Il y a un an, de tels niveaux de prix auraient été considérés comme affolants ; aujourd'hui, ils suscitent la convoitise : en Espagne et au Portugal, le mégawattheure (MWh) d'électricité s'échange depuis quelques mois entre 150 et 250 euros sur le marché au comptant (où les traders achètent et vendent la veille pour le lendemain)...tandis qu'il flirte avec les 300-450 euros dans une France prise au dépourvu. Et pour cause, en mai dernier, la péninsule ibérique a décidé de prendre les devants et mettre fin à une flambée des cours incontrôlable, et a plafonné le prix du gaz utilisé pour générer de l'électricité.
Sur le papier, l'idée a de quoi séduire. Il faut même « l'étendre à l'ensemble de l'Europe », pressent désormais le gouvernement français et le Medef. Le but : « découpler les prix du gaz et de l'électricité » et « avoir des factures beaucoup plus modestes », a souligné mercredi le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire. Le même jour, la Commission européenne s'est d'ailleurs montrée ouverte à la discussion : « nous sommes prêts à discuter de l'introduction d'un plafond temporaire », a fait savoir sa présidente, Ursula Von Der Leyen, dans un courrier envoyé aux Vingt-Sept.
Et pourtant, plusieurs experts tirent la sonnette d'alarme. Car par-delà les Pyrénées, le prix réellement payé par les consommateurs reste très élevé - bien plus que dans l'Hexagone. Surtout, un tel mécanisme, qui s'apparente à une subvention massive au gaz fossile, risque d'augmenter le recours à cet hydrocarbure dans la production d'électricité. Aggravant par là même le choc d'offre, donc la crise, et freinant la nécessaire transition énergétique.
Subvention aux centrales à gaz
Pour le comprendre, il faut s'intéresser à la manière dont l'Espagne et le Portugal plafonnent le MWh. De fait, avec la ruée mondiale sur le gaz, ce dernier se vend forcément à un prix très élevé, et ni Madrid ni Lisbonne ne peuvent y faire grand-chose. Le dispositif ne consiste donc pas à acheter le gaz moins cher à ceux qui en produisent, mais à dédommager a posteriori les opérateurs de centrales thermiques à Cycle Combiné Gaz (CCG), qui s'approvisionnent elles-mêmes en gaz et génèrent du courant à partir de cet hydrocarbure. En d'autres termes, l'Etat subventionne le gaz afin d'abaisser à 40 euros le MWh le coût du combustible pour les CCG.
« Si le gaz importé en Espagne coûte 300 euros le MWh, l'Etat paie la différence entre 300 et 40 », explique Jacques Percebois, économiste et spécialiste de l'énergie.
Le principe : que ces opérateurs puissent vendre moins cher les électrons issus de cette opération. Surtout, étant donné que le prix du MWh sur les marchés de gros s'ajuste aux coûts marginaux de ces centrales à gaz, qui sont les dernières appelées sur le réseau, la subvention qu'elles perçoivent de la part de l'Etat leur permet de réduire ces coûts, et donc de limiter l'envolée généralisée des prix.
Une taxe de 150 euros par MWh payée par les consommateurs
Seulement voilà : ce mécanisme de « tope del gas » doit bien être financé par quelqu'un. « En Espagne et au Portugal, ce sont les consommateurs qui le paient via une taxe, aussi bien les particuliers que les professionnels », souligne Jaime Arbona, directeur de l'entreprise Selectra Espagne, spécialisée dans la comparaison d'offres d'énergie. Or, ce prélèvement s'élève à 15 centimes environ du kilowattheure (kWh), soit 150 euros le MWh ! Si bien que les factures ont « énormément augmenté », selon Jaime Arbona. En effet, il faut distinguer les prix sur le marché de gros, sur lequel opèrent les fournisseurs et certains grands consommateurs industriels, et celui sur le marché de détail, qui regroupe plus généralement le marché des consommateurs finaux.
« Tout le monde voit sa facture exploser, c'est assez catastrophique. Si le MWh s'élève à 250 euros sur le marché de gros [soit environ 5 fois plus qu'en septembre 2020, ndlr], chacun va payer environ 25 centimes d'euros le kWh, auquel il faut donc ajouter 15 centimes de taxes pour subventionner les centrales à gaz. Il y a déjà des entreprises qui ferment des chaînes d'activité, car elles ne peuvent pas l'assumer », précise le courtier.
Pour les ménages, la situation s'avère d'autant plus critique que le tarif réglementé de vente d'électricité (TRVe) encadré par les pouvoirs publics espagnols se trouve en réalité largement indexé aux prix du marché, et varie toutes les heures. Or, dans l'Hexagone, ce TRV ne se voit modifié que tous les six mois en général. Surtout, en France, ses clients subiront une hausse des factures de 4% seulement en 2022 et 15% en 2023 grâce au bouclier tarifaire déployé par le gouvernement. « Contrairement à l'Espagne, les particuliers ne se rendent presque pas compte de l'augmentation des prix de l'électricité. Ici, tout le monde scrute le marché chaque jour car celui-ci a une incidence directe sur les tarifs. On ne parle plus que de ça ! », note Jaime Arbona.
Selon les calculs de Selectra, la facture moyenne d'un ménage espagnol ayant souscrit au tarif réglementé de l'électricité est ainsi passé de 674,32 € en 2020 à 972,16 € en 2021, puis 1.397,32 € en 2022.
139 GWh supplémentaires de gaz appelés chaque jour en Espagne
Ce n'est pas tout : le mécanisme pourrait même finir par aggraver un peu plus la crise, estime Thomas Pellerin-Carlin, directeur du programme européen à l'Institut de l'économie pour le climat (I4CE). « En modérant la hausse du prix du gaz pour les centrales qui en utilisent afin de produire de l'électricité, on risque d'inciter à consommer toujours plus de gaz pour générer du courant, et donc d'exacerber les risques de pénurie », fait valoir le chercheur. Autrement dit, en masquant le choc d'offre à l'origine de la flambée des prix, le mécanisme menace de l'accentuer. « Si les prix de gros sont élevés, ce n'est pas à cause de la formule de marché, mais de la pénurie et la dépendance aux fossiles », ajoute Nicolas Goldberg, expert énergie chez Colombus Consulting.
Surtout, à plus long terme, un tel dispositif pourrait freiner la transition vers des sources d'énergie moins émissives de gaz à effet de serre. Le « tope del gas » a déjà « permis de ralentir la transition énergétique », a d'ailleurs récemment relevé le quotidien espagnol Del Mundo. De fait, selon une étude publiée il y a quelques jours par le centre d'étude espagnol EsadeEcPol, à force d'incitations « l'introduction du plafond aurait pu entraîner une hausse de l'utilisation des centrales à cycle combiné » dans le pays. Concrètement, l'effet serait de 139.000 MWh supplémentaire par jour pour l'ensemble de la période.
Côté français cependant, ces effets pervers ne freinent pas les ambitions. « Je sais qu'il y a des réticences, mais nous y avons travaillé techniquement pour qu'il [le mécanisme] évite une surconsommation de gaz », assurait vendredi dernier la ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher. Reste à voir quelle forme celui-ci pourrait prendre à l'échelle européenne, qui financerait la subvention des centrales à gaz, et si sa généralisation signerait la fin du bouclier tarifaire.
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