Ce qui enverrait un message extrêmement fort aux Vingt-Sept, et pourrait ouvrir la voie, dans d'autres domaines, à un détricotage des textes européens par certains des Etats membres.
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