C'est une déclaration plutôt passée inaperçue qui aurait dû selon toute vraisemblance faire du bruit. Une petite phrase d'un dirigeant d'une jeune pousse devenue un poids lourd de la tech mondiale. Un témoignage de plus que l'économie numérique prend une place croissante dans le quotidien.
« Amazon est le leader du commerce électronique. Nous pensons pouvoir être le leader du commerce local », a en effet déclaré Dara Khosrowshahi, le PDG d'Uber à L'Express le 25 janvier. « Nous avons maintenant une société de livraison plus grande que le transport », a-t-il poursuivi.
Dix ans après sa création, la plateforme américaine ne se contente plus de concurrencer les chauffeurs de taxis, elle s'affirme comme un géant de l'apport de repas à domicile. « Un énorme business et même une grosse partie de [son] activité en France » a ajouté le patron.
Preuve en est s'il en faut : UberEats se déclare être en relation avec près de 40.000 restaurants et en association avec Carrefour, Casino et d'autres acteurs locaux, estimant que « c'est la technologie qui va permettre au commerce local de dépasser Amazon ».
« L'inquiétude des restaurateurs est réelle »
« Les conséquences de l'apparition des nouvelles formes de consommation que sont les magasins et les cuisines fantômes qui combinent digitalisation et livraison à domicile sont encore mal connues, mais s'agissant des cuisines, l'inquiétude des restaurateurs est réelle », relèvent, au contraire, les députés Emmanuel Maquet et Sandra Marsaud, président (LR) et rapporteure (LREM) d'une mission d'information sur le rôle et l'avenir des commerces de proximité dans l'animation et l'aménagement des territoires.
Néanmoins, la prise de position d'Uber n'est guère surprenante au lendemain de l'annonce du français Frichti et de l'allemand Gorillas de se rapprocher. Ces jeunes pousses du quick commerce qui s'appellent aussi Cajoo ou Getir font la promesse de livrer des courses et des repas en moins d'un quart d'heure.
Leur force : savoir reconvertir des anciens locaux commerciaux en entrepôts de stockage - « dark stores » - ou en cuisines centrales - « dark kitchens ». Leur faiblesse : faire l'unanimité contre elles dans les municipalités écologistes et socialistes, de Paris à Lyon en passant par Rouen. Les élus locaux les accusent de dévitaliser les quartiers où elles sont implantées et de bousculer leur aménagement du fait de leur activité de distribution urbaine.
« Croire qu'on va pouvoir limiter l'action d'Amazon en interdisant les entrepôts et les ''dark stores'', c'est une vision du passé. En revanche, oui, il faut des règles pour ne pas perturber les voisins et cela est valable pour UberEats comme pour Deliveroo », tempère Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD, 50 adhérents, 19.170 points de vente dont 7.467 magasins de proximité.
Le e-commerce ne représente que 5 à 7,5% de la logistique du dernier km...
Son confrère représentant les foncières commerciales est moins nuancé que lui. Après les marchands à charrettes, les foires du Moyen-Age, les premières boutiques de la Renaissance et la distribution spécialisée, « j'ai l'impression que nous sommes revenus à des modèles de l'Antiquité », assène Vincent Ravat, directeur général de Mercialys (foncière cotée au SBF 120 de 822.000 m², dont 15% centres locaux de proximité) par ailleurs vice-président du Centre national des centres commerciaux (400 adhérents, 525.000 emplois).
« Alors que nous connaissons un mouvement continu d'incitation des clients à venir en magasin pour rationaliser et réduire les coûts logistiques et les prix, certains semblent trouver pertinent de faire machine arrière», juge-t-il.
« Et ce en accroissant l'empreinte environnementale de flux logistiques démultipliés par les livraisons à chaque client individuel dans des logiques de vente à perte par abonnement clairement non pérennes, tout cela étant - abusivement - présenté comme gratuit pour le consommateur », grince encore Vincent Ravat.
Le e-commerce ne représente pourtant que 5 à 7,5% de la logistique du dernier kilomètre, contre 40 à 42,5% pour le reste du commerce et 50% pour l'industrie (chantiers, déchets, cantines...), rappelle Constance Marechal Dereu, directeur général de France Logistique, l'association qui rassemble les fédérations et les entreprises du secteur, transport et immobilier confondus. « Cela reste faible, mais c'est celle qui a le plus bougé ces dernières années », ajoute-t-elle.
« Le dernier maillon de la chaîne est en effet tout sauf uniforme avec des acteurs spécialisés et diversifiés (stockage et livraisons) », embraye Constance Marechal Dereu. « Le Covid a pu faire prendre conscience de ce sujet, mais la question du foncier et des conditions pour stocker, dispatcher et livrer/distribuer s'est toujours posée », dit-elle encore.
... mais la question s'invite désormais à l'agenda politique local
Reste que la question s'invite désormais à l'agenda politique local. L'association d'élus Intercommunalités de France et le groupe La Poste viennent de publier un guide pratique intitulé « Comment produire une logistique urbaine plus vertueuse, à faibles émissions, en combinant l'action des pouvoirs publics à celle des opérateurs ? ».
Les deux présidents Sébastien Martin et Philippe Wahl déclarent vouloir « agir ensemble pour une logistique urbaine vertueuse et performante » et appellent à « consolider » la compétence des collectivités en matière de transport de marchandises. « Il est de notre responsabilité de développer la connaissance et de professionnaliser les approches afin que les politiques publiques se déploient de la manière la plus efficace possible », écrivent-ils.
« Nous pourrions imaginer que la collectivité crée le centre de livraison, que le fournisseur apporte sa cargaison et qu'une filiale de La Poste achemine les fournitures jusqu'au lieu final avec des clauses environnementales », précise-t-on du côté d'Intercommunalités de France.
« Nous aménageons des plateformes logistiques aux limites de nos villes de manière à ce que les livraisons y soient concentrées et ce afin que ce soient des véhicules électriques qui fassent le trajet final », avance, du côté de France Urbaine, son premier vice-président Jean-Luc Moudenc, maire (LR) de Toulouse et président de Toulouse Métropole.
Demain, une livraison par robots ou par drones ?
Les deux associations d'élus ne croient pas si bien dire. Dans le contexte des zones à faibles émissions (ZFE), qui limitent la circulation des véhicules les plus polluants dans les métropoles, La Poste et la Banque des territoires viennent de créer une coentreprise de location longue durée de véhicules électriques professionnels baptisée Movivolt. « Nous avons l'ambition d'en proposer 10.000 moyennant jusqu'à 300 millions d'euros d'investissements », confie Olivier Sichel, directeur de la Banque des territoires.
Lieux de centralité par excellence, les gares commencent également à se pencher sur la question. « Nous avons déjà regardé un projet de logistique urbaine mais en réalité, nous n'en sommes qu'au début de l'histoire », estime Raphael Poli, le nouveau directeur général de Retail & Connexions, la foncière commerciale de la SNCF.
Demain, la livraison du dernier kilomètre se fera peut-être par robots automatisés, comme c'est déjà le cas à l'étranger, ou même par drones dans les zones rurales, telle que la pratiquent les Etats-Unis ou la Chine. Toujours est-il que le sujet devrait s'inviter dès février à la restitution des « Assises du commerce » tant il mobilise l'ensemble des décideurs, politiques, publics et privés, qui participent à la fabrique de la ville.
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